Retour à la case prison pour L'Étranger de Camus

Journée peu ordinaire à la prison de Nivelles.
Le Théâtre de la Chute vient y jouer L’Étranger
d'après Albert Camus.
Un moment inoubliable pour les détenus et les comédiens.

Photo de la Prison de Nivelles Photo de la Prison de Nivelles

Des portes azur, comme la couleur du ciel en ce dernier dimanche de septembre, lourdes comme le poids de l'enfermement. Un téléphone portable laissé à l'entrée, des formalités d'une demi-heure avant de passer aux rayons X pour un voyage qui ne sera pas d'agrément. Mais qui vaudra le détour.
Florence Watteyne, de L’ASBL La Touline, service d’aide aux justiciables du Brabant wallon, nous mène à la salle des visites.

En col cravate, bien peigné, Benoît Verhaert, méconnaissable avec cet air sérieux, Samuel Seynave, un Meursault détaché comme il se doit, et Lormelle Merdrignac, fraîche Marie, attendent leur public.

Il est 16h20. L'équipe est arrivée en début d'après-midi, le temps d'introduire tout le matériel dans la prison de Nivelles, sise en contrebas de la gare et de ces trains vers un ailleurs que les détenus n'emprunteront pas de sitôt. Le spectacle va commencer dans dix minutes. Le gardien interroge les comédiens. Sont-ils prêts?

Les prisonniers arriveront d'ici quelques instants, par la porte de gauche.
Les artistes se retirent dans les coulisses improvisées pour la circonstance. La salle des visites, traditionnellement équipée d'une vingtaine de tables carrées, s'est vue transformée en salle de théâtre. Pas de gradins, mais quelques rangées de chaises, des fenêtres occultées à l'aide de papier kraft et de scotch, des éclairages plus tamisés que les habituels néons, une table basse...
Le décor, frontal et minimaliste, est planté.

L'arrivée des prisonniers

Intérieur prison de Nivelles Intérieur prison de Nivelles

Crédit photo : Olivier Michiels

Crédit photo : Olivier Michiels

Polo bleu ciel, pantalon gris souris, les prisonniers, de toutes nationalités, de tous âges, du plus imberbe au plus grisonnant, entrent dans la salle et, les yeux dans les yeux, serrent la main des quelques personnes déjà assises, comme les représentants de La Touline, grâce à qui le désir du Théâtre de la Chute, jouer L’Étranger d'après Albert Camus en prison, a pu se concrétiser. À Ittre dernièrement. À Nivelles, récemment. Attendent également le début de la représentation avec une curiosité teintée d'appréhension, un aumônier, un gardien, la directrice de l'établissement...:

Brève introduction

Benoit Verhaert, Stéphane Pirard et Lormelle Merdrignac au Palais de justice de Bruxelles Benoit Verhaert, Stéphane Pirard et Lormelle Merdrignac au Palais de justice de Bruxelles

Crédit photo : Olivier Sébasoni

Crédit photo : Olivier Sébasoni

Jouer L’Étranger derrière les barreaux, raconter le procès du héros, Meursault, sa mise sous verrous et sa condamnation à mort devant des hommes privés de liberté relève du défi.
Porteur du projet autour de ce spectacle, joué déjà plus de 150 fois, entre autres à Paris, Benoît Verhaert, très investi, introduit la pièce auprès du public.
«Nous allons jouer L’Étranger de Camus. C'est une pièce philosophique. Mais ne vous inquiétez pas, tous les hommes sont philosophes à partir du moment où ils savent qu'ils vont mourir. Camus ne donne pas de réponse, mais pose des questions. La pièce se passe en 1942, en Algérie. Camus était pied noir. Sa fable pose des questions sur la vie de tous. Meursault se retrouve en prison car il a tué mais c'est surtout parce que c'est un personnage spécial, étranger. Il tue un Arabe, mais ce n'est pas un crime raciste. On ne le condamne pas pour cela, d'autant qu'à l'époque des colons, qu'un Français tue un Arabe était considéré comme beaucoup moins grave que l'inverse. Le spectacle dure une heure quinze et nous en débattrons ensuite ensemble.»

«Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.»

Le télégramme que reçoit Meursault suite à la mort de sa mère, et son étrange commentaire, l'un des plus célèbres incipit de la langue française annonce la couleur. La représentation vient de commencer. Trempé, après s'être renversé un verre d'eau sur la tête, dans sa chemise blanche froissée, serein et distant, Meursault donne le ton.
Dans la salle des visites, l'écoute est palpable. Et le sera durant tout le spectacle.
Benoît Verhaert interprète tour à tour le directeur d'asile, l'ami Raymond, le voisin, le juge ou l’aumônier. Il donne de sa personne et de la voix.
La salle résonne, l'acoustique est loin d'être idéale, un gardien doit parfois quitter les lieux, le plus discrètement possible, qu'il soit appelé pour l'une ou l'autre raison ou qu'il ait terminé son service,mais ces légers inconvénients ne freinent pas les mots qui percolent d'un bout à l'autre de la pièce. Un léger mouvement et quelques rires sous cape rompent le silence lorsque la belle Marie, avec ses yeux bleus, ses longs cheveux noirs, sa poitrine généreuse, se blottit dans les bras de Meursault, l'embrasse ou roule à terre avec lui.
Juste un petit mouvement... Quelques bavardages aussi. Des chuchotements, des commentaires, sans doute, de ce qui vient de se passer sur scène. Les cous se tendent, pour ne rien perdre d'une scène qui se déplace, côté cour ou jardin. Au moment du meurtre, l'attention est à son comble. Au fond de la salle, assis sur un promontoire, le gardien ne perd pas une miette du spectacle tout en gardant l’œil rivé sur les détenus.
De l'autre côté de la vitre, d'autres collègues suivent les événements. Même les distributeurs de boissons et de friandises, au fond de la salle, semblent avoir respecté les consignes .
«J'ai entendu le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux», déclare Meursault
Le procès commence. «Il y a beaucoup de monde. Des journaux. C'est la saison creuse. Ils n'ont rien à se mettre sous la dent», dit l'avocat en regardant les prisonniers spectateurs.
Silence total pour la scène finale avant une salve d'applaudissements.
Ils n'étaient que 26 à avoir répondu à l'invitation. Certains, punis, n'ont pu venir. Ils n'étaient donc plus que 20 sur 250 détenus mais leur présence et leur écoute étaient d'une réelle qualité.

Moment inoubliable

Jamais les comédiens n'oublieront ce moment dans leur vie d'artiste. Avant d'entamer le débat, ils remercient leur public d'être là. «Pourquoi avons-nous proposé ce débat? Parce que le théâtre est le lieu du dialogue, le début de quelque chose. On ne peut pas balancer à des spectateurs des idées à sens unique», déclare Benoît Verhaert, dont le Théâtre de la Chute organise aussi de nombreuses rencontres avec des adolescents.

La parole est à la salle. Les détenus sont considérés comme de vrais citoyens, on s'intéresse à leur âme, à leur humanité. Les questions fusent. A propos, par exemple, du réquisitoire de l'avocat, du meurtre.

«Il a tué parce qu'il avait peur de la différence. »

Ou encore, «L’Étranger, c'est l'histoire d'un homme condamné parce qu'il n'a pas pleuré à l'enterrement de sa mère. Tout, dans sa tête, semble avoir la même importance.»
Les allées et venues du gardien entre Meursault et Marie lors des visites sont ressenties comme très oppressantes.
«Il n'y avait pas de VHS» [NdlR : visites hors surveillance pour respecter l’intimité des couples] plaisante l'un des détenus, suscitant des rires dans la salle.
Une voix s'élève à l'arrière: «La justice n'est qu'une question de perception.»
La politique française en Algérie sera aussi évoquée, ainsi que la dictature, la religion, ou le rapport à la mort. «C'est parce qu'il est condamné qu'il commence à faire le point. Il s'éveille à la vie in extremis. C'est la privation de liberté qui lui fait prendre conscience de son acte.»

Félicitations des détenus aux comédiens :
« Vous avez bien donné, bravo !»

Remerciements: «Merci de penser à nous qui sommes en prison. Revenez nous voir plus souvent» déclare l'un des spectateurs. D'autres nous confient être venus pour se divertir, changer leur quotidien, oublier la morosité.

La rencontre s'achève par un beau moment de fraternité.Les prisonniers ont tous posé autour des comédiens pour une photo de famille.

Crédit photo : Olivier Michiels

Crédit photo : Olivier Michiels

Du sens au métier de comédiens

Les artistes sont unanimes.L'expérience qu'ils viennent de mener dans les prisons d'Ittre et de Nivelles donnent du sens à leur métier.
«J'étais très impressionnée à l'idée de jouer en prison», nous dit Lormelle Merdrignac... «D'autant qu'il s'agit de L’Étranger qui parle de liberté individuelle et on se retrouve en prison où les gens n'ont pas suivi les règles du jeu. Le sujet les concerne donc au premier plan. J'ai trouvé nos échanges très forts, pleins d'humanité. Cela donne vraiment du sens à mon métier. Pour moi, la pièce est un point de départ au dialogue. J'ai ressenti une très belle écoute et la discussion a été pointue, philosophique, politique.
J'ai l'impression que les détenus n'avaient pas envie que l'échange cesse et lorsqu'ils sont venus nous saluer, ils ont continué à nous parler.
»

À l'origine de cette initiative, Benoît Verhaert a trouvé lui aussi cette expérience très forte.
«Bien sûr, on joue dans des conditions plus difficiles.Tout à coup,des gardiens se lèvent et sont appelés. Il est impressionnant de jouer devant des détenus privés de liberté. Les circonstances font que nous devons redoubler de concentration. Ce qui est difficile, c'est aussi de canaliser le débat. On ne peut pas uniquement parler de politique ou de la guerre d'Algérie. Je dois veiller à ce que tout le monde puisse s'exprimer.»

L'avis de la directrice

«Les détenus ne sont pas habitués à la culture mais, vu la teneur des débats, il me semble que ceux qui étaient présents cet après-midi étaient assez scolarisés. la pièce était compliquée pour la majorité d'entre eux mais j'ai été surprise par les échanges qu'ils ont eus. Nous avons déjà assisté ici à une représentation de Lettres à Nour (NdlR: remarquable et très émouvant spectacle de l'islamologue et philosophe Rachid Benzine sur le terrorisme) et j'étais déjà positivement étonnée. Les retours sont très bons. J'ai donc envie de réitérer l'expérience, en alternant parfois avec des spectacles plus légers.
Il s'agit d'échanges importants même si les prisonniers ont tardé à s'inscrire. La Touline a d'abord collé des affiches dans la prison, mais cela restait trop général comme mode de communication. Nous avons donc privilégié le "toutes boîtes" en distribuant des flyers dans chaque cellule. Ces invitations individuelles se sont avérées plus efficaces
.» nous dit la directrice pour qui l'organisation de ce genre d'événement ne s'avère pas si compliqué. Même les gardiens y mettent du leur et profitent de cette incursion culturelle dans la morosité du quotidien.

Note: À Avignon, le metteur en scène et directeur du Festival, Olivier Py travaille en atelier avec des prisonniers de la maison d'arrêt du Pontet. Suite à ces ateliers, les prisonniers ont joué au Festival, dans le In, Hamlet, en 2017, et Antigone en 2018

Infos: letheatredelachute@gmail.com ou 0473 55 40 86
contact@latouline.be ou 067 22 03 08