Les valeurs
des vignerons
de la "Provence belge"

L' âme du vin wallon (6/6)

La production de vin en Wallonie se développe de manière importante ces dernières années. Des appellations ont vu le jour et chaque année de nouveaux hectares de vignes entrent en production. Des nouveaux domaines apparaissent. Du vigneron amateur qui a démarré avec quelques pieds de vignes au fond de son jardin aux producteurs ambitieux, les vins wallons sont sortis du registre de l’anecdote amusante. Le vin c’est une région, c’est un terroir, en Wallonie comme ailleurs dans le monde. Derrière ces vins wallons, il y a des femmes, des hommes, des équipes, il y a des gens. Ils sont passionnés, c’est un hobby, c’est un métier, certains sont très ambitieux. Qu’est-ce qui les a inspirés, qu’est-ce qui les guide ? Quelle est l’âme du vin wallon ?

Le Clos de la Fouchère, à Torgny

Pour clôturer notre route des vins wallons, en route pour le Sud et la Gaume, qualifiée par certains de "Provence belge". C’est là-bas, plus précisément à Torgny, le village le plus méridional du Royaume aux maisons de pierre calcaire jaunâtre, que l’on trouve le plus ancien vignoble en activité de Wallonie. Les premières vignes du Clos de la Fouchère ont en effet été plantées par le docteur Kayser en 1983. Avantageusement situées sur une colline – une cuesta comme on dit là-bas - orientée vers le sud-ouest, elles sont entourées de bois et de cultures de froment ou de luzerne. Elles font face à la France, qui se trouve juste derrière le Chiers, le ruisseau qui fait office de frontière. Le domaine, d’une petite vingtaine d’hectares, a été repris en 2008 par deux amis, Hubert Burnotte et Dany Dries, originaires de Neufchâteau.

Ce jour-là, c’est Hubert Burnotte, ingénieur retraité, qui joue les guides au milieu des vignoble. "La vigne, cela fait quarante-cinq ans que je suis dedans, raconte-t-il. J’ai fait les vendanges en Champagne, je suis devenu ami avec un viticulteur, j’ai appris le métier et j’ai suivi deux ans de cours à Epernay. J’ai aussi donné des cours d’oenophilie."

Dès leur arrivée à la Fouchère, les deux amis font passer le Clos à la viticulture bio. Adieu les traitements chimiques, place à la bouillie bordelaise, aux algues marines, au souffre,… "Et depuis l’an passé, on est en biodynamie, poursuit Hubert Burnotte. C’est une philosophie qui vient du docteur Steiner. C’est assez ésotérique, mais cela fonctionne. Il y a deux préparations : la 500, c’est de la bouse de vache placée dans des cornes de vache dans le sol ; la 501, c’est de la silice de quartz, qu’on projette sur le feuillage, à l’aube. Cela permet de réduire par cinq les quantités de souffre et de cuivre dans les traitements."

Convaincu des bienfaits de cette méthode qu’il applique même dans son potager ("ma femme dit que je suis taré"), Hubert Burnotte ne cherche pas à obtenir un label. "Les certifications, je m’en fous. Ce qui compte, c’est ce qu’il y a dans la bouteille. Et pour 600 bouteilles par an, cela ne vaut pas la peine." Ce traitement le plus naturel possible se poursuit lors de la vinification. "Ni ajout de sucre, ni ajout de levures. Pas de pompes pour soutirer le vin. Pas de filtration. Juste un peu de sulfite. On ne triche pas. Le vin, c’est ce que la nature nous a donné."

La nature, c’est notamment ce terroir argilo-calcaire. "Nous sommes proches de la roche mère, qui part de Comblanchien, en Bourgogne. C’est pour cela que le pinot noir et le chardonnay se portent bien ici. Mais moi, du chardonnay, je n’en veux pas trop. Juste un peu pour les bulles. Tout le monde en fait."

La nature, c’est aussi ce climat favorable. Le micro-climat de Torgny, ce n’est pas une légende. "Il peut pleuvoir à Lamorteau, le village voisin, mais quand les nuages arrivent ici, ils s’écartent", explique Hubert Burnotte. Bon, évidemment, il pleut quand même à Torgny, mais moins qu’ailleurs. Ce n’est pas un problème pour la vigne, qui ne craint pas la sécheresse. Et c’est bénéfique pour les raisins, qui n’aiment pas l’humidité.

La nature, enfin, ce sont les cépages qu’ils travaillent. Des cépages traditionnels (vitis vinifera). "Pour faire des vins tranquilles, c’est mieux", pense Hubert Burnotte. Pour élaborer leur vin rouge, les deux vignerons assemblent "du pinot noir, qui donne la structure ; du pinot Saint-Laurent, pour la couleur et la souplesse ; et du frühburgunder, pour le fruité et la maturité précoce". Pour le blanc, "le rivaner apporte le fruit ; le riesling, la structure et la finesse ; l’auxerrois, la charpente ; et le sieger, les épices de fin de bouche".

Au bout du compte, après un subtil élevage en futs de chêne venus de Bourgogne, le résultat est sympa dans le verre. Le blanc est sobrement baptisé "Vin blanc de Torgny". "Avec ses arômes de fleurs blanches, sa rondeur, sa minéralité, il est exceptionnel pour Torgny. Enfin, c’est mon avis", sourit Hubert Burnotte. Quant au "Pinot noir de Torgny", qui porte le nom de son cépage majoritaire, son nez de cerise fraîche et sa belle acidité en font un joli rouge qui accompagnera une viande blanche, par exemple.

Des cuvées qui s’écoulent surtout localement. "Pour rentrer dans nos frais, on a calculé qu’il faudrait vendre nos bouteilles à 250 euros pendant dix ans", se marre Hubert Burnotte. Les deux compères les vendent au prix de 10 euros…

Le Poirier du Loup, à Torgny

Le petit village de Torgny compte un second vignoble qui possède, lui aussi, une histoire bien particulière. Installé à quelques centaines de mètres du Clos de la Fouchère, sur la même "cuesta", le Poirier du Loup est un vignoble communal. "Les premières vignes ont été plantées par une bande de copains il y a une trentaine d’années. Après dix ans, ils ont arrêté et la commune (Rouvroy), qui avait compris que les vignes constituaient un atout touristique, a racheté le domaine et une coopérative a été créée pour l’exploiter", contextualise Anne-Françoise Lhermitte, l’une des dix bénévoles qui font tourner le Poirier du Loup. Un domaine qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, ne produit pas de vin de poire. "Cela prête à confusion. L’histoire raconte que l’on y pendait le cadavre des loups à un poirier, pour effrayer leurs congénères."

Le vignoble fait 1,6 hectare, planté pour moitié en pinot noir, et pour l’autre moitié en auxerrois, pinot blanc et gewurztraminer. Outre un ratafia, qui n’est pas un vin mais un jus de raisin muté à l’alcool, le Poirier du Loup élabore exclusivement des vins effervescents : un crémant rosé au joli nez de groseille rouge, qui bénéficie de l’appellation Crémant de Wallonie, et un crémant blanc. "Nous produisons en moyenne 7000 à 8000 bouteilles, explique Michel Crucifix, l’un des pères fondateurs de la coopérative. Si on veut être compétitif, il faut faire des bulles. Le vin tranquille, c’est bien si on se limite à quelques centaines de bouteilles." "Même si la pression est moins forte, vu que la commune nous aide, nous avons quand même un objectif de rentabilité", confirme Anne-Françoise Lhermitte. "Avant, nous faisions aussi du vin tranquille, mais cela nécessite des raisins avec une plus grande maturité. En 2018, une année exceptionnelle, c’était OK, mais sinon, cela reste difficile. Nous sommes dans le sud, certes, mais cela reste la Belgique. Du coup, on ne fait plus que du pétillant", qui s’accomode très bien de l’acidité des raisins. Les bouteilles partent essentiellement dans les maisons du tourisme ou les restaurants locaux, mais on en trouve également au magasin "D’ici", à Naninne (Namur).

"Depuis 2012, le domaine est certifié bio", reprend Anne-Françoise Lhermitte. "Nous ne voulions pas nuire à la santé de nos bénévoles." Le domaine se veut respectueux de l’environnement et des hommes. Et il y ajoute une dimension sociale : il accueille des stagiaires de l’ASBL La Toupie, à Arlon, qui aide à la réinsertion socioprofessionnelle de jeunes en difficultés par le biais de la formation par le travail. "Nos stagiaires apprennent à maîtriser la technique de taille et de palissage de la vigne, explique Michel Crucifix, qui est également coordinateur de La Toupie. C’est un travail d’endurance. Ils apprennent à se gérer. Par ailleurs, c’est important pour ces jeunes qui se cherchent encore d’avoir des relations avec des personnes qui ont d’autres statuts que le leur, d’avoir des échanges sur la vie et de ne pas s’enfermer dans un ghetto."

Quentin est l’un de ces stagiaires. Il vient deux fois par semaine au Poirier du Loup. "Le cadre est magnifique, dit-il. Quand je viens ici, je me sens en vacances. Et je découvre la science du vin. On n’imagine pas tout ce qu’il y a derrière une bouteille, quand on la voit dans un rayon de magasin. C’est plus enrichissant que de désherber un jardin. Quand je déboucherai une bouteille, je pourrai en parler. Je suis impatient de faire les vendanges." "Le vin a toujours été un critère de reconnaissance sociale, appuie Michel Crucifix. Il crée un sentiment d’appartenance, c’est un produit emblématique d’une région. Et en soi, c’est intéressant que des gens en insertion soient intégrés à cela. Ils ont participé à la production du vin que l’on déguste, c’est valorisant."

Avant de retourner travailler dans la vigne, Anne-Françoise Lhermitte confie : "Parfois je me dis : pourquoi tant d’efforts juste pour une boisson ? Mais c’est tellement riche de pleins de choses. On crée du lien entre les générations, entre des gens d’origines différentes, parfois des réfugiés. J’adore venir ici."