Marcel Bich

L’épopée d’un baron devenu le roi du stylo à bille

« Le Bic cristal est l’unique exemple du socialisme réalisé... car il annule tout droit à la propriété et toute distinction sociale. » Cette phrase attribuée au sociologue et écrivain Umberto Eco résume à elle seule la singularité du stylo à bille inventé au milieu du XXe siècle par le Baron Marcel Bich. Le Bic, produit en quantité astronomique à prix dérisoire, est l’outil de tous les jours par excellence. « T’as pas un Bic ? » ou « prête-moi ton Bic »... Quoi qu’il arrive, on sait qu’on ne reverra jamais le Bic qu’on tend, un objet qu’on prête comme on le donne, parce qu’il ne coûte rien et qu’on sait qu’on en trouvera bien toujours un autre quelque part. Même si votre stylo à bille n’a pas été fabriqué par la société française Bic, il se nomme souvent de la sorte, tellement le nom est entré dans le langage courant.

L’histoire du Bic commence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une France où tout est à reconstruire. En octobre 1945, Marcel Bich, baron de son état (un titre hérité de son arrière-grand-père), rachète avec son associé Edouard Buffard un atelier situé à Clichy, en banlieue nord de Paris. Ils mettent l’équivalent de 50.000 euros d’aujourd’hui dans cette affaire. Jusqu’ici, Marcel Bich travaillait pour les « Encres Stephens », dont il dirigeait la production. Mais ce licencié en droit ne se voyait pas travailler toute sa vie pour un patron. À Clichy, il fonde PPA (pour « porte-plume, porte-mines et accessoires ») et n’a qu’un seul objectif : développer un outil d’écriture peu cher et très performant.

La légende familiale veut que Marcel Bich ait trouvé son inspiration en observant un homme en train de pousser une brouette dans un terrain boueux. La roue de l’engin qui trace un sillon dans le sol devient dans son esprit une bille qui roule et dépose de l’encre sur le papier en un trait rectiligne. Problème : l’idée même du stylo à bille existe depuis plusieurs années. En 1938, le Hongrois László Biró a déposé à Paris le brevet d’un objet similaire. Mais son système n’est pas tout à fait au point. L’encre à séchage rapide utilisée d’habitude pour l’impression des journaux ne s’écoule pas correctement. Bich rachète les droits de cette invention.

Marcel Bich va développer l’objet avec une obsession en tête : faire un stylo à bille jetable bon marché et donc… peu coûteux à produire. Ingénieur dans l’âme, il organise le processus de fabrication en usine avec des machines à la pointe de la technologie. L’ingénieur est doublé d’un commercial : son stylo, le Bic Cristal (sans « h » final) à la forme alvéolaire caractéristique, sera disponible absolument partout dès 1950 :

« En 1950 il y avait très peu de grandes surfaces. À ce moment-là on allait surtout dans les librairies, chez les papetiers, chez les tabacs. Aujourd’hui on peut le trouver dans toute la grande distribution. Par contre, on s’attache toujours à avoir de la distribution locale. Pour que les consommateurs puissent trouver notre produit là où ils vont tous les jours sans forcément prendre leur voiture pour aller dans les grands centres. Une des grandes différences entre nous et nos concurrents, c’est que vous trouvez nos produits partout. »

Bruno Bich, fils de Marcel Bich, actuel président de l’entreprise.



Longtemps décrié par les instituteurs qui le voient comme l’ennemi de la belle écriture à la plume faite de pleins et de déliés, le Bic fait une entrée triomphale dans les écoles françaises en 1965. En septembre de cette année-là, une circulaire du ministère de l’Éducation nationale autorise l’utilisation par les élèves des « crayons à bille qui procurent des avantages […] à condition qu’ils soient bien choisis ».

Le Bic du baron est presque increvable. En 2015 encore, on s’étonne de ses performances. Selon les sources, il permettrait de tracer un trait long de 2 à 3 km ou de remplir 986 grilles de sudoku. Dans la vidéo ci-dessous, un jeune « YouTubeur » teste l’autonomie du Bic. Il lui faudra prêt de 40 heures d’écriture et 293 pages de cahier pour en venir à bout.

Une stratégie marketing increvable

Un produit performant, des usines efficaces… il manque un ingrédient miracle pour pérenniser le succès : le marketing. Très vite Marcel Bich s’offre les services du dessinateur Raymond Savignac, spécialiste des affiches publicitaires. Ce dernier crée le personnage à tête de bille qui illustre encore aujourd’hui les emballages de la marque. Plus tard, il y aura aussi un véhicule Bic dans la caravane du Tour de France.



Au XXIe siècle, le trait de génie de Bic s’appelle « Les perles du bac » : de courtes vidéos publiées sur YouTube qui s’échangent en masse sur les réseaux sociaux. On y découvre des lycéens en plein oral du baccalauréat. Les uns après les autres, ils peinent à répondre aux questions de l’examinateur… jusqu’à sortir des énormités et des contresens. Finement jouées, à tel point que certains les prennent pour de véritables situations gênantes filmées sur le vif, elles rencontrent toujours un franc succès.

Des succès et des échecs

Jamais en mal d’idée, Marcel Bich explore d’autres marchés. Celui du briquet jetable d’abord, lancé en 1973. L’année suivante, il s’en vend 290.000 chaque jour dans le monde. En 1975, Bic est leader sur ce marché. Et tout ça sans renoncer à ses origines : la première usine de briquets Bic, située à Redon, en Bretagne, est encore en activité aujourd’hui. Du « Made in France » plus que jamais donc, de quoi redonner de l’espoir à Arnaud Montebourg, éphémère ministre du Redressement productif dans le gouvernement Valls, qui avait fait du « produire en France » son cheval de bataille.

Après les briquets, c’est au tour du rasoir jetable de faire son entrée dans les rayonnages. Quelques années plus tard, en 1988, Bic connaît son premier gros échec commercial avec… les parfums. Fidèle à son esprit d’origine, l’entreprise voulait un produit peu coûteux et accessible au plus grand nombre. Elle choisit de vendre ses parfums comme elle vend ses briquets: en petit format sur les comptoirs des bureaux de tabac. Mais c’était sans compter sur l’image si particulière du parfum à la française : un produit de luxe associé à un univers onirique et qu’on achète dans des boutiques spécialisées. Résultat : aucune des quatre fragrances mises en vente ne séduira le grand public. En 1991, Bic lâche l’affaire.

Marcel Bich est un homme têtu, un patriarche autoritaire qui mène son personnel d’une main de fer. Homme d’affaires avisé, il l’est certainement. Fou de voile aussi. Peut-être un peu trop. Les affaires du baron sont florissantes, alors il investit dans les sports nautiques, une passion cultivée pendant son adolescence passée dans le bassin d’Arcachon. Il dépensera sans compter pour participer à une course mythique : la Coupe de l’America. Il embauche les meilleurs marins, se fait construire les bateaux les plus performants… « Je ne suis pas marin. C’est une passion de la compétition. Et essayer de gagner, si on peut… », disait-il. Làs ! Ses équipages essuient échec sur échec. En quatre éditions, de 1970 à 1980, Marcel Bich n’inscrira jamais son nom au palmarès de l’épreuve. Paradoxalement, ces défaites lui ouvriront les portes du marché américain. « Il l’a fait aussi parce qu’il a compris que c’était la meilleure publicité du monde, la moins chère », analysait récemment le publicitaire français Jacques Séguéla.

Du Bic partout… ou presque

Entrée en bourse en 1972, l’entreprise Bich affiche en permanence une santé de fer et peut compter, sur « 300 millions d’euros de cash » en 2015, selon son patron Bruno Bich. De quoi se développer tous azimuts et coller son nom à tout et n’importe quoi. Il existe donc une voiture Citroën Saxo Bic,
ainsi que – on le sait moins – des planches à voile, des planches de surf et de paddle produites par Bic Sport.

Autre secteur où la marque est présente : la téléphonie avec le Bic Phone produit en partenariat avec le français Alcatel. À sa sortie en 2008, il est caricaturé comme un téléphone portable jetable par ses détracteurs. Il s’agit surtout d’un GSM prêt à l’emploi vendu avec une carte sim et un crédit d’appel.

60 ans après le lancement du Bic Cristal, le regard de la famille Bich se tourne à présent vers l’Asie et surtout vers le marché chinois qui représente un énorme potentiel commercial. Même si « c’est très difficile de faire des affaires en Chine », concèdait récemment Bruno Bich dans un interview sur France Info.



Et le numérique, qui fait préférer les claviers aux stylos ? Menace-t-il la suprématie de Bic ? La marque ne s’en inquiète pas outre mesure. Quelques gadgets pour tablettes et smartphones, tels qu’un BLOC-NOTES TACTIL ou un BRIQUET VIRTUEL , ont bien vu le jour. Mais pour Bruno Bich, on achètera toujours des stylos à bille. « Pour l’instant, c’est assez stable », assure-t-il sereinement. Sa principale préoccupation pour le moment : passer les actions de l’entreprise aux générations suivantes. Fidèle à l’esprit du baron Bich qui avait confié à 8 de ses 11 enfants le soin d’étendre les activités du groupe à l’international, Bic veut rester une affaire familiale.

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