Pour plaire à l'Europe, "le Niger a interné ses propres citoyens"

Ce reportage a été réalisé en partenariat avec Caritas International Belgique et financé par le projet européen Mind, pour la sensibilisation et l’éducation au développement. L’indépendance rédactionnelle est garantie.

Ce reportage a été réalisé en partenariat avec Caritas International Belgique et financé par le projet européen Mind, pour la sensibilisation et l’éducation au développement. L’indépendance rédactionnelle est garantie.

Les rues de Dakoro, une ville du sud du Niger à la croisée de différents grands axes, grouillent d’agitation. Véhicules surchargés, troupeaux de chèvres, d’ânes et de vaches, étalages de fruits, crédits pour téléphones, bidons d’eau, cigarettes… Vendredi, c’est jour de marché.

Les pâtes alimentaires, les huiles, le savon, la farine de blé viennent d’Algérie. Les nattes, le plastique, le carburant, les médicaments, les armes et la drogue remontent du Nigéria. Cette ville est aussi un point de rendez-vous pour des centaines de migrants.

À quelques kilomètres de là, en pleine brousse, quelques pick-up surchargés de personnes se frayent un chemin entre les hautes herbes et le sable. C’est le chemin de ceux qui ont des choses à cacher, de ceux qui ne souhaitent pas être repérés. La route de Dakoro, nous glisse-t-on, a gagné en popularité ces derniers temps, en raison de la surveillance accrue des autres axes routiers.

Le Niger a toujours été un pays de transit. © Sarah Freres

Le Niger a toujours été un pays de transit. © Sarah Freres

Un verrou stratégique

Coincé entre le Maghreb, les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, le Niger est à la fois un pays d’origine, de transit, de retour pour les migrants et de destination pour les réfugiés fuyant les pays limitrophes. Il a deux surnoms, au choix : “centre de transit à ciel ouvert” et “frontière sud de l’Europe”.

Depuis 2015 et le sommet de La Valette, il est devenu le chouchou des politiques européennes. Relativement stable par rapport à ses voisins, le pays constitue en effet un verrou stratégique au Sahel. Primo, en raison des enjeux migratoires, vu son statut de plaque tournante. Secundo, en raison des enjeux sécuritaires dans la région.

“Le Niger est un pays intéressant pour beaucoup  : les Chinois, l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, les Russes, la Turquie. Le Niger est un bon partenaire. Pour le pays, c’est positif mais il a du mal à coordonner tous ces acteurs et gérer l’argent investi”, explique Frank Van Der Mueren, chef de mission d’Eucap Sahel Niger, une mission civile de l’Union européenne pour soutenir le Niger dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée.

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Ce partenaire clé, par ailleurs l’un des pays les plus pauvres de la planète, est aujourd’hui confronté à une situation qui le dépasse largement. Tous les ingrédients sont réunis : insécurité alimentaire, dérèglements climatiques, conflits proches entraînant des déplacements de population… De surcroît, le terrorisme traverse ses frontières, avec l’État islamique depuis le Mali, Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Burkina Faso et Boko Haram au Nigéria. En 2019, 400 000 personnes ont été forcées de quitter leur domicile. En 2019, 400 000 personnes ont été forcées de quitter leur domicile. Plus d’une personne sur dix a besoin d’assistance humanitaire.

Entraves à la liberté de circulation

En 2015, le gouvernement nigérien a adopté une loi relative au trafic illicite de migrants, dite loi 36, qui prévoit des sanctions contre les trafiquants d’êtres humains et vise à protéger leurs victimes. À en croire les témoignages de plusieurs nationaux et d’experts, son entrée en vigueur a fait plus de mal que de bien. Pis, cette loi est liberticide et nuit à la libre circulation des personnes dans l’espace de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En 1975, lors de la création de cet espace qui regroupe 15 pays, la levée des entraves à la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, au droit de résidence et d’établissement étaient pourtant des éléments essentiels.

“L’Union européenne a tordu le cou du Niger pour qu’il adopte cette loi 36, qui est en contradiction avec celles de la CEDEAO. Tout citoyen de la CEDEAO a le droit d’y circuler, pendant une période de 90 jours, sans être inquiété. Mais maintenant, si tu ressembles à un migrant nigérian par exemple, et que tu voyages au nord d’Agadez, tu es refoulé dans ton pays. C’est un mécanisme qui a été créé pour bloquer les migrants que craint l’Europe”, affirme Souley Kabirou, professeur à l’université de Zinder.

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Des villages en brousse jusque dans les centres urbains, des Nigériens affirment que les arrestations se sont intensifiées depuis l’adoption de la loi 36. Selon une rumeur persistante, qui renforce l’hypothèse d’un État prêt à beaucoup pour bloquer la migration vers le nord, des policiers touchent des primes par migrant arrêté. “Personne ne vous le confirmera mais, oui, des policiers me l’ont déjà dit”, indique l’universitaire. Voyager au nord de la ville d’Agadez est désormais suspect, y compris pour les nationaux.

Des associations locales se battent pour défendre la liberté de circulation. © Sarah Freres

Des associations locales se battent pour défendre la liberté de circulation. © Sarah Freres

“Le Niger a interné ses propres citoyens, abonde Tcherno Hamadou Boulama, directeur des programmes de l’association Alternative Espaces Citoyens. Un dispositif policier et militaire a été mis en place pour couper les routes. Parallèlement, l’arsenal législatif a été durci pour coller aux préoccupations et à l’agenda européen sur la migration. Tout cela a fait progresser le Niger sur le plan international. Il est présent à tous les grands sommets sur la migration, va entrer au Conseil de sécurité de l’Onu, a pris la tête de la CEDEAO… Mais ce qu’on constate sur le terrain, c’est que les libertés fondamentales ont été rognées et que dans les secteurs vitaux, comme l’accès à l’éducation, à l’eau potable ou la santé, il n’y a rien.”

Miser sur la migration régulière régionale

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), perçue au sein de la société civile comme l’exécutant des volontés européennes, dit “ne pas être au courant” de ces effets collatéraux pour les Nigériens. Seuls les ressortissants de pays tiers seraient concernés. “L’idée, c’est d’éviter que des gens ne meurent dans le désert et d’empêcher la migration irrégulière. Nous voyons beaucoup moins de personnes échouées dans le désert. Il est possible que nous ne les voyons pas puisqu’ils contournent désormais les routes connues. Mais de manière générale, nous estimons que le nombre de personnes de pays tiers (en transit, NldR) a diminué, en partie parce qu’elles sont stoppées après Agadez. Notre boulot, c’est de leur donner la meilleure information possible pour qu’elles puissent faire leur choix. Nous ne promouvons pas le retour volontaire, nous les informons des différentes possibilités qu’ils ont”, s’égosille Barbara Rijks, cheffe de mission de l’OIM au Niger, familière des critiques envers les politiques européennes…

Pour Barbara Rijks, il faut avant tout prévenir les migrants du danger qu'ils encourent en effectuant leur voyage. © Arne Gillis

Pour Barbara Rijks, il faut avant tout prévenir les migrants du danger qu'ils encourent en effectuant leur voyage. © Arne Gillis

…Qu’elle estime trop faciles, même s’il est acquis que lesdites politiques n’ont pas rendu les frontières imperméables et ont entraîné l’apparition de nouvelles routes. “Nous sommes en plein maelström. Bien sûr, l’Union européenne a des impératifs politiques. Mais il faut regarder l’ensemble du tableau. Le Niger évolue dans un environnement complexe avec une pression venant de pays vulnérables qui continuent de produire des migrants. La mauvaise gouvernance, la corruption, le manque d’opportunités pour gagner sa vie… C’est ce qui pousse les gens à fuir. Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est l’échec du développement. Notre boulot, c’est d’aider le gouvernement du Niger dans la gestion de la migration, notamment en promouvant la migration régulière. C’est pourquoi nous travaillons avec le gouvernement libyen pour mettre en place des accords bilatéraux afin de faciliter les flux migratoires et nous tentons de faire la même chose avec l’Algérie. La migration dure depuis des décennies ici et beaucoup de personnes ne souhaitent pas se rendre en Europe”, détaille-t-elle.

La realpolitik s'en mêle

Si l’OIM assure qu’elle reste indépendante, certains éléments vont bien au-delà de la simple information sur le retour volontaire. Par exemple, elle est impliquée dans la gestion matérielle des frontières terrestres pour “soutenir le gouvernement du Niger en terme d’assistance technique, d’équipements, de logiciels, de formations” et organise, depuis la mi-octobre et grâce au soutien financier de l’Italie et du Royaume-Uni, des “vols humanitaires” depuis Tamanrasset (Algérie) pour les Nigériens. “Ce qu’on fait ici, c’est de la realpolitik”, confie un haut fonctionnaire européen, niant toutefois toute entrave à la liberté de circulation.

Pour Tcherno Hamadou Boulama, le discours des Européens et des organisations internationales se focalise trop sur les dangers qu’encourent les migrants lors de leur voyage. Pourtant, les risques sont bien connus. Et n’empêcheront pas les départs, alors même que l’Union européenne prétend vouloir s’attaquer aux “causes profondes de la migration”.

Les contrôles ont été renforcés au nord de la ville d'Agadez, une des dernières avant le désert du Sahara. © Sarah Freres

Les contrôles ont été renforcés au nord de la ville d'Agadez, une des dernières avant le désert du Sahara. © Sarah Freres

“Chacun veut avoir une vie digne. Avoir une famille, des enfants et pouvoir assurer leur bien-être. C’est quelque chose qui ne se discute pas, peu importe le continent où l’on est né. C’est un rêve, c’est humain, s’élance-t-il, un poster dénonçant l’externalisation des frontières en main. Les gens se disent qu’il vaut mieux essayer quelque chose, que peut-être ils auront de la chance. D’autant qu’il y a de petites success stories qui galvanisent les gens, surtout dans des pays où on a l’impression qu’il n’y a pas d’avancées, que plus le temps passe et plus les perspectives s’assombrissent. Moi, je pense que les migrations sont à venir pour un pays comme le Niger, où la crise climatique est palpable. Dans les régions pastorales, les gens n’ont plus de bétail, plus rien. Qu’est-ce qui peut les empêcher de bouger ? L’Europe et le Niger veulent empêcher les départs, mais comment ? La politique actuelle n’est pas une solution.

"Je ne sais pas où aller"

À Niamey, la capitale nigérienne, seuls ceux qui retournent vers le sud sont pris en charge. Dépourvus de tous droits et de soutien institutionnel, les migrants en transit, qu’ils soient en partance ou revenus sur leurs pas, ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Épuisés et paumés, ils se retrouvent en grappes devant les centres de l'OIM, à la gare routière ou dans des parcs.

“Nous ne sommes pas une agence de voyages”, avance le père Mauro, un pur anarchiste et anticapitaliste. Anthropologue de formation, cet ancien ouvrier et syndicaliste italien gère un minuscule centre où les migrants peuvent trouver de quoi assurer leurs besoins les plus urgents, obtenir quelques contacts avec les diasporas et, surtout, trouver des oreilles pour les écouter. “On tente de redonner de la dignité à ceux qui l’ont perdue, aux frustrés, aux désabusés, aux déçus. Psychologiquement, personnellement et spirituellement, ce sont les plus vulnérables. Mais nous ne les considérons pas comme des victimes. Comme toute personne sur cette terre, ils sont libres de rester, libres de partir. C’est ce que dit l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme. Eux ont fait des choix. Et même s’ils ne peuvent être tenus pour responsables de certaines choses qui leur arrivent, nous, on cherche à dédramatiser. On ne veut pas fabriquer des assistés, comme la plupart des ONG.”

Dans son minuscule centre, une vingtaine de ces désabusés poireautent sur des bancs d’école. Ils attendent, sans savoir de quoi demain sera fait, de se décider. Partir, rester, aller ailleurs. “Je ne sais pas où aller, où dormir. Je ne sais pas si je veux retourner au Libéria. Mais je ne pense pas vouloir retenter ma chance non plus. Pas après ce que j’ai vécu.” Kelvin Jones, la quarantaine, est arrivé le matin-même au centre du père Mauro après avoir fui la Libye. Son périple a duré un peu plus de trois ans. Les épaules fermées et le regard accroché au bic qui court sur le bloc-notes, il le raconte en montrant les stigmates sur ses chevilles abîmées par les chaînes de la prison où il a croupi pendant un an et demi. Nombre de ses compagnons de cellule y sont morts. Certains étaient devenus des amis. “On ne nous disait jamais rien sur un départ vers l’Europe. Au début, je demandais chaque fois que quelqu’un entrait, mais j’ai fini par arrêter. Un jour, quelqu’un m’a acheté et je suis sorti de prison.”

Comme pour ses camarades d’infortune, le viol a fait partie du péage. Ces nombreux abus l’ont laissé mutilé à vie. Chaque passage aux toilettes est un calvaire. Lorsqu’il sort de sa poche deux petits sacs en plastique, l’un contenant des anti-inflammatoires, l’autre des anti-douleurs, des larmes roulent sur ses joues. “Ça me soulagera peut-être pendant dix minutes. J’ai mal partout, tout le temps”, dit-il en touchant sa tête, son dos, ses chevilles. Il y a quelques semaines, Kelvin Jones a quitté son “propriétaire”, un homme pour lequel il a travaillé pendant un an et demi et qui ne ménageait pas ses coups. “Une nuit, avec une femme et un autre homme, on s’est fait la malle. On a marché sans s’arrêter pendant un jour et une nuit avant de croiser une voiture qui nous a emmenés jusqu'à Niamey. La femme est restée dans le désert, elle y est morte.”