Les Yézidis
liégeois
se découvrent
une identité

"La Libre Belgique " a suivi Zerdest Agirman, un jeune Liégeois, jusqu'à Lalesh, le lieu saint des Yézidis en Irak.

Hésitant, Zerdest Agirman a suivi les pas des autres croyants. Autour de la tombe du cheikh Adi, le savant soufi enterré dans le site sacré de Lalesh en Irak, il a tourné trois fois, puis s’est incliné. Une immense émotion l’a envahi. Lui, le fils d’immigrés établis à Liège, venait d’accomplir l’acte le plus solennel que tout Yézidi doit honorer au cours de sa vie.

"Lalesh, c’est un aboutissement", dit-il à la lueur des bougies qui éclairent faiblement la grotte où est enterré le saint homme."J’ai vu de mes yeux vu. Je peux témoigner à la communauté. Beaucoup disaient que c’était dangereux de venir ici. On a bravé cela malgré les obstacles".

Le Liégeois devant un mausolée à l'extérieur de Lalesh.

Le Liégeois devant un mausolée à l'extérieur de Lalesh.

Zerdest a beau porter un prénom kurde, une pointe d’accent liégeois se fait entendre. Secrétaire général du centre yézidi de Droixhe à 31 ans, il fait partie de cette communauté de 3.500 à 5.000 yézidis qui habitent en Belgique. La plupart – près de 90 % - se sont installés à Liège à partir des années 90. Originaire de la région de Mardin en Turquie et plus précisément du village d’Agirman, la communauté a grandi petit à petit, grâce au regroupement familial, et depuis 2014 par l’apport de réfugiés venus d’Irak qui se sont établis dans la commune de Saint-Nicolas.

"Je suis arrivé en 1986 de Turquie", explique l’un des membres de la famille Agirman. "Nos prédécesseurs avaient vanté l’égalité qui existait en Belgique. Dans les années 80, une vingtaine de familles vivaient encore au village. Mais l’armée turque les menaçait. Alors nous sommes partis. Un seul yézidi vit encore dans le village. Il a du mal à marcher".

Une branche de la famille de Zerdest s’est établie en Syrie, l’autre à Liège, où les Yézidis tiennent cinq magasins, dont le spécialiste des chichas de la cité ardente.

Comme la première vague de Yézidis est venue d’une région de Turquie fortement influencée par le PKK d’Abdullah Öcalan, le portrait du leader kurde a longtemps trôné dans le centre culturel de Droixhe, à côté du couple royal belge, mais il a été retiré récemment sous la pression des Kurdes irakiens qui ne se retrouvent pas du tout dans l’idéologie du PKK.

Cela dit, la principale activité du centre culturel est le jeu de cartes. "C’est la meilleure façon de rapprocher les générations", sourit Zerdest.

A 31 ans, Zerdest est célibataire, habite dans la maison familiale de Droixhe et travaille au service manutention de l’aéroport de Bierset. Il a cinq frères et une soeur.

Leur maison est remplie de grigris protecteurs contre l’oeil mauvais, mais c’est dans sa chambre que la mère de Zerdest a installé son lieu de prière. Comme les Yézidis liégeois ne disposent pas de temple, ils prient dans leurs maisons. La mère garde dans sa chambre un peu de terre sacrée de Lalesh (la boule de berat) et entrepose une pile impressionnante de matelas et de coussins, signes de bienveillance à l’égard des invités.

« Je prie le soir avant d’aller dormir », assure-t-elle.

La mère de Zerdest Agirman
Zerdest et sa mère, chez eux.

Zerdest et sa mère, chez eux.

"Dans mon imaginaire, la religion yézidie, c’était Lalesh"

Zerdest Agirman

Zerdest est revenu transformé de son séjour à Lalesh. Nous l’avons rencontré quelques semaines plus tard. "Cela a été une fierté d’aller là-bas", dit-il. "Dans mon imaginaire, la religion yézidie, c’était Lalesh. J’ai été un des premiers jeunes à faire le pèlerinage. En rentrant, mes amis étaient curieux. Après m’avoir écouté, ils m’ont dit : tu nous a fait voyager".

Le Liégeois a grandi au rythme des fêtes yézidies, mais n’avait pas exploré leur spiritualité. Comme beaucoup d’autres, son identité s’est réveillée lorsque les médias du monde entier ont commencé, à la fin de l’été 2014, à parler du drame yézidi en Irak.

Depuis, constate son cousin Bino, 24 ans, "je remarque une grande différence. Comme s'il avait fait un accomplissement. Il connaît mieux sa religion. Il est moins ignorant. Il sait comment marcher. On dit souvent que lorsqu’on sait d’où on vient, on sait où on va".

La jeune génération yézidie de Belgique n’a jamais été "accro" aux traditions et, de moins en moins, à l’obligation de se marier entre soi et entre cousins. Certains partent encore en Irak pour trouver l’âme sœur, mais d’autres ont ouvert leurs horizons féminins.

Le baptême de Zerdest au temple de Mahmarashan.

Le baptême de Zerdest au temple de Mahmarashan.

Un rite initiatique: avancer les yeux fermés vers un tableau séparé en deux. A droite, c'est l'enfer. A gauche, le paradis.  

Un rite initiatique: avancer les yeux fermés vers un tableau séparé en deux. A droite, c'est l'enfer. A gauche, le paradis.  

Zerdest s’est fait baptiser en Irak, non à Lalesh, où il s’est purifié à deux sources sacrées, mais dans le temple de Mahmarashan. Là est enterré le compagnon le plus fidèle du cheikh Adi. Y coule une source même les jours de sécheresse, assurent les anciens. C’est un endroit isolé, entouré de villages musulmans, au pied du mont Makloub. "Daech n’est jamais venu ici", assure l’un d’eux en levant le doigt. "Ils ne pourraient pas car Mahmarashan les attaquerait. Il est toujours vivant. Nous sommes comme une grande famille où la personne la plus puissante retiendrait les membres de la famille. Mais il ne peut pas retenir tous les Yézidis. Nous n’avons pas de pays assez grand".

A Liège, les Yézidis n’ont ni temples, ni lieux sacrés, mais entretiennent la mémoire de leur communauté et de leur religion autant qu’ils le peuvent. "Nous pensons que nous devons axer la spiritualité par un travail sur soi, pour mieux comprendre la nature humaine et faire la différence entre le bien et le mal", explique Tamoev Kniaz, un conseiller spirituel originaire de Géorgie. "Les jeunes sont très réceptifs", ajoute cet homme qui a le rang de « Pîr » et donne cours aux jeunes chaque mercredi soir.

Cette émigration de yézidis géorgiens est plus ancienne encore. Elle date de la première guerre mondiale, après le génocide des Arméniens et des Assyriens.

Les Yézidis caressent l’espoir que leur religion soit reconnue un jour en Europe, "sous la voûte de la laïcité", assurent-ils.
Ils ont le temps. Bien que les origines du yézidisme restent peu claires, son calendrier a 4.750 années de plus que le calendrier chrétien, 990 années de plus que le calendrier juif et a 5.329 années de plus que le calendrier musulman. Bref, une éternité.

Une semaine dans une famille yézidie

Vivre dans une famille yézidie, c’est d’abord accepter sa condition d’invité. Pas question de ramener une assiette à la cuisine, ni encore moins d’aller se servir dans le frigo. Dans cette famille qui nous accueille pour une semaine à Mahate (Irak), la cuisine est le territoire des femmes.

Nous dormons dans le salon, dont les canapés ont été repoussés sur les côtés pour allonger au sol les matelas et autant de couvertures que nous le souhaitons. La maison basse comporte une cour intérieure, qui offre une ombre salutaire en été tandis que notre hôte, Shakir, y range sa voiture tous les soirs. Dans un coin s’empilent des sacs de graines qui attendent le printemps pour être replantées.

Shakir Simo Exirto a cinq enfants, trois filles et deux garçons. Il est le propriétaire d’un troupeau de moutons qui paissent de l’autre côté de la voie rapide qui jouxte la bourgade. L’un de ses frères est couturier à deux rues de là. Un autre vit en Suisse où il a ouvert un Döner Kebab.
Sa femme est la première à se lever le matin. Elle sort de la maison à pas de pantoufles et va prier devant le soleil levant. Contrairement à l’islam, majoritaire dans la région, les yézidis ne pratiquent pas des prières collectives. C’est un moment, matin et soir, que s’accorde le fidèle pour être en communion avec Dieu.

Puis la maîtresse de maison se met à préparer le petit déjeuner. Du très solide : oeufs sur le plat, fromage en lamelles, aubergines cuites, beurre de cacahuète, pain pita, le tout arrosé d’un thé sucré.

Chacun vaque à ses occupations dans la journée, selon les règles traditionnelles de la société moyen-orientale. Les femmes raclent la cour avec de l’eau, font la lessive, brossent sans arrêt tandis que les hommes s’esquivent en ville ou dans les champs.

Et le soir, c’est à nouveau le banquet. Une nappe en plastique est posée sur le sol. Puis, rapidement, les femmes déposent les plats, ustensiles, assiettes et canettes de soda. Puisqu’il y a des invités, c’est particulièrement abondant. Un agneau a été sacrifié. Ses parties, jusqu’à la cervelle, sont servies sur une montagne de riz. Des tomates entières ont été cuites au barbecue. Des plats disposent des piments trempés dans une sauce tomate vinaigrée et une salade de tomates et de concombres finement coupés.

Les hommes et leurs invités mangent en premier lieu – sans dédaigner une bière et un verre de whisky acheté dans le magasin d’alcool du village. Ensuite, les femmes recomposent des plats avec les restes – et enfin, elles mangent.

(Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles)