Le palais de justice

Une construction riche en symboles,
des citoyens fâches
et un architecte mort fou

Bâtiment emblématique de la capitale belge, le palais de justice a été classé monument historique par arrêté gouvernemental le 3 mai 2001. Aujourd'hui, tout le monde connaît cet édifice pour sa coupole qui domine la ville à 142 mètres de haut et pour les échafaudages qui cachent sa façade. Mais beaucoup ignorent que son architecte, Joseph Poelaert, serait devenu fou pendant la construction du palais.

Pour la série "Il était une fois", la rédaction de LaLibre.be vous invite à vous plonger dans la genèse et dans les multiples secrets du palais de justice.

Un projet urbanistique pour Bruxelles

L'emplacement et l'architecture n'ont rien d'anodin

PD-US Wikipedia

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Nous sommes en 1866. La première pierre du palais de justice est posée. Érigé sur la colline de l’ancien "Galgenberg", le mont des potences où les criminels étaient exécutés, l'édifice ne sera inauguré qu’en 1883.

Derrière ce bâtiment imposant se cache une histoire riche en symboles qui se mêle parfois à la légende. Son emplacement, par exemple, est chargé en significations. Le palais de justice est édifié à la fin du prolongement de la rue de la Régence, à un point stratégique reliant le haut et le bas de la ville. Situé près de l’actuelle avenue Louise, le palais se trouve dans la lignée de la place Royale et du parc royal, à la fin du tracé qui relie le palais de Laeken à celui de Bruxelles. "Ce choix relève d’une approche symbolique du projet. Parmi les piliers de l’État belge se trouvent le roi, la loi et la justice. Les deux premiers sont représentés sur le tracé par le palais royal et par le palais des Nations. Le palais de justice vient alors incarner le pilier de la justice", explique Francis Metzger, architecte du bureau Ma 2. "Puisqu’il s’agit des symboles forts de l’État, le palais de justice clôture le tracé. Il s’érige à un endroit qui le rendra d’autant plus visible du haut de la ville."

D’un point de vue géographique, "la création d’une espèce de montagne de la justice qui s’impose sur le paysage répond à une lecture paysagère de Bruxelles où il faut mettre en évidence la grandeur de la nation", ajoute Géry Leloutre, architecte urbaniste et chercheur à l’ULB. Qui plus est, "le palais sert de monument clé pour fermer la perspective d’un côté et pour articuler vers d’autres axes viaires", explique-t-il.

Le choix de l’emplacement fait débat. Une des premières propositions, avancée par le gouverneur du Brabant, en 1858, prévoit de réunir dans un même projet urbanistique la construction du palais et celle d’une allée entre la porte Louise et le bois de la Cambre. Ensuite, le secrétaire de la commission de la Justice, Gustave Bousquet, propose de construire le palais non à droite de la rue de la Régence, mais plutôt à la fin de celle-ci. L’ingénieur en chef Groetaers, directeur des ponts et des chaussés dans le Brabant et chargé d’étudier le projet, juge favorablement le plan : "La proposition de placer le nouveau palais à 650 m de la place Royale au bout et en face de la rue de la Régence prolongée est le résultat d’une belle idée. Ce serait agrandir le quartier monumental du parc et, en quelque sorte, motiver le changement de direction assez brusque que doit nécessairement offrir la jonction de la place Royale au bois de la Cambre".

Pour accomplir un projet si ambitieux une partie de la population est privée de ses territoires. Le palais de justice va rogner les jardins du comte de Merode et le quartier populaire des Marolles, dont certains habitants sont expropriés à partir de 1863. "L’image d’une justice imposante et l’empreinte de l’autorité viennent s’imposer dans ce quartier historique. Les Bruxellois des Marolles, en effet, ne se reconnaissaient pas dans cette œuvre", affirme Francis Metzger.

"Les expropriations sont tellement perçues comme un traumatisme que, dans le dialecte des Marolles, une nouvelle insulte voit le jour à cette époque. Il s’agit de l’expression ‘schieven architekt’, littéralement ‘architecte de travers’", nous explique Géry Leloutre.

Et le "schieven architekt" en question a une identité. Son nom : Joseph Poelaert. L'homme est bien connu à Bruxelles, où il a travaillé comme architecte entre 1856 et 1859.

Un concours pour le palais

28 projets recalés avant que Poelaert ne soit choisi

Désigné pour réaliser le plan du palais de justice, Joseph Poelaert n'est pas nommé au hasard. Le processus lié à son assignation est long et compliqué. Au départ, Groetaers, l’ingénieur en charge du projet, doit établir un projet d’implantation et le plan des expropriations à mener. A cause d’un désaccord avec Charles de Brouckère, le bourgmestre de la Ville de Bruxelles, la solution la plus simple semble être celle de lancer un concours international, en 1860. Parmi les 28 projets belges et étrangers, aucun ne satisfait les exigences du jury, dont Joseph Poelaert fait partie.

Face à l’incapacité de prendre une décision, le ministre de la Justice Victor Tesch est chargé d’attribuer le rôle. Joseph Poelaert est choisi par arrêté royal le 12 juillet 1861. L'architecte bruxellois est déjà l'auteur de la colonne du Congrès et de l'église Notre-Dame de Laeken. Selon la légende, au moment de sa désignation, il a déjà travaillé au projet en secret depuis 10 ans.

Il présente les plans en 1862, imaginant un édifice somptueux dans un style architectural "éclectique" et réunissant les principes de l’architecture grecque et romaine. "Il y a un enjeu stylistique et de composition architecturale", explique Géry Leloutre. "On se situe, à l’époque, dans la recherche d’un style national et Poelaert opte pour l’éclectisme qui mélange des éléments du passé afin de symboliser la puissance de l’institution." Ce style, outre dans la structure géométrique du bâtiment, se décline dans les sculptures du palais. "Toute la symbolique est de nature gréco-romaine. Les sculptures et les décorations évoquent les symboles de la Justice", ajoute Francis Metzger.

Le jour où le palais est inauguré, le 15 octobre 1883, Joseph Poelaert est décédé depuis 4 ans. Lors de la cérémonie d'inauguration, Léopold II aurait célébré la gloire de ce bâtiment en affirmant que "ce monument que l’on aperçoit de tous les points de la capitale et de ses environs est en quelque sorte un emblème". Mais pendant que le roi fait l’éloge du palais, un événement incroyable se produit : des membres des classes moins aisées envahissent le palais et y lacèrent les fauteuils, détruisent des miroirs, arrachent les tapisseries. Selon Clément Labye, cette réaction s'explique par le coût exorbitant du projet, qui suscite des remous dans la population.

Qui est Joseph Poelaert?

Une personnalité excentrique et une place d'exception dans l'histoire bruxelloise

Qui sait ce que Poelaert aurait dit de cette attaque contre l’œuvre à laquelle il avait consacré toute son énergie, jusqu’à son décès, en 1879. Pour lui, il s’agissait de l’occasion de réaliser un chef-d’œuvre. 

Né en 1817, Joseph-Philippe Poelaert est inspecteur des bâtisses au service des Travaux publics de la Ville de Bruxelles et ensuite architecte de la Ville à partir de 1856. Au moment de participer au jury pour désigner le meilleur projet, il a donné sa démission à la commune, évoquant des conditions de santé de plus en plus fragiles et une charge de travail trop importante qui l'empêche de se consacrer à d’autres projets. 

A ce stade, il a à son actif un grand nombre de projets, dont des monuments bruxellois emblématiques, comme la nouvelle église Sainte-Catherine, la colonne du Congrès, l’église Notre-Dame de Laeken, le Théâtre royal de la Monnaie. "Il a réalisé le palais de justice, l’œuvre la plus gigantesque du XIXe siècle, mais il a laissé de nombreux projets inachevés, comme celui de l’église de Laeken", souligne Francis Metzger. 

Aux chantiers inachevés, on compte l’église Sainte-Catherine, terminée par Wynand Janssens, et le palais Boch, dont le projet avait été entamé en 1857. Ce dernier, comme celui de l’église de Laeken, est abandonné au fur et à mesure par l’architecte qui, désormais, n’a qu'un seul objectif : le palais de justice. 

Ce projet prend tellement de place dans la vie de Poelaert qu’à l’époque, on raconte qu’il est devenu fou en y travaillant. Une légende urbaine sans doute alimentée par les circonstances de sa mort. "Il est décédé à l’âge de 62 ans d’une hémorragie cérébrale. Je crois que cela a alimenté les légendes autour de sa folie. A l’époque, on ne connaissait pas ce type de pathologie, et puisque il travaillait à une œuvre aussi titanesque, les gens pensaient probablement qu’il était déjà un peu fou et que la participation à ce projet n’a pas aidé", explique Metzger. 

Fou ou pas, il doit certainement avoir une personnalité particulière : il se dit qu’il se lève la nuit pour travailler au projet, sans jamais en être satisfait. Ses calculs de budget ne sont jamais exacts, ni pour l’église de Laeken ni pour le palais de justice. Ses plans changent tout le temps, ce qui rend la construction du bâtiment plus difficile. Du reste, son projet évolue au fil du temps : les plans initiaux prévoyaient un dôme pyramidal, remplacé ensuite par la coupole. Les plans de 1862 mettent en évidence un palais avec des colonnes pour le dôme plus fines que celles qui ont été réalisées : le projet initial est même critiqué pour un manque présumé de monumentalité. 

Mais l’architecte ne voulait pas se justifier. Il avait accepté de travailler au projet à la seule condition d’être libre et indépendant, soumis uniquement au contrôle du ministre de la Justice. Du moins, officiellement. Comme rapporté dans les Annales Parlementaires, le ministre de la Justice avait demandé les plans définitifs du projet. En réponse, Poelaert, qui ne les avait pas, a répondu : "Si vous n’êtes pas content, je vous quitte". Cette personnalité indépendante aurait marqué ses contemporains. Lemonnier, dans sa nécrologie, écrit par exemple : "Une des singularités de Joseph Poelaert était cette sorte d’insubordination qui ne le faisait relever que de lui-même et volontairement le mettait aux prises avec des difficultés qui à d’autres eussent paru irréalisables. Imbu de ses idées jusqu’à méconnaître toute observation qui ait pu en arrêter l’exécution, il cédait souvent à la fantaisie plus qu’à la raison et n’était arrêté en chemin ni par les périls ni par la crainte que tout fût à refaire". Après sa mort, d’ailleurs, Lemonnier et l’écrivain français Jean Lorrain en sont arrivés à le définir comme un génie incompris : "Poelaert est mort fou, solitaire dans l’incompréhension de ses contemporains. Il est mort fou après avoir vogué pendant plusieurs années, dans la solennité de son monument inachevé, assis dans les coupoles de son rêve et qu’il ne devait pas voir réalisées".

"Je crois que Poelaert avait une forte personnalité, comme tous les architectes qui ont fait l’histoire", explique l’architecte Francis Metzger. Cela doit sans doute expliquer la raison pour laquelle le gouvernement accepte les projets de Poelaert qui, comme l’explique Francis Metzger, "n’avait aucun sens de la maîtrise du budget". 

Quel avenir pour le palais de justice ?

Emprisonné par ses échafaudages, le palais de justice fait l'objet d'un débat sur son avenir

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Dans le projet de Poelaert, le palais de justice, avec sa superficie totale de 81.000 m 2, devait accueillir toutes les juridictions civiles et militaires. 

Aujourd’hui, ce bâtiment n’abrite que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la chambre du conseil, la chambre des mises en accusation et le tribunal correctionnel, tandis que les autres juridictions ont déménagé dans d’autres immeubles sur la place Poelaert, loués par la Régie des bâtiments, gérante du palais. 

En effet, la structure en pierre et acier de l’édifice est dans un état assez critique et a subi, au fil du temps, les conséquences de nombreux événements historiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la coupole a été frappée par les Allemands et un incendie a ravagé une partie arrière du bâtiment. Après cet épisode, la coupole a été rehaussée de 2 mètres et demi.  

Depuis les années 1980, des échafaudages entourent le palais. Selon l’architecte Metzger, l’édifice vit des "problématiques pathologiques liées à la corrosion de l’acier qui forme la structure de l’édifice, de fissuration des pierres". Sans compter les pierres qui tombent. Pour l’architecte, ces inconvénients sont liés à la méthode de construction : "Au fil du temps, l’acier se rouille, se dilate et provoque l’explosion de la pierre", affirme-t-il. "Les échafaudages sont alors installés avec deux objectifs : celui de permettre un examen approfondi des pierres du palais et celui de protéger le public du matériel qui tombe." Ces échafaudages, qui suscitent régulièrement des polémiques, devraient disparaître en 2032.  

Classé par le World Monuments Fund 2016 comme un des 50 bâtiments les plus menacés au monde, le palais est souvent perçu comme délaissé. Pourtant, des travaux sont en cours aujourd’hui et d’autres sont prévus à terme. 

La sécurisation de l’entrée principale et de celle de la rue aux Laines, confiée au bureau d’architecte Ma 2 de Francis Metzger, a pris fin au début du mois juillet 2018 et sera inaugurée en septembre. L'entrée principale dispose désormais d'un système de scanning similaire à celui des aéroports et de nouvelles portes d’entrée. Pour mener à bien cette rénovation, un budget d'un million d'euros a été dégagé.

A côté de ces travaux, il reste le chantier "Box in the box", concernant la sécurisation de quatre salles d’audiences, et la restauration des façades. Pour ce dernier projet, la Régie des bâtiments prévoit un plan en quatre phases.

Beaucoup de ces travaux remettent au centre le rôle du palais de justice, qui est celui d’héberger les juridictions. Si cela paraît être une évidence, il faut savoir qu'il avait été question de placer des commerces et des espaces culturels dans l'édifice. C’est dans le but de plaider pour le retour de la justice au palais que le barreau de Bruxelles a fondé, en 2011, la fondation Poelaert. Depuis lors, elle s'est engagée dans une série d’interventions et d’activités pour "protéger" le bâtiment et mener le combat pour le valoriser. "Nous considérions que le palais ne devait être affecté qu'à la Justice", estime Jean-Pierre Buyle, administrateur de la fondation Poelaert et président de l’ordre des barreaux francophone et germanophone. 

D’après lui, au moins la moitié des juridictions du palais devraient revenir à leur lieu d’origine, pour que la Régie des bâtiments puisse économiser sur le Campus Poelaert, à savoir les édifices qui abritent aujourd’hui les autres juridictions. Cela permettrait, selon l’administrateur de la fondation, d'économiser 10 millions par an et d’affecter cet argent à une rénovation entière de l'édifice.

Une vision partagée par l’architecte Francis Metzger, qui a aidé à la réflexion et qui a mené à la réalisation du master plan de 2012. Le master plan de la Fondation Poelaert a un ambitieux projet pour la revalorisation du palais et du Campus Poelaert : des systèmes de sécurité uniformisés, une rénovation totale du palais, la création d’une société publique autonome pour gérer le bâtiment sans les contraintes budgétaires actuelles. Pour l’avenir, la fondation voudrait un palais de justice adapté aux exigences du métier. "Il faut réfléchir dans une logique du XXIe siècle, dans l’optique de la numérisation et des tendances qui vont s’imposer dans l’ensemble des professions juridiques. A cet égard, il est important de prévoir des structures et des salles qui permettent les vidéoconférences, mais aussi l’arbitrage et la médiation, par exemple", déclare Jean-Pierre Buyle. 

S’il reconnaît que des progrès ont été accomplis, l’administrateur de la fondation n’est pas satisfait : "Il n'en est toujours rien des travaux de rénovation intégrale du palais. Il n’y a pas d’agenda, pas de budget, pas de pilote, pas d’échéancier. La situation est regrettable, surtout que le palais est probablement le bâtiment le plus emblématique de Belgique. Il est urgentissime de s’occuper de ce monument qui a une valeur historique, culturelle et touristique'. Voilà pourquoi la fondation prépare un livre qui sortira au mois de novembre et qui, par le travail de 50 artistes, montrera ce à quoi pourrait ressembler le palais en 2080, 200 ans après son inauguration. 

En poursuivant son combat, la fondation essaie d’agir pour l’avenir du palais en préparant un mémorandum pour les élections fédérales de mai 2019 qui permettra de soumettre et de faire valider le master plan aux autorités. Le but ? Que le projet pour le palais de justice et pour le Campus Poelaert soient inclus dans la déclaration gouvernementale, afin d’inscrire le projet dans la continuité. Pour l’administrateur de la fondation Poelaert, "le jour où tous ces travaux seront terminés, ce sera magnifique, et on se demandera pourquoi on a autant tardé"