Les matériaux 2D: prémices d'une nouvelle révolution industrielle ?

© Reporters

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L’histoire de l’humanité est jalonnée d’inventions. Certaines d'entre elles ont véritablement bouleversé la société dans laquelle nous vivons. De la révolution agricole du Néolithique à celle industrielle du XIXe siècle, ces jalons sont représentés en gras dans les livres des écoliers. À chaque fois, ce sont des petites innovations qui, combinées, permettent d’ouvrir de nouveaux horizons.

Est-on aujourd’hui à l’aube d’un autre de ces tournants ? Il est peut-être trop tôt pour se prononcer sur la question mais le potentiel est là grâce à des nouveaux venus. On les appelle "matériaux bidimensionnels", ou "matériaux 2D" pour faire simple.

Ils sont nés en 2004, mais ce n’est que dans les années 2010 que les études se sont multipliées à leur sujet. Les États lancent de grands projets de financement pour obtenir leur épanouissement. Les doctorants en sciences se bousculent pour pouvoir participer à l’aventure. Les espoirs suscités sont énormes. Va-t-on assister à une "révolution 2D" ?

Dans le cadre de la série "C'est pour demain", LaLibre.be vous présente ici cette nouvelle technologie si prometteuse.

Matériaux 2D, quésaco?

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Vous n’avez probablement jamais entendu parler de ces matériaux 2D. Même le plus "ambassadeur" de ceux-ci auprès du grand public, le graphène, commence à peine à se faire connaître. Mais alors, quels sont ces mystérieux objets ? Tout commence en 2004 avec ce fameux graphène. Pour comprendre ce dont il s’agit, c’est très simple. Prenez une mine de crayon, ou du graphite dans le jargon scientifique. Elle est composée d’un nombre incalculable de feuilles d’atomes de carbone empilées les unes sur les autres. Prenez une de ces feuilles, et là, vous avez du graphène, le précurseur des matériaux 2D !

Cela ne semble pas très compliqué. Pourtant, jusque-là, les scientifiques pensaient qu’il était presque impossible de l’isoler. Selon eux, le résultat aurait été trop instable. C’était sans compter sur la ténacité des futurs prix Nobel de physique de 2010. Leur solution ne tient pourtant pas non plus de grands discours d’érudits. Ils ont mis du graphite sur du scotch et ils ont décollé une par une toutes les feuilles de carbone. Résultat : ils ont réussi à n’en garder qu’un seul exemplaire. Un plan, en 2D, de carbone, avec seulement l’épaisseur d’un atome. Comme quoi il ne faut pas toujours des équipements ultra-performants...

La méthode a depuis fait des émules. S’il est possible d’isoler une feuille d’un matériau comme le graphite, pourquoi ne pas le faire avec d’autres éléments lamellaires ? La découverte du graphène engendre alors un véritable big bang scientifique. Toute une série de matériaux 2D émergent pour servir d’isolant thermique, de semi-conducteur...

Mais qu’est-ce que cela change ? La réponse tient dans les propriétés de ces nouveaux venus. "La physique que l’on observe dans le monde tridimensionnel n’est pas la même dans celui bidimensionnel. On a véritablement des lois physiques différentes. C’est la première fois, avec les matériaux 2D, que l’on observe dans la physique du solide des propriétés basées sur la relativité d’Einstein. Par exemple, le graphène n’a presque pas besoin d’excitation pour conduire le courant électrique, contrairement au silicium des transistors", explique Jean-Christophe Charlier, chercheur à l’Institut de la matière condensée et des nanosciences (IMCN) de Louvain-la-Neuve.

Dans le cas du graphène, ses propriétés sont encore bien plus nombreuses. Il est non seulement un conducteur électrique formidable mais aussi thermique. Puisqu’il est extrêmement fin, il laisse passer la lumière et est transparent à 97 %. Facile de comprendre que le graphène est léger mais il faut aussi noter son incroyable robustesse. Enfin, il est très flexible, comme une feuille de papier que l’on pourrait déformer selon nos convenances.

Un graphène très prometteur

© A. Ferrari et al., Nanoscale, 2015

© A. Ferrari et al., Nanoscale, 2015

Puisqu’il représente un peu la "star des matériaux 2D", autant se porter plus spécifiquement sur quelques possibilités permises par le graphène. Tout d’abord, il y a l’amélioration des batteries. En harmonisant les multiples propriétés du graphène avec d’autres matériaux, on peut multiplier les performances des batteries d'ordinateurs, de smartphones, des voitures ou encore des avions. On peut aussi espérer une baisse des coûts dans l’aéronautique grâce à des avions plus légers et donc moins gourmands en carburant.

Le graphène devrait donc déjà révolutionner notre quotidien avec ces innovations. Mais pour les chercheurs, cela permettrait également de sauver des vies. Exemple avec la capacité de séquençage de l’ADN que l'on ferait passer à travers les mailles du graphène. Objectif : en détecter chaque détail grâce à sa sensibilité. Une médecine individualisée pourrait prendre son essor grâce à cette technologie.

Si vous voulez épargner ce cycliste qui passe devant votre voiture une fois la nuit tombée, pas de souci, le graphène est là. En l’intégrant dans une sorte de caméra thermique modifiée, chaque détail est perceptible dans le noir complet. Les policiers pourraient aussi bénéficier d’un gilet pare-balles nouvelle génération beaucoup plus léger que les versions actuelles.

L’aide humanitaire pourrait également utiliser ce matériau en carbone. En réalisant des trous d’un diamètre précis au sein d’une feuille de graphène, il est possible de ne laisser passer que les molécules d’eau. Le sel et toute une série de polluants sont filtrés. On pourrait dès lors désaliniser l’eau pour pouvoir la boire. Une technique que ne bouderaient pas les pays en voie de développement. Les essais en laboratoire sont déjà concluants. Il ne reste plus qu’à passer à l’étape industrielle.

Passage de l'ADN à travers le graphène © A. Ferrari et al., Nanoscale, 2015

Passage de l'ADN à travers le graphène © A. Ferrari et al., Nanoscale, 2015

Impact d'une balle sur du graphène qui absorbe le choc © Reporters

Impact d'une balle sur du graphène qui absorbe le choc © Reporters

Avec les autres matériaux 2D, les possibilités s'élargissent encore

© Palacios Tomás, MIT-Japan Conference, 2013.

© Palacios Tomás, MIT-Japan Conference, 2013.

En se focalisant sur le graphène, on en oublierait presque qu’il existe d’autres matériaux 2D. Ils peuvent bien sûr partager certaines caractéristiques entre eux. Mais ce qui est intéressant, ce sont leurs différences. Pourquoi ? Parce qu’on peut combiner leurs effets en empilant différents matériaux 2D les uns sur les autres.

"C’est un peu l’idée des Lego. Chacun de ces matériaux constitue une brique. On peut les agencer et on obtient un matériau très spécifique. Avec nos ordinateurs de l’institut, le but est de voir ce que l’on pourrait faire avec ces empilements pour avoir une propriété spécifique dans un domaine particulier", précise Jean-Christophe Charlier.

Pour le moment, les chercheurs tentent de jouer sur ces combinaisons pour remplacer des dispositifs déjà existants. Par exemple, l’université de Manchester a combiné du graphène, du disulfure de molybdène et du nitrure de bore pour en faire un transistor. D’autres instituts ont amélioré les panneaux photovoltaïques. "Si on veut le meilleur transport électrique possible au jour d'aujourd'hui, on met du graphène sur un autre matériau 2D et on a des capacités 1.000 à 10.000 fois supérieures qu’avec du silicium à température ambiante. Alors que le silicium est la base de toute l’électronique actuelle".

L’étape suivante de la recherche sur les matériaux 2D commence dès maintenant. Il s’agit de créer des systèmes complètement nouveaux et inédits. Ils ne se destinent donc plus à remplacer mais à innover. On entre ici dans le champ de la prédiction. Les prochaines années s’annoncent donc prometteuses et passionnantes pour les scientifiques.

Mais ici, le passage à la pratique est compliqué. "Pour produire des petites hétéro-structures comme celles-ci, il faut passer des heures en chambres propres pour éviter toute contamination. Cela reste un processus compliqué et ce n’est pas à la portée de n’importe quel chercheur. Mais quand on y parvient, on obtient des propriétés exceptionnelles".

Passer du laboratoire à la production industrielle

Production du graphène en Chine © Reporters

Production du graphène en Chine © Reporters

Le souci est donc bel et bien la production de graphène, et d’autres matériaux 2D, à grande échelle. Quatorze ans après les premières réalisations, il reste difficile d’en créer de grandes quantités. Comme l'explique Jean-Christophe Charlier, "le problème, c’est que la production de graphène reste encore à l’heure actuelle très chère. On est en train de diminuer les prix mais cela reste le gros souci. Cela dit, ces dernières années, on est passé d’environ 1.000€ le gramme à 500€ le kilo pour le graphène. En Chine toutefois, s'ils promettent des prix très bas, je peux vous dire que dans ce cas-là, ce n’est pas du graphène".

Lentement mais sûrement, le graphène fait donc son chemin. Ces six prochaines années, le plan européen pour son développement prévoit de passer progressivement du laboratoire à l’échelle industrielle. Les États-Unis, qui financent encore plus ce projet que les pays européens, sont également dans cette optique. On est donc aujourd’hui à un moment clé. Cette transition est en train de se réaliser et de grandes entreprises ont bien compris l’enjeu. C’est le cas du coréen Samsung.

"Samsung fait maintenant du graphène dans des fours industriels avec de grands rouleaux de cuivre. Ces derniers tournent, sont bombardés par de l’acétylène et il en ressort une feuille de graphène que l’on détache du cuivre. La qualité n’est pas exceptionnelle mais c’est déjà pas mal. Ils sont parvenus à faire un écran de 76 cm de diagonale comme cela. Plus on va avancer et plus la qualité du graphène va être bonne. On va donc pouvoir avoir des écrans flexibles de très grande qualité", précise Jean-Christophe Charlier.

Réussir à passer toutes ces épreuves de production pourrait aussi avoir un effet collatéral assez intéressant. À l’heure actuelle, toute une série de ressources naturelles doivent être exploitées pour constituer les composants électroniques. Avec les matériaux 2D, qui sont si puissants avec si peu de matières premières, pas besoin d’épuiser les richesses de la Terre à grande échelle. Toute une série de métaux aujourd’hui utilisés pourraient être remplacés par ces véritables pépites technologiques.

Bien sûr, tout ne pourra pas être substitué. Les matériaux 2D doivent s’appuyer sur d’autres types de supports. Ils ne remplaceront donc pas tout ce que nous connaissons. Quoi qu’il en soit, leur arrivée pourra avoir un certain impact écologique. Une qualité de plus à ajouter à la longue liste de leurs propriétés.