Plongée nocturne
sur le chantier du RER

"C'est une vraie machine de guerre
qui doit se mettre en place pour le terminer"

© Sarah Freres

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Les marches pour le climat ont remis le ferroviaire et la place qu’il occupe dans notre société sur le devant de la scène. La plupart des partis politiques veulent améliorer la desserte dans et vers Bruxelles et refinancer les chemins de fer, dont la dotation a été rabotée de trois milliards d'euros sous cette législature. Dans le même temps, un autre milliard, qualifié de vertueux, a été dégagé pour les dix prochaines années pour financer la finalisation du Réseau Express Régional (RER) et les priorités régionales.

Pour mémoire, le projet de RER débute dans les années 90. En trente ans, les chemins de fer auront dû composer avec les réductions puis les augmentations de personnel, la réforme des structures de la SNCB en 2005, le manque d’argent dans les caisses du Fonds RER, l’inactivité du chantier (il fallait tout de même entretenir l’infrastructure), la clé de répartition 60/40, les délais dépassés des appels d’offres, les permis d’urbanisme cassés… “Vous savez, c’est une vraie machine de guerre qui doit se mettre en place pour qu’on puisse le terminer”, lance Philippe Denayer, chef du projet RER chez Tuc Rail, la filiale d’Infrabel pour l’ingénierie ferroviaire, un casque de chantier vissé sur la tête.

© Sarah Freres

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À quelques centaines de mètres, deux ouvriers agréés disquent des rails en pleine nuit, éclairés par un spot de lumière blanche. Le chantier n’atteindra pas sa pleine capacité avant 2021 dans ce tunnel creusé à Boitsfort, quinze ans plus tôt. La fin des travaux sur ce tronçon, qui s’étire jusque Bakenbos, est prévue pour 2025.

© Sarah Freres

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D’ici là, chaque chose en son temps. Il faut d’abord remplacer le vieux ballast, enlever les deux voies existantes, replacer le sol sous elles, déplacer les voies, placer des loges de signalisation. Viennent ensuite la construction des ouvrages d’art, des quais, des escaliers, d’une plate-forme, des murs anti-bruits. Et enfin, la mise à quatre voies. “En gros, nous devons déplacer des voies pour mettre des quais et vice-versa. Pour l’instant, nous nous préparons pour cette opération, qui demande énormément de coordination. Quand on déplace une voie, il faut aussi déplacer la caténaire et la signalisation. Le tout en un week-end”, décrit Philippe Denayer.

Sur le coup d’une heure du matin, un train bruni par la rouille passe à côté des ouvriers. Il roule vers Groenendael et transporte le vieux ballast, retiré la semaine précédente durant les travaux préparatoires. Pendant un instant, les hommes s’arrêtent. Pour leur sécurité, des feux de signalisation mobiles sont installés pendant la nuit, ainsi que des pétards. Si, d’aventure, un train arrive et dépasse le feu, ceux-ci exploseront pour prévenir les hommes de dégager immédiatement la voie. Ils saluent d’une main le conducteur du train et reprennent leur souffle, les mains calées sur les hanches, avant de se plier en deux pour faire fondre le rail.

Quatre soudures peuvent être réalisées par nuit, sur une distance d’environ 1 200 mètres. Pas question de s’approcher trop près du rail, sauf pour se réchauffer les mains : sa température varie entre 1 800 et 2 400 degrés. “Après 20 minutes de refroidissement, il faut le meuler pour le rendre parfaitement lisse. C’est mesuré au millimètre près, en long et en large. La différence, c’est que le train faisait “tacatac” quand il passait sur cette section. Maintenant, on n’entendra plus rien”, explique Benny, le surveillant du chantier.

Dans son oreillette de James Bond, une voix grésille. La voie est libre, le travail peut reprendre. Sous l’œil attentif du contremaître, un des ouvriers marque au poinçon un des rails. “C’est son numéro de soudure, sa marque de fabrique. Grâce à cette indication, on sait qui a fait le rail, quand, comment, avec quoi, etc. En cas de problème, ça peut servir”, détaille Benny. Il faudra procéder à la finalisation du rail dans 24 heures, une fois qu’il sera à température ambiante.

Pour terminer le RER en Wallonie, le gestionnaire du réseau ferroviaire doit jongler entre l’accroissement de la demande du public pour la mobilité douce et la planification des travaux, parfois sujette aux aléas du direct. Le matin même, le réseau ferroviaire avait été en grande partie paralysé à la suite d'un incendie, déclenché par un sans-abri qui avait allumé un feu à proximité de loges électriques. Contrairement à toute attente, cet incident ne s’est pas répercuté sur le chantier. Un soulagement pour les équipes de nuit, qui ont cru que le repositionnement tardif des trains annuleraient les travaux, sans savoir quand ceux-ci auraient pu reprendre.

Entre ponctualité et avancée des travaux

Depuis la reprise du chantier RER, des trajets en soirée ont dû être supprimés, provoquant ci et là l’ire des branches locales d’associations de navetteurs, d’échevins de la Mobilité ou même de la SNCB. Sans ces coupures, la finalisation du RER prendrait toutefois bien plus de temps. Des compromis ont dû être trouvés pour maintenir au maximum la circulation. Et surtout, surtout, ne pas faire fuir la clientèle ou effrayer les futurs usagers du train. “On doit aller très vite mais chaque chose prend un certain temps, ce qui est parfois difficile à imaginer pour les citoyens. Pour l’instant, nous essayons de limiter les conséquences sur les voyageurs mais à un moment, des coupures de lignes totales seront inévitables pendant les week-ends”, observe Philippe Denayer.

Le RER avance donc, petit à petit, chaque nuit, en quelques heures. Entre 23h30 et 4h30 en semaine, un peu plus le week-end. “Et encore, les mesures de sécurité avant et après prennent pas mal de temps, ce qui réduit notre plage de travail. Aucune remise en service des lignes n’est possible tant que toute la réglementation n’est pas respectée”, avance Benny.

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Sur le chantier de Boitsfort comme ailleurs, on affirme tout mettre en oeuvre pour éviter les retards. Et là, la sécurité joue un rôle important.

En effet, plus les travaux sont imposants, plus les procédures de sécurité sont lourdes à installer et désinstaller. Par exemple, mettre une voie et une caténaire hors-service et installer une prise de terre prend beaucoup plus de temps qu’installer quelques machines pour souder le rail. Quoiqu’il en soit, une remise en retard est à éviter. Et ce n’est pas uniquement pour les beaux yeux des navetteurs. En effet, tout retard impactant le trafic voyageur sera imputé à Infrabel dans les statistiques de ponctualité, sur lesquelles se basent notamment les journalistes pour faire leur bilan.

Cette année, un élément est venu compliquer encore un peu plus la saga du RER. Le Service de Sécurité et d’Interopérabilités des Chemins de Fer (SSICF) a remonté son niveau d’exigence en terme de sécurité.

Résultat : Infrabel ne peut plus travailler à côté d’une voie en service avec de gros engins, ce qui est pénalisant pour la progression des travaux. Des arrangements, principalement avec les opérateurs ferroviaires de marchandises, ont dû être trouvés afin de pouvoir couper deux voies pendant la nuit.

Les ouvriers donnent un dernier coup de poinçon sur un rail. Benny regarde sa montre. Il est presque trois heures du matin. Bientôt, il faudra remballer meuleuses et casques de chantier, vérifier que rien ne traîne entre les traverses et téléphoner au bloc pour s’accorder sur la mise en circulation.

Le tout passe par une procédure baptisée Telegram, que Benny connaît sur le bout des doigts. Depuis 40 ans chez Infrabel, il prendra sa retraite dans 21 mois. Il aimerait toutefois rempiler pour sept ans. Par passion mais aussi parce que, après tant d’années, il formule ce souhait: “Je veux voir la fin du RER”.

© Sarah Freres