L’histoire du paquebot Saint Louis commence sur une note d’espoir. Le 13 mai 1939, ce bateau de 175 m de long battant pavillon allemand quitte le port de Hambourg. A son bord, 937 réfugiés juifs et 231 membres d’équipage. Destination : La Havane ! La capitale de Cuba n’est qu’une étape de ce périple. Pour tous ces hommes, femmes et enfants, l’objectif final doit être les États-Unis.
Ce que les passagers du Saint Louis cherchent en quittant l’Europe, c’est une terre où il pourront se sentir en sécurité. Car le climat se détériore pour les juifs d’Allemagne en cette fin des années 30. La nuit de Cristal, au cours de laquelle des synagogues, des habitations et des magasins appartenant à des juifs ont été systématiquement saccagés, est encore dans toutes les mémoires.
Pour ceux qui en ont les moyens, le Saint Louis représente donc une planche de salut. Le bateau est affrété par la HAPAG, une compagnie qui effectue des liaisons transatlantiques. Celle-ci a tout prévu : elle vend des « billets combinés » aux candidats à l’exil. Le deal comprend un ticket aller-retour Allemagne-Amérique, ainsi qu’un visa permettant l’accès au territoire cubain. À partir de là, les réfugiés n’auront plus qu’à attendre leur tour sur les listes d’immigration américaines.
Le 13 mai 1939 à 20h, le Saint Louis largue les amarres au son de la fanfare. Pendant ce temps, les passagers découvrent l’un des bâtiments les plus luxueux de l’époque : 8 ponts, une piscine, une salle de fitness et des transats pour prendre le soleil.
Sur la passerelle, le capitaine Gustav Schroeder veille au grain. Ce vieux loup de mer polyglotte – on lui prête l’habileté à parler 7 langues – a commencé à naviguer dès l’âge de 16 ans. Avant le départ du Saint Louis, il a été très clair avec ses hommes : pas question de maltraiter les passagers parce qu’ils sont juifs. Il s’agit là d’une croisière comme une autre.
« Il n’avait pas le genre d’un capitaine tel qu’on aurait pu s’imaginer. Un homme grand et corpulent à la voix basse. Il dégageait un air d’honnêteté sous son allure de professeur. C’est vraiment ce qu’il était, avec ses bonnes manières. Jamais un juron. Jamais une remarque déplacée ou méchante. »
Carl Glismann, 19 ans en 1939, était marin sur le Saint Louis.
Le voyage doit durer deux semaines. Quatorze jours pendant lesquels l’ambiance se réchauffe. « Les gens faisaient preuve d’une bonne humeur héroïque compte tenu de la situation. Ils avaient plein d’espoir et aussi de craintes pour l’avenir », se souvient Anna Fuchs-Marx, une rescapée. Comme prévu, le 27 mai 1939, les côtes de l’Amérique sont en vue ! Dans les cabines, c’est le branle-bas de combat. Tout le monde rassemble ses affaires en rêvant à ce nouvel eldorado. Mais d’un coup, tout s’arrête net.
Avant le départ du Saint Louis, les formalités administratives semblaient en ordre. Les réfugiés avaient bien obtenu des visas de touristes qui leur permettaient d’entrer pour un temps limité à Cuba. Ce qu’ils ignoraient, c’est que 8 jours avant leur départ, le président cubain, Federico Laredo Bru, avait publié un décret invalidant tous les certificats de débarquement. Cette décision est un mélange de querelle politique interne et de craintes de la part des Cubains : « Ces juifs qui prétendent vouloir entrer aux États-Unis ne vont-ils pas finalement rester chez nous et nous prendre nos emplois ? », se demandent les locaux qui ont organisé une grande manifestation antisémite le 8 mai.
Et voilà que le Saint Louis est bloqué à quelques encablures de la terre. « Nous sommes restés dans le port de La Havane et il faisait une chaleur étouffante. Même la nuit », se souvient une survivante. La situation s’éternise. Au bout d’un moment, des petits bateaux s’approchent du monstre des mers. Dans ces embarcations, on trouve des marchands qui vendent des fruits frais, mais aussi des proches des passagers du paquebot. Ils sont arrivés un peu avant par d’autres moyens et voient leurs familles si proches et si lointaines à la fois. Rien n’y fait, les autorités cubaines restent inflexibles : elles ne veulent pas de ce bateau.
Finalement, 28 personnes quittent le navire. Parmi elles, 4 Espagnols, 2 Cubains et 22 passagers avec des documents d’immigration en règle. Un vingt-neuvième homme est débarqué au terme d’un geste tragique. Il s’est ouvert les veines et est immédiatement admis dans un hôpital cubain. Mais sans sa femme et ses enfants.
« Vous pouvez vous imaginer l'ambiance qui régnait. Tout le monde était très déprimé. Quelques-uns ont tenté de se suicider, je pense à un homme... Je crois qu'il s'est ouvert les poignets et il fut le seul à avoir débarqué parce qu'ils devaient l'emmener à l'hôpital pour le soigner. »
Gerda Blachmann Wilchfort, 16 ans en 1939.
Le 6 juin, l’évidence tombe : il faut partir. Mais où ? « Capitaine, où nous emmenez-vous ? », demande-t-on de toutes parts à Gustav Schroeder. Celui-ci, en proie à une terrible incertitude, écrit dans ses carnets cette phrase pleine de désespoir : « Pour la première fois de ma vie, je ne pouvais pas répondre à cette question. »
La Floride n’est pas bien loin. Le télégraphiste du Saint Louis multiplie les messages à destination de Franklin Roosevelt, implorant sa clémence. Las ! Le président américain, qui veut éviter de se faire des ennemis intérieurs en acceptant des réfugiés dans un pays en crise, se mure dans le silence. Le capitaine envisage alors de débarquer ses passagers en toute illégalité sur le sol américain. Mais, alors qu’il se dirige vers une baie de Miami, le paquebot est encerclé par les garde-côtes américains.
« Tous les jours, il y avait des genres de journaux imprimés qui étaient affichés pour nous dire ce qu’il se passait et tous les jours, nous devions aller dans un autre pays, mais rien n'a jamais abouti jusqu'à ce qu'enfin, nous sommes arrivés sur la côte de Miami et nous avons pensé que nous pouvions accoster. […] Nous avons vu les lumières de Miami. Nous avons vu les lumières de l'Amérique. Et ce fut tout.
Gerda Blachmann Wilchfort, 16 ans en 1939.
Il n’y a pas d’autre solution : il faut rebrousser chemin. Le trajet retour se fera dans une ambiance funèbre : les réfugiés sont conscients que, une fois de retour en Allemagne, ils seront à nouveau l’objet de persécutions. Schroeder charge d’ailleurs ses marins de vérifier dans tous les recoins du navire que personne ne tente de mettre fin à ses jours. Des survivants racontent aussi qu’une mutinerie s’était organisée pour prendre le contrôle du bateau. Le capitaine, bien décidé à tout tenter, pense à faire s’échouer le Saint Louis à proximité de l’Angleterre et d’y mettre le feu. Une fois les naufragés chargés dans des chaloupes, ils pourraient au moins trouver asile en Grande-Bretagne.
Quel autre pays pourrait bien accueillir les passagers du paquebot ? En coulisses, les choses s’organisent. L’artisan de cette opération diplomatique s’appelle Morris Troper. En tant que directeur de l’American Jewish Joint Distribution Committee, une organisation humanitaire juive, il négocie avec la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Belgique. Le 13 juin, miracle ! Ces quatre pays acceptent d’accueillir à parts presque égales les réfugiés du Saint Louis. À bord, on fête la bonne nouvelle. Une grande soirée en tenue de gala est organisée. La dernière avant bien longtemps.
La fin – temporaire – de cette histoire se passe à Anvers le 17 juin 1939. C’est là, au terme d’une odyssée de plus d’un mois, que tous les juifs du Saint Louis remettent le pied sur la terre ferme. Leurs chemins se séparent. Si certains réussiront bien à entrer aux Etats-Unis une fois que leur ordre sur la liste d’immigration le permettra, la plupart seront répartis dans toute l’Europe. Selon l’historienne Diane Afoumado, auteur de « Exil impossible », un ouvrage qui retrace le parcours de ces migrants, 231 passagers du Saint Louis ont péri dans les camps de la mort.
« Le voyage du Saint Louis », Galafilm INC. - Films d’ici - Canal +, 1994.
« Voyage of the St. Louis, a panel discussion on the 75th anniversary of the sailing of the refugee ship the St. Louis », Library of Congress
« Le voyage du Saint Louis », dans Encyclopédie multimedia de la Shoah, United States Holocaust Memorial Museum, Washington
« Le retour en Europe du Saint Louis », dans Encyclopédie multimedia de la Shoah, United States Holocaust Memorial Museum, Washington
« Le destin des passagers du Saint Louis », dans Encyclopédie multimedia de la Shoah, United States Holocaust Memorial Museum, Washington
« Témoignage vidéo : Gerda Blachmann Wilchfort », dans Encyclopédie multimedia de la Shoah, United States Holocaust Memorial Museum, Washington
US Holocaust Memorial Museum
Bibliotheque Historique de la Ville de Paris
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D.R
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