Dans les années 50, un petit village français du Gard est frappé par une hystérie collective. Des centaines de personnes présentent des symptômes liés à une intoxication alimentaire. Sept personnes décèdent, vingt se font interner. Très vite, un coupable se profile à l'horizon : l'ergot de seigle, un micro-champignon présent dans les céréales.
Près de soixante ans plus tard, des historiens et journalistes reviennent sur cet épisode. Une nouvelle hypothèse émerge : en pleine guerre froide et période d'expérimentations, la CIA aurait aspergé Pont-Saint-Esprit de LSD...
Pour la série dominicale "Il était une fois", LaLibre.be revient sur cette étrange affaire.
"Je suis mort ! Ma tête est en cuivre et j’ai des serpents dans le ventre", crie un ouvrier voulant se jeter dans le Rhône.
"Mon cœur s’échappe au bout de mon pied !", hurle un homme en panique.
ENCART ERGOT DE SEIGLE
"La peste des extrémités", "mal des ardents", "feu de Saint-Antoine"... L'ergotisme a décimé des populations entières dès le Xème siècle. Elle provoquait des hallucinations, délires, problèmes intestinaux et des gangrènes. C’est l’abbé Tessier qui découvrit en 1777 l’origine de la maladie, l’ergot de seigle, un micro-champignon présent dans les céréales, en le testant sur des canards.
Dès les années 30, le professeur Albert Hofmann, biochimiste dans la firme pharmaceutique Sandoz, travailla sur la synthétisation de l’ergot de seigle pour en faire un stimulant circulatoire. En 1938, il aboutit à un premier résultat. Mais aucune application ne fut exploitable. En 1943, il se relança dans les recherches et absorba par inadvertance une infime quantité. Il l'essaya dès lors sur lui-même jusqu'à découvrir le LSD.
Le 22 août 1951, Le Monde indique que le service des fraudes a réalisé des prélèvements dans le fournil de la boulangerie. Dans son article, le journal français décrit l'état d'esprit des villageois : "La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n’en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit (...) On accuse le boulanger, son mitron, puis l’eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l’Eglise, les nationalisations".
Mais le pire est à venir. La nuit du 24 au 25 août, le village est pris d'hystérie collective. Le docteur Gabbaï, l’un des premiers témoins, l’appellera dans son article médical "la nuit de l’apocalypse".
L'américain John G. Fuller décrit cette terrible soirée dans son livre "The day of St Anthony's fire" (1968) : "Le cauchemar commença à se développer en masse cette nuit-là, non seulement à Pont-Saint-Esprit mais à dix kilomètres à la ronde, dans les villages et dans les fermes, comme si un mystérieux signal cosmique avait subitement libéré une vague diabolique. Les cris et les hurlements se mirent à résonner dans toutes les rues, entrecoupés par les sirènes des ambulances mandées en hâte... Il ne s'agissait pas d'une hystérie collective. Les cas étaient séparés les uns des autres par des distances souvent importantes. L'hystérie de masse se produisit mais chez ceux que le fléau n'avait pas encore atteints et qui s'épiaient les uns les autres, attendant l'apparition subite de la folie. On n'était pas encore sûr que le pain fût responsable; on ne savait d'où venait le mal. Toute cette nuit-là des voitures, des charrettes, toutes sortes de moyens de transport amenèrent à l'hôpital des malades gémissant ou hurlant, en proie à des fantasmes de violence ou de peur. Quelques-uns entendaient des harmonies célestes; la plupart voyaient des choses horribles ou étaient fous de terreur. Les victimes avaient parfois des moments de lucidité où elles s'épouvantaient à l'idée de voir revenir le cauchemar (...) La force des accès était telle que, dans certains cas, il fallait quatorze hommes pour en maîtriser un seul. On était obligé d'attacher les malades à leur lit avec des cordes, mais les nœuds ne tenaient pas. A mesure que la nuit s'avançait, les médecins, les sœurs, les pompiers, les gendarmes étaient complètement débordés.Les malades se sauvaient, couraient à moitié nus et délirants dans le jardin de l'hôpital et dans les rues. A deux heures du matin, il y en avait plus de quarante ..."
En octobre, les symptômes ont presque tous disparu. On dénombre sept morts et une vingtaine d’internements.
Deux problèmes se posent.
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Une grande partie des dossiers liés aux expérimentations ont été brûlés en 1972 par Richard Helms, directeur de la CIA. Aucune preuve probante n’est donc possible de ce côté-là. Albarelli a néanmoins établi plusieurs connexions entre le village et la CIA grâce à des contacts avec des anciens de l’armée ou de l’agence secrète. Deux d’entre eux affirment que la CIA et la SOD, la Special Operations Department où travaillait Frank Olson à Fort Detrick, ont travaillé conjointement sur le projet. Mais impossible de savoir si les services secrets français étaient au courant.
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Si la CIA a réellement aspergé Pont-Saint-Esprit de LSD, pourquoi avoir choisi ce village ? Aucun historien ou journaliste n’a pu trouver la raison de ce choix. Sans compter que les Etats-Unis n’auraient pas risqué une crise diplomatique avec la France à cette époque. Qui plus est, il a été démontré que la CIA avait effectué des expériences inhumaines sur sa propre population, qu’elle soit payée 1 dollar par jour, volontaire ou non. Donc pourquoi attaquer un petit village qui n’a de lien avec l’Amérique que le dernier parent de Jackie Kennedy ?
L’hypothèse de l’ergot de seigle reste la plus crédible. Mais est-ce réellement ce qu'il s'est passé ? On ne le saura certainement jamais...
Lecture intéressante :
"The Day of St Anthony's Fire", John Grant Fuller Jr. ,Editions Hutchinson, 1969
"Le pain maudit : retour sur la France des années oubliées, 1945-1958", Steven L.Kaplan, Broché-Fayard 2008