Hystérie collective dans un village français :
le "pain maudit" et la CIA comme principaux suspects

Un dossier de Laura Lieu

Dans les années 50, un petit village français du Gard est frappé par une hystérie collective. Des centaines de personnes présentent des symptômes liés à une intoxication alimentaire. Sept personnes décèdent, vingt se font interner. Très vite, un coupable se profile à l'horizon : l'ergot de seigle, un micro-champignon présent dans les céréales.

Près de soixante ans plus tard, des historiens et journalistes reviennent sur cet épisode. Une nouvelle hypothèse émerge : en pleine guerre froide et période d'expérimentations, la CIA aurait aspergé Pont-Saint-Esprit de LSD...

Pour la série dominicale "Il était une fois", LaLibre.be revient sur cette étrange affaire.

17 août 1951, dans un village du Gard

Depuis le 14 août, les patients remplissent les salles d'attente des médecins du village. Tous souffrent de troubles digestifs tels que nausées et douleurs abdominales. Très vite, les symptômes évoluent : le cœur des Spiripontains bat à moins de 50 pulsations par minute, leur tension artérielle chute et leurs extrémités sont froides. Pris d’insomnies, les patients voient leur état se détériorer en à peine 48h : vertiges, tremblements, sudation excessive et malodorante... Ce qui était d’abord pris pour une épidémie de gastro-entérite fulgurante ou une intoxication alimentaire devient bien plus que cela.

En une semaine, les dizaines de patients sont devenus des centaines. Hommes, femmes, enfants, animaux : personne n’est épargné. Les troubles physiques se transforment en troubles psychiques. La plupart d'entre eux voient des flammes, des monstres et des revenants. Parmi les cas les plus terrifiants, une femme de 60 ans déchire ses draps et se jette contre les murs de sa chambre. Elle se brise trois côtes. Un homme se prend pour un avion et saute du deuxième étage de son habitation. Un enfant de onze ans tente d’étrangler sa mère. L’épicier du village recompte les perles de son rideau sans cesse...

"Je suis mort ! Ma tête est en cuivre et j’ai des serpents dans le ventre", crie un ouvrier voulant se jeter dans le Rhône.

"Mon cœur s’échappe au bout de mon pied !", hurle un homme en panique.

Une trentaine de personnes sont internées. Deux se suicident. Les animaux aussi sont victimes de symptômes étranges. Selon les témoignages, un chat "fait des bonds qui atteignent le plafond de la pièce et meurt", un chien "décède brusquement après une sorte de frénétique danse macabre". Les jours se succèdent et la panique s’empare des villageois. Les portes de l'enfer semblent s'être ouvertes dans le paisible village de Pont-Saint-Esprit.

Cette localité de 4.200 âmes n'a jamais fait face à une telle épidémie. Désemparés, les médecins du bourg envoient des patients dans les hôpitaux de Lyon, Orange, Avignon et Montpellier.

Première hypothèse : le pain
Le point commun des victimes : elles ont toutes mangé du pain provenant du meilleur boulanger de la région, Roch Briand. Un coupable se profile à l’horizon : l’ergot de seigle.

Une semaine après le début de l'épidémie, les résultats d’analyse révèlent la présence d’ergot de seigle dans la farine du boulanger incriminé. Le coupable est connu… ou presque.

ENCART ERGOT DE SEIGLE

"La peste des extrémités", "mal des ardents", "feu de Saint-Antoine"... L'ergotisme a décimé des populations entières dès le Xème siècle. Elle provoquait des hallucinations, délires, problèmes intestinaux et des gangrènes. C’est l’abbé Tessier qui découvrit en 1777 l’origine de la maladie, l’ergot de seigle, un micro-champignon présent dans les céréales, en le testant sur des canards.

Dès les années 30, le professeur Albert Hofmann, biochimiste dans la firme pharmaceutique Sandoz, travailla sur la synthétisation de l’ergot de seigle pour en faire un stimulant circulatoire. En 1938, il aboutit à un premier résultat. Mais aucune application ne fut exploitable. En 1943, il se relança dans les recherches et absorba par inadvertance une infime quantité. Il l'essaya dès lors sur lui-même jusqu'à découvrir le LSD.

L'ergot de seigle, temporairement disculpé

En effet, d’autres laboratoires effectuent les mêmes tests sur les mêmes échantillons et le résultat est complètement contradictoire. Le médecin légiste Ollivier trouve au bout de plusieurs analyses des traces d’un alcaloïde similaire à celui de l’ergot tandis que l’Office national interprofessionnel des céréales ne décèle pas de traces du champignon dans les échantillons. Les enquêteurs remontent jusqu'à la provenance de la farine. Nouvelle contradiction : la plupart des échantillons se révèlent impropres à la consommation tandis qu’une contre-expertise conduite à Paris par le laboratoire de l'Ecole française de Meunerie et par celui du Service de la Répression des Fraudes estime que les taux sont dans la norme. Retour à la case départ.

Une semaine après le début de l'épidémie

Le 22 août 1951, Le Monde indique que le service des fraudes a réalisé des prélèvements dans le fournil de la boulangerie. Dans son article, le journal français décrit l'état d'esprit des villageois : "La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n’en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit (...) On accuse le boulanger, son mitron, puis l’eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l’Eglise, les nationalisations".

Mais le pire est à venir. La nuit du 24 au 25 août, le village est pris d'hystérie collective. Le docteur Gabbaï, l’un des premiers témoins, l’appellera dans son article médical "la nuit de l’apocalypse".

L'américain John G. Fuller décrit cette terrible soirée dans son livre "The day of St Anthony's fire" (1968) : "Le cauchemar commença à se développer en masse cette nuit-là, non seulement à Pont-Saint-Esprit mais à dix kilomètres à la ronde, dans les villages et dans les fermes, comme si un mystérieux signal cosmique avait subitement libéré une vague diabolique. Les cris et les hurlements se mirent à résonner dans toutes les rues, entrecoupés par les sirènes des ambulances mandées en hâte... Il ne s'agissait pas d'une hystérie collective. Les cas étaient séparés les uns des autres par des distances souvent importantes. L'hystérie de masse se produisit mais chez ceux que le fléau n'avait pas encore atteints et qui s'épiaient les uns les autres, attendant l'apparition subite de la folie. On n'était pas encore sûr que le pain fût responsable; on ne savait d'où venait le mal. Toute cette nuit-là des voitures, des charrettes, toutes sortes de moyens de transport amenèrent à l'hôpital des malades gémissant ou hurlant, en proie à des fantasmes de violence ou de peur. Quelques-uns entendaient des harmonies célestes; la plupart voyaient des choses horribles ou étaient fous de terreur. Les victimes avaient parfois des moments de lucidité où elles s'épouvantaient à l'idée de voir revenir le cauchemar (...) La force des accès était telle que, dans certains cas, il fallait quatorze hommes pour en maîtriser un seul. On était obligé d'attacher les malades à leur lit avec des cordes, mais les nœuds ne tenaient pas. A mesure que la nuit s'avançait, les médecins, les sœurs, les pompiers, les gendarmes étaient complètement débordés.Les malades se sauvaient, couraient à moitié nus et délirants dans le jardin de l'hôpital et dans les rues. A deux heures du matin, il y en avait plus de quarante ..."

En octobre, les symptômes ont presque tous disparu. On dénombre sept morts et une vingtaine d’internements.


Pain maudit de Pont-Saint-Esprit,LSD et CIA ? par rikiai

Images d'époque (Archives de l'INA)

La CIA simule le suicide de l'un de ses biochimistes

Novembre 1953, New York

Un biochimiste de la division spéciale de l’US Army, Frank Olson, saute de la fenêtre de sa chambre d’hôtel à New York. 13 étages plus bas, son corps gît. Le lendemain, l’accident apparaît dans les colonnes des faits divers. Deux hypothèses sont posées : une crise de paranoïa due à la prise de LSD et le suicide.

Pourquoi sa mort interpelle les journalistes et les enquêteurs ? En réalité, les recherches de Frank Olson portaient sur la mise au point d’armes biologiques et de techniques d’interrogatoires via l’usage de drogues. Et il semblerait bien que le suicide n'en était pas un. Ses proches insistent : le scientifique remettait en question sa hiérarchie et l’utilisation d’armes biologiques.

En 1975, lors de la commission Rockefeller, sa famille découvre qu’il a en effet ingéré à son insu du LSD. En 1994, son fils demande l’exhumation du corps. Le médecin légiste est catégorique : Frank Olson a subi un traumatisme dû à un coup avant de tomber par la fenêtre. L’enquête pour homicide n’a toujours pas abouti.

Mais quel est le lien entre Frank Olson et l'empoisonnement de Pont-Saint-Esprit ?

La CIA, ce coupable improbable

2008-2010, Etats-Unis

"A terrible mistake", c’est ainsi que résume le journaliste américain Hank Albarelli le cas de Pont-Saint-Esprit. Selon lui, l’ergot n’est pas la cause du mal qui a envahi le village. Le coupable : la CIA. Les habitants auraient été volontairement intoxiqués au LSD. En pleine période de guerre froide, il a été prouvé que la CIA avait réalisé des expérimentations afin de développer des outils de manipulation mentale et avait été jusqu'à torturer ses propres citoyens. En 1975, la commission Rockefeller dévoile ces abus. De nombreux dossiers sont déclassifiés. C'est sur ceux-ci que le journaliste Albarelli se base pour étayer son hypothèse. Et c'est là qu'intervient le biochimiste Frank Olson, dont le faux suicide aurait été commis par la CIA. "Mon livre traite de la mort de Franck Olson, un chimiste de la CIA assassiné parce qu'il parlait trop, et notamment de Pont-Saint-Esprit", explique l'auteur.

Ces dossiers déclassifiés mentionnent en effet "l’incident de Pont-Saint-Esprit" et révèlent une conversation entre Frank Olson et un représentant du laboratoire Sandoz. Selon ce dernier, l'ergot de seigle n'est pas à blâmer dans cet épisode d'hystérie collective. La faute serait à attribuer au diéthylamide de l'acide lysergique, au LSD en somme.

Selon Albarelli, l’opération qui visait le village français s’appelait "MK-Naomi". Son objectif : une pulvérisation aérienne de LSD. Cependant, aucun effet n’avait été relevé. Il a donc fallu, selon ses sources, l’intégrer à un produit local comestible.

Steven L. Kaplan, un historien américain, qui a recueilli des témoignages et les articles parus dans la presse de l’époque, évoque quant à lui d'autres hypothèses comme la pollution de l’eau et le processus de blanchiment du pain. Selon lui, la thèse d’Albarelli manque de preuves concrètes. "Tout ce que je vois dans ces documents, c’est que la CIA s’intéresse à ce qui se déroule à Pont-Saint-Esprit. Mais dans le contexte de la guerre froide, où chaque camp mène des expériences, c’est logique. Et puis, politiquement, je n’imagine pas les Etats-Unis prendre le risque de faire ça en France, d’autant que la CIA a prouvé qu’elle pouvait faire ce genre de tests sur son territoire."

Alors, ergot de seigle ou LSD ?

Deux problèmes se posent.

  1. Une grande partie des dossiers liés aux expérimentations ont été brûlés en 1972 par Richard Helms, directeur de la CIA. Aucune preuve probante n’est donc possible de ce côté-là. Albarelli a néanmoins établi plusieurs connexions entre le village et la CIA grâce à des contacts avec des anciens de l’armée ou de l’agence secrète. Deux d’entre eux affirment que la CIA et la SOD, la Special Operations Department où travaillait Frank Olson à Fort Detrick, ont travaillé conjointement sur le projet. Mais impossible de savoir si les services secrets français étaient au courant.

  2. Si la CIA a réellement aspergé Pont-Saint-Esprit de LSD, pourquoi avoir choisi ce village ? Aucun historien ou journaliste n’a pu trouver la raison de ce choix. Sans compter que les Etats-Unis n’auraient pas risqué une crise diplomatique avec la France à cette époque. Qui plus est, il a été démontré que la CIA avait effectué des expériences inhumaines sur sa propre population, qu’elle soit payée 1 dollar par jour, volontaire ou non. Donc pourquoi attaquer un petit village qui n’a de lien avec l’Amérique que le dernier parent de Jackie Kennedy ?

L’hypothèse de l’ergot de seigle reste la plus crédible. Mais est-ce réellement ce qu'il s'est passé ? On ne le saura certainement jamais...

Lecture intéressante :

"The Day of St Anthony's Fire", John Grant Fuller Jr. ,Editions Hutchinson, 1969

"Le pain maudit : retour sur la France des années oubliées, 1945-1958", Steven L.Kaplan, Broché-Fayard 2008