Les pionniers namurois, côté Sambre

L'âme du vin wallon (3/6)

La production de vin en Wallonie se développe de manière importante ces dernières années. Des appellations ont vu le jour et chaque année de nouveaux hectares de vignes entrent en production. Des nouveaux domaines apparaissent. Du vigneron amateur qui a démarré avec quelques pieds de vignes au fond de son jardin aux producteurs ambitieux, les vins wallons sont sortis du registre de l’anecdote amusante. Le vin c’est une région, c’est un terroir, en Wallonie comme ailleurs dans le monde. Derrière ces vins wallons, il y a des femmes, des hommes, des équipes, il y a des gens. Ils sont passionnés, c’est un hobby, c’est un métier, certains sont très ambitieux. Qu’est-ce qui les a inspiré, qu’est-ce qui les guide ? Quelle est l’âme du vin wallon ?

Domaine du Ry d'Argent

Bovesse

Bovesse, au sud de Namur, 10 h du matin, la cour de la ferme est calme. Personne à l’horizon. Nous sommes pourtant bien au domaine du Ry d’Argent, dans la rue de la Distillerie. Ça ne s’invente pas. Mais où est donc Jean-François Baele, le vigneron trentenaire à qui appartient cette ancienne ferme laitière qui lui vient de ses parents et qu’il a reconverti en domaine viticole en 2007 ? Un coup de téléphone et il nous ouvre grand la porte de son chai : “Je suis avec des clients, je suis à vous tout de suite”.

" Ma femme et mes deux avocats m’ont recadré. Je dois moins me disperser. Il n’y a pas si longtemps j’ai frôlé le burn-out."

Jean-François Baele

L’homme est une pile électrique. Il veut tout faire, tout le temps, tout de suite. Il doit parfois être un peu fatigant. Mais il le sait. “Ma femme et mes deux avocats m’ont recadré. Je dois moins me disperser. Il n’y a pas si longtemps j’ai frôlé le burn-out”. Il n’y a qu’à voir le nombre de vins différents produits par le domaine du Ry d’argent pour comprendre. Mais il veut réduire. “Je veux me recentrer sur quelques vins et faire revenir les gens au domaine. J’ai tendance à m’emballer. Maintenant lorsque quelqu’un me téléphone pour me proposer quelque chose, je lui réponds de m’envoyer un email et comme c’est ma femme qui y répond…”.

Dans cette course effrénée qui l’a conduit au bord de l’épuisement professionnel, Jean-François Baele a donc planté des vignes chez lui à Bovesse, mais aussi dans d’autres coins de Wallonie – dans le Brabant wallon, notamment. Il le regrette un peu, mais il va mettre de l’ordre dans tout ça, nous assure-t-il. En plus de son activité de vigneron, il s’est doté de tout le matériel nécessaire pour faire des vins effervescents, un investissement colossal. Il fait le sien bien sûr mais à l’exception du Chant d’éole (Quévy), du Ruffus (Haulchin) et de quelques autres, c’est chez lui que la plupart des crémants, mousseux et autres pétillants wallons sont réalisés. À la différence d’un vin tranquille, un vin pétillant nécessite toutes sortes d’étapes pour être transformé et donc un matériel onéreux. Cette deuxième activité lui permet de dégager du cash et de se faire plaisir. “Grâce à ça je peux mieux équiper le domaine du Ry d’argent. Mais j’ai décidé de ne plus prendre de nouveaux clients, je garde les anciens, mais je veux revenir à la base”. Ce qu’il ne nous dit pas c’est qu’il ne gardera pas non plus les touts petits vignerons qui venaient chez lui pour transformer leur vin en mousseux. Mais cela nous l’apprendrons plus tard dans la journée.

Pour suivre Jean-François Baele, il faut être en bonne condition physique. De la salle de dégustation, nous allons, nous courons plutôt vers la vigne. Ensuite nous allons voir le cuvier. Entre deux réponses, il monte sur un clark et charge deux palettes dans une camionnette. Il nous montre ensuite ses stocks, en ne s’arrêtant pas de parler et répond parfois à un coup de téléphone. La visite est éclair, intense, l’homme est pressé, c’est dans sa nature. Mais il faudra sans doute revenir le voir lorsqu’il aura changé sa gamme. Sera-t-il apaisé pour autant ? Mais au fond qu’est-ce qui a amené ce jeune homme à faire du vin. “Le vin ne m’intéressait pas au départ. Moi j’étais à la bière dans les JAP (NDLR : les fêtes organisées par les jeunes alliances paysannes). Mais lorsque Philippe Grafé est venu s’installer à côté de chez nous et qu’il a créé son domaine, je m’y suis intéressé et c’est devenu une passion”. Il a fait ses armes, laissé tomber les vaches laitières qui ne l’intéressaient pas et a lancé son domaine viticole.

Domaine Viticole du Chenoy

Emines

Puisqu’on parle de Philippe Grafé, allons chez lui, c’est à deux pas. L’ancien patron des établissements Grafé-Lecocq à Namur, négociant en vins célèbre dans la capitale wallonne est un des pionniers en la matière. Son Domaine du Chenoy est à quelques centaines de mètres de la ferme des Baelen. Grafé a racheté cette ancienne ferme en carré au début des années 2000. Tout le monde l’a pris pour un fou à l’époque. “Faire du vin en Belgique, vous n’y pensez pas ?”, disait-on à l’époque. En plus, comble de l’injure pour les amateurs de vins, Philippe Grafé a planté des cépages interspécifiques ou hybrides, trouvés en Allemagne et que personne ne connaît par chez nous ou presque. Solaris, Johanniter, Bronner, Helios ou Merzling (pour les blancs), Régent, Pinotin, Cabertin, Rondo, Muscat bleu (pour les rouges).

" Nous voulons faire du vin tranquille plutôt que d’avoir le réflexe de faire de bulles, ce qui est plus facile. Travailler les cépages interspécifiques c’est un challenge qui me plaisait"

Pierre-Marie et Jean-Bernard Despatures

Et pourtant, 20 ans après, le projet est une réussite. Philippe Grafé, n’est plus aux commandes, mais il a pérennisé l’affaire. Il a revendu ses parts (la famille Wuyts qui avait commencé avec lui est restée dans le projet) à Jean-Bernard Despatures qui travaille ici désormais avec son frère Pierre-Marie. Le premier a travaillé pendant 20 ans comme directeur technique dans des maisons bordelaises du Médoc. C’est lui qui a pris en charge le travail de la vigne. Le vigneron du Chenoy, c’est lui. Le second, plus jeune qui aimait faire les vendanges dans les domaines gérés par son frère a pris en main la partie commerciale. Jean-Bernard, originaire de Mouscron, a l’accent de sa région natale, mais aussi celui de la Gironde où il a vécu longtemps. Son accent est un assemblage presque unique, comme les vins qu’il fait désormais. Il a changé la gamme présentée par Grafé (qui vient encore régulièrement sur place jouer les guides touristiques). Il propose deux rouges, un blanc et deux crémants.

En Wallonie, beaucoup de vignerons optent pour les bulles. Les frères Despatures et leurs associés en font aussi, mais leur dada ce sont les vins tranquilles. “40 % de la production ce sont des crémants”, explique Pierre-Marie. Mais c’est le vin rouge qui est prioritaire. “Nous voulons faire du vin tranquille plutôt que d’avoir le réflexe de faire de bulles, ce qui est plus facile. Travailler les cépages interspécifiques c’est un challenge qui me plaisait”, explique Jean-Bernard. Et que ceux qui considèrent que seuls les bulles et le vin blanc ont un avenir sous nos contrées goûtent les rouges de Jean-Bernard Despatures qui a trouvé sa vocation de vigneron en découvrant l’Alsace au début des années 2000. Les vins qu’il réalise sont légers et complexes. Leurs nez présentent des parfums parfois méconnus dans les vins issus de cépages traditionnels. “Notre atout c’est l’originalité. Nous avons un rôle à jouer en présentant des assemblages uniques au monde”, explique Pierre-Marie. La volonté de Jean-Bernard Despatures est de travailler complètement en bio. Pour le blanc la certification est arrivée. Le vrai travail, c’est dans la vigne qu’il s’exécute, dans le soin que le vigneron apporte à chaque pied.
Le domaine du Chenoy est parti pour durer. Et il va se moderniser encore. “Nous allons aménager une aile de la ferme en chai à barriques et nous allons investir dans le matériel pour réaliser nous-mêmes notre crémant” et donc cesser de le faire faire par leur voisin. Ce “fou” de Philippe Grafé a réussi, il peut être tranquille. Son projet est entre de bonnes mains.

Domaine Viticole "Li Bètch-aus-Rotches"

Spy

Direction la Basse-Sambre et Moustier-sur-Sambre. Le rendez-vous avec Denis Gobert est fixé à 14 h 30. Les vignes qu’il possède avec trois amis ne sont pas nombreuses, il n’a pas 1 000 pieds mais presque. Ils sont plantés sur un coteau en pente, sur le territoire de Jemeppe-sur-Sambre, en face de la grotte de Spy, à quelques minutes de chez lui.

" Nous étions quatre copains au départ et nous voulions planter des vignes."

Denis Gobert

Après les pros, nous rencontrons un véritable amateur. Mais un amateur qui aime le vin et qui fait un breuvage surprenant, lorsqu’on sait que le matériel qu’il possède n’est en rien comparable avec celui du Ry d’argent et celui du Chenoy. C’est autour d’un Pinot noir 2014 que Denis Gobert nous raconte l’histoire du domaine Li Betch-aus-Rotches. Le nom wallon de la grotte de Spy. “Nous étions quatre copains au départ et nous voulions planter des vignes. Nous avons planté 900 pieds de chardonnay en collaboration avec une autre structure. Juste après nous avons été remerciés et donc nous restions sur notre faim”.

Après plusieurs péripéties, en 2002, ils ont trouvé un terrain sur lequel ils ont planté 850 pieds de pinot noir, de donfelder et de muscat. Entre les années maussades et celles où la vigne donne tout ce qu’elle a, les vins du domaine Li Betch-aus-Rotches se font connaître dans la région et lors d’une foire annuelle à Moustier-sur-Sambre, ils vendent une bonne partie de leur production. Entre les tracasseries administratives et le paiement des accises, Denis Gobert et ses amis se sont accrochés et ils continuent tant bien que mal. Ils font même du mousseux qui jusqu’à cette année encore sera réalisé au Ry d’Argent. “Mais Jean-François nous a dit que c’était la dernière année. On verra pour la prochaine”. Li Betch-aus-Rotches survivra-t-il à ses fondateurs ? C’est sans doute la question qui pour l’heure, reste sans réponse