Malgré le coronavirus, ils nettoient Bruxelles

"Cette crise rappelle aux gens que notre travail est essentiel"

Alors que les journées se déconfinent mais que de nombreux boulots restent localisés à domicile, des hommes et des femmes sortent pour ramasser les sacs poubelle qui se multiplient. Avec une certaine angoisse, ils prennent des risques au nom de la salubrité publique.


Dépôt de Neder-Over-Heembeek, 8h42.

La cigarette de Grégory s’écrase quand le moteur Mercedes du camion de Laurent vrombit. Marc referme la portière et voilà les trois collègues encaqués à l’avant du véhicule. Respecter la distanciation sociale ? Impossible. "Et d’habitude on est quatre", précise Marc, ouvrier de propreté publique depuis 18 ans. Le camion de collecte qui s’extrait de sa place de parking est flanqué d’affiches qui célèbrent la trentième bougie de Bruxelles-Propreté partiellement recouvertes par les dessins et messages attentionnés reçus durant la crise sanitaire : "Merci (et pour toute l’année aussi)", "plein de courage", "DANK U", "les applaudissements de 20 heures, c’est aussi pour vous. Bonne journée !".

À une allure inhabituelle, Laurent traverse le canal de Willebroek, remonte l’avenue des Croix de Feu et le domaine royal de Laeken avant de déposer ses deux collègues "chargeurs" dans une rue de la commune de Jette. "Au niveau de la circulation, on gagne facilement une heure par plan (parcours de collecte). On a aussi l’habitude des coups de klaxon et des trucs comme ça. Aujourd’hui, les gens se sont calmés", sourit le chauffeur. À l’extérieur, Grégory et Marc se sont mis à arpenter les rues, à poigner dans les sacs d’ordures que les Bruxellois ont déposés la veille sous les balcons. Ces nouvelles tribunes où nous redécouvrons et applaudissons les infirmières, les médecins, les caissières, les éboueurs et autres clés de voûte de la société.

"Certains sont malades, d'autres ont peur"

Bruxelles-Propreté a dû adapter ses services en fonction de l’évolution des consignes du Conseil national de Sécurité et des absences qui se sont multipliées, plus particulièrement au sein des secteurs opérationnels. Tous services confondus, l’absentéisme s’est élevé à 23%. "Certains sont malades, d'autres ont peur", résume Laurent qui sait qu’en cas d’absence injustifiée, un employé risque une sanction.

Depuis plusieurs semaines, des consignes exceptionnelles entrent donc en vigueur : interdiction de s’attabler dans les cantines, obligation de conserver son badge de pointage, étalement horaire de l’arrivée et du retour des équipes, nettoyage et désinfection régulière des cabines de camions et limitation du nombre de personnes par véhicule.

Sur le terrain, ces changements se ressentent surtout lors du ramassage des poubelles. "La charge se fait à deux, et plus à trois. Le poids des tournées a aussi bien augmenté. D’habitude, on ramasse plus ou moins 4,5 tonnes mais, actuellement, c’est plutôt 5,5 tonnes de déchets", explique Grégory. Cette tonne supplémentaire est en partie due au ramassage sans distinction de l'ensemble des sacs d’ordures durant plusieurs semaines pour des raisons de salubrité publique. "Les sacs jaunes et bleus ont été collectés avec les sacs blancs pendant 12 jours. Ces sacs n’ont pu être recyclés et ont été incinérés. Puis durant les 20 jours suivants, 55% des sacs bleus et jaunes ont pu être collectés séparément et recyclés", nuance Etienne Cornesse, porte-parole de Bruxelles-Propreté.

Aurait-il été possible de maintenir des collectes séparées et le recyclage en anticipant les absences du personnel ? Cela semble difficile, selon le porte-parole. "Pour anticiper, il faut trouver des travailleurs intérimaires prêts à travailler à la collecte dans les conditions compliquées actuelles. Ce n’est pas évident. D’autant plus qu’il s’agit de remplacer des personnes en bonne condition physique qui ont suivi tout un apprentissage. Et puis, on en prend combien ? Impossible à dire. Nous avons par contre fait appel à des intérimaires pour des postes de chauffeur et organisé des transferts interservices."

Pour compenser ce poids supplémentaire à soulever avec un collègue en moins, les équipes ont deux parcours de collecte à la place de trois sur leur journée de travail. Après avoir retiré une personne par véhicule, l’organisme para-régional a aussi organisé de nouvelles équipes et mis en place un service exceptionnel (9H-16H30) en plus de ceux qui débutent à l’aube. Laurent, Marc et Grégory se sont portés volontaires pour assurer cette plage horaire et troquer leurs habitudes de réveil contre l’énergie nécessaire pour tondre la pelouse, chercher un appartement ou jouer avec leurs enfants. Même si, depuis plusieurs mois, l’ambiance familiale est différente.

"On a évidemment peur de choper la maladie et surtout de la passer à notre femme ou nos enfants", témoigne Marc. Même angoisse pour Grégory chez qui la vague sanitaire a rationné les câlins : "On se bat contre une maladie qu’on ne voit pas. Si on apprend qu’on l’a contractée, c’est trop tard".

Si "pendant un bon mois, les protections se sont fait attendre", les trois ouvriers estiment qu’il n’y avait pas de raison d’en recevoir avant le personnel soignant. En front commun, la CGSP-ALR Bruxelles et la CSC-Services publics ont déposé le vendredi 3 avril un préavis de grève au sein de l’agence couvrant tous leurs membres. Par cette démarche, les syndicats socialiste et chrétien dénonçaient notamment une augmentation de la charge de travail et accusaient la direction de faire la sourde oreille à la réduction d’effectifs. Motivée, peut-être résignée, l’équipe suivie n’a pas songé à protester en laissant le camion à l’entrepôt. "Faire grève ? Tôt ou tard, on aurait dû ramasser le double et donc passer deux fois plus de temps en tournée, toujours en présence du virus", anticipe Grégory. "Si les infirmières s’arrêtent toutes de travailler, elles reviennent dans un hôpital deux fois plus rempli. C’est pareil pour nous, avec des rues et des sacs poubelles. C’est notre devoir de rendre propre Bruxelles", assure fièrement Laurent.

Malgré la pandémie, ces ouvriers, pour la plupart âgés de 25 à 35 ans, continueront de nettoyer la capitale. "Sans nous, c’est le retour des rats dans les rues et des maladies qui vont avec", prévient Marc. Pour Grégory, "cette crise rappelle aux gens que nous ne sommes pas juste des personnes sans diplôme et que notre travail est essentiel."