Prendre des photos ou aider les diabétiques : les lentilles de contact réservent des surprises

Un dossier de Laura Lieu

Black Mirror, Sight... Les fictions imaginent l’Homme du futur comme un humain bionique et hyper-connecté. A l’abri des regards, des grandes sociétés comme Samsung, Sony, Novartis et Google planchent sur l’utilisation des « smart contact lens », entendez « les lentilles de contact intelligentes » dans notre quotidien.

Que cela soit à usage ludique, comme prendre des photos d’un clignement de l’œil, ou à usage médical, en calculant la glycémie d’un patient diabétique, la réalité pourrait peut-être bientôt rattraper la fiction.

Prendre des photos en un simple clignement de l’œil

Sony a déposé l'année dernière une demande de brevet portant sur une lentille de contact connectée capable de photographier à partir d’un simple clignement de l’œil.

Comment ça marche ? Sur base de la perception du mouvement, la lentille capte la lumière comme un appareil photo classique et envoie l’image sur un appareil numérique tel un smartphone. Des capteurs sont chargés de déceler s'il s'agit d'un clignement volontaire ou d'un réflexe. Les mouvements de paupières permettraient aussi de zoomer ou de réaliser une mise au point. Niveau autonomie, le système marche grâce à des capteurs piézoélectriques, convertissant les mouvements de l'œil en énergie, un peu comme le principe de la dynamo en somme.

Brevet déposé par Sony en 2016 (brevet US2016\/0097940 A1)

Brevet déposé par Sony en 2016 (brevet US2016/0097940 A1)

De son côté, Samsung s'est aussi lancé dans la course à la
« smart lens ». La marque coréenne voudrait intégrer, en plus des photos, une mini-caméra et un système de réalité augmentée. Ces lentilles auraient en plus une antenne pour communiquer avec un smartphone ou un ordinateur. Le déclenchement et l’autonomie restent, eux, pareils.

Mais la grande question est : comment miniaturiser les composants sans mettre en danger les utilisateurs ? Le docteur Monique Cordonnier, ophtalmologue et chef de service d’ophtalmologie à Erasme, souligne les risques liés à l’utilisation de lentilles au quotidien : « Il faut apprendre à les manipuler, il y a toujours des petits risques comme une blessure de la cornée ». A cela s’ajoute évidemment les problèmes liés à l’électronique.

Fini la vision floue, bonjour l’œil de lynx

Au-delà de son moteur de recherche, Google est également l’une des entreprises leaders en matière de recherches. Elle investit chaque année des milliards de dollars dans le secteur de la santé, notamment à travers sa filiale de recherches médicales Verily créée en décembre 2015. Et sa participation n’est pas des moindres : 36% de ses investissements en 2014 portaient sur la santé.

En collaboration avec Alcon (filiale de Novartis), Google s’est lancé dans un nouveau projet portant sur l’amélioration de la vue. Le nouveau prototype de lentille pourrait corriger la presbytie grâce à des mini-capteurs qui adapteraient la vision en fonction de la lumière. Cette lentille serait intraoculaire. Dans un premier temps, le cristallin serait retiré. Pas de simple visite chez l’ophtalmologue cette fois, mais une opération chirurgicale. Diffusée sous forme de liquide à l’intérieur de la membrane de l’œil, la lentille se solidifierait.

Le professeur Monique Cordonnier, ophtalmologue, n’est pas convaincue par le projet. « J’ignore si c’est vraiment réalisable. Ce que je sais, c’est que la presbytie n’est pas uniquement liée à un déficit d’apport de lumière. Je suis donc perplexe. »

Au Canada, une entreprise développe depuis plusieurs années déjà un système similaire : des lentilles de contact bioniques pour corriger les troubles de la vue. Les Ocumetics Bionic Lens rendraient la vision plus performante.

La technique est simple : il « suffit » de remplacer le cristallin défaillant de l’œil par cette nouvelle lentille. La vue serait restaurée en 10 secondes. Plus proches de la commercialisation que Google, les lentilles devraient être disponibles en 2018 en Europe.

Visiblement, la concurrence est rude et les exemples ne manquent pas.

La lentille connectée, le nouvel espoir des diabétiques ?

Google a lancé le projet avec Novartis…

Il y a maintenant trois ans, les deux collaborateurs ont présenté leur nouveau gadget : la lentille connectée permettant l'analyse du taux de glycémie chez les patients diabétiques et la diffusion de médicaments automatisée.

Comment ça marche ? La lentille se baserait sur le taux de glycémie présent dans les larmes pour informer en temps réel le patient via une application sur un smartphone, un ordinateur ou une tablette. En cas de chute de la glycémie, le patient reçoit une alerte.

Brian Otis et Babak Parviz, les deux chargés de projet, sont convaincus de l’utilité de cette technologie : « Alors que la Fédération internationale du diabète a déclaré que le monde était en train de ‘perdre la bataille du diabète’, nous pensions que ce projet valait la peine d'être développé », ont-ils déclaré.

Mais le concrétiseront-ils ?

En juin 2016, un scandale vient ternir ce beau projet. Un ancien salarié de Google dévoile dans une interview à Stat, site spécialisé dans les informations médicales, qu’en réalité le projet n’a jamais dépassé le stade du PowerPoint.

Autre son de cloche. Quelques mois plus tard, Alcon (filiale de Novartis) annonce que le développement de la lentille ne pourrait tenir les délais. Pas encore prêtes à être commercialisées, les lentilles de contact du futur restent donc à l’état de projet. Leur concrétisation devait voir le jour aux alentours de 2020. Aucun test sur les humains n’est à l’ordre du jour. Pour l’instant, les essais se limitent aux animaux et à un œil reproduit à grande échelle. Du moins, c’est ce que dit officiellement Google.

Il arrive que certaines sociétés déposent des brevets pour couper l’herbe sous le pied de ses rivaux. Une chose est sûre, pour le moment, personne à part Google ne sait réellement où en est le projet.

Mais pourquoi Google l’abandonnerait-il ? Le professeur Laurent Crenier, directeur de la clinique de diabétologie d’Erasme, a son propre avis sur la question : « Pourquoi Google s’intéresse à cette technologie à votre avis ? Tout simplement parce que son core business est le big data et l’intelligence artificielle. Les analyses des gens seraient conservées dans le cloud. Ca l’arrange. De plus, Google recherche des capteurs de paramètres vitaux pour travailler sur l’intelligence artificielle ».

En attendant les promesses du géant de Mountain View, les autres sociétés pharmaceutiques n’ont pas attendu pour développer de nouvelles techniques. « En soi, c’est une bonne idée », admet le diabétologue, « et c’est vrai que lorsqu’ils l’ont annoncé, ça paraissait être un grand progrès. Depuis, d’autres choses sont apparues sur le marché. Et donc, il est possible qu’ils aient laissé ce projet de lentilles connectées de côté ».

Et s’il est envisageable que le dossier soit finalement au point mort, les Coréens, eux, assurent avoir bien avancé dans leurs recherches et se voient déjà pionniers de la technique…

Les Coréens auraient une longueur d’avance

L’Université des Sciences et Technologies de Pohang en Corée du Sud a conçu un système similaire qui surveille le diabète et fournit les doses de médicament nécessaires à la demande. Do Hee Keum et Sei Kwang Hahn sont les concepteurs de cette technologie et l’ont présentée en mai 2016 lors d’un Congrès mondial de biomatériaux.

Comment ça marche ? Le dispositif comporte des lentilles de contact et des lunettes interconnectées. La lentille est composée de deux couches de silicone hydrogel prenant en
« sandwich » un circuit imprimé circulaire et des réservoirs de médicaments. Le circuit se compose de quatre éléments : un système de distribution de médicaments, une puce, un capteur électrochimique de glucose et une bobine d’induction pour recevoir le courant depuis les lunettes.

Dans la pratique, c’est assez simple : lorsque le capteur détecte une variation du taux de glucose dans les larmes, le courant relaie l’information aux lunettes qui enclenche un voyant lumineux. Le porteur peut dès lors demander vocalement à celles-ci de libérer la dose nécessaire.

Si les recherches aboutissent, les médicaments seront lâchés automatiquement dans l’organisme en cas de besoin.

Malgré ces résultats, Laurent Crenier, diabétologue, émet des réserves : « Les taux ne sont pas tout à fait équivalents dans le sang et dans les larmes, même si elles donnent une bonne valeur approchée. Mais on n’a pas toutes les informations. Il faut voir ».

Les premiers essais ont montré que la lentille avait fonctionné avec précision pendant trois semaines. Selon les chercheurs, il serait possible donc de la garder un mois, lors de la présentation de leurs travaux à Montréal. Le professeur Crenier, quant à lui, met le doigt sur la durée du port de lentille : « On ne peut pas porter des lentilles 24h/24. Donc peu importe qui sort le produit, il faut pouvoir régler cette question. Doit-on alterner les lentilles, une sur un œil, puis sur l’autre ? Car il est important d’avoir un suivi du taux de glycémie et une alerte y compris durant la nuit ».

En plus des risques liés au port de lentilles, le docteur Cordonnier ne sous-estime pas la question de l’argent : « Il faut également voir le coût pour le patient et si l’INAMI voudra prendre en charge ce type de suivi ».

Selon le professeur Sae Kwang Hahn, chargée des recherches, cette « smart lens » pourrait être également appliquée à la rétinopathie et au glaucome.

Concernant ce dernier, la société suisse Sensimed développe en ce moment une lentille capable de détecter la pression intraoculaire, afin de personnaliser le traitement contre le glaucome.

La lentille a décidément de l’avenir.

Et pour mieux comprendre les enjeux...

Pourquoi une lentille donnant en temps réel le taux de glycémie serait révolutionnaire ?

1. Cette méthode serait bien moins invasive que la technique actuelle qui vise à piquer jusqu’à quatre fois par jour les diabétiques afin de contrôler leur taux.

2. Elle éviterait la douleur provoquée par les piqûres.

3. Un meilleur contrôle du taux de glycémie diminuerait la mortalité et les complications dues à la maladie.

4. La technique permettrait de diminuer le risque d’hypoglycémie.

5. Le médecin pourrait suivre avec précision l’évolution de la courbe glycémique.

6. Les doses d’insuline à administrer seraient plus précises.

Qu’est-ce que le diabète ?

Cette maladie chronique atteint les patients souffrant d’une insuffisance pancréatique. En somme, le pancréas ne produit pas assez d’insuline. Elle est l’hormone qui permet de réguler le sucre dans le sang et de le faire rentrer dans les cellules. Le sucre produit l’énergie nécessaire au fonctionnement des cellules et du corps en général.

Avec le temps, le diabète peut endommager le cœur, les vaisseaux sanguins, les yeux, les reins et les nerfs.

Les conséquences du diabète : la cécité, l’infarctus, l’insuffisance rénale, l’accident vasculaire cérébral et l’amputation d’un membre. La régulation précise de la glycémie permettrait donc un meilleur traitement pour éviter des maladies.

En 1980, le nombre de personnes atteintes était de 108 millions. Actuellement, 442 millions de personnes dans le monde souffrent de cette maladie selon l’Organisation Mondiale de la Santé.

La courbe de malades ne cesse cependant de monter en flèche. La Fédération Internationale du Diabète estime que d’ici 2035, une personne sur dix sera atteinte du diabète. Soit près de 600 millions de patients sur la planète.

L’OMS estime à 3,7 millions le nombre de décès par an dus au glucose dans le sang. Près de 50% d’entre eux surviennent avant l’âge de 70 ans. Enfin, l’organisation prévoit qu’en 2030, le diabète sera la septième cause de mortalité dans le monde.

Comment les diabétiques se soignent-ils actuellement ?

Pour le moment, la majorité des patients atteints de diabète se piquent quotidiennement et déposent une goutte de sang sur une bandelette imprégnée de glucose oxydase. Le lecteur affiche dès lors la valeur glycémique du patient en temps réel.
Des nouveaux produits existent depuis plusieurs mois, notamment en Belgique, et sont d’ailleurs remboursés partiellement par l’INAMI selon certaines conditions.

  1. Le Free Style Libre Glucose Monitoring d’Abbott’s : un capteur rond est intégré au bras. A chaque fois que le patient passe la télécommande sur cette « puce » blanche, le taux de glycémies’affiche. Le patient peut dès lors contrôler sa glycémie autant de fois qu’il le souhaite.

  2. Le Guardian Connect : grâce au wifi et à un capteur inséré sous la peau toutes les semaines, les taux de glycémie sont envoyés en direct sur une application sur smartphone (nécessitant la technologie NFC). Ici, on peut donc parler de résultats en direct. Ce produit permet également d’avoir des alarmes sur son smartphone quand le taux devient critique.

Selon le professeur Laurent Crenier, ces techniques tendent à se généraliser. Le principe reste similaire à celui des lentilles de contact intelligentes.