L'Iran vu par ses cinéastes

La république islamique jouit d'un cinéma vivace et reconnu internationalement. Retour sur les raisons de cette exception culturelle dans le monde musulman à l'occasion du festival L'Heure d'Hiver : Téhéran, à Bruxelles.

L'Iran est revenu à la Une de l'actualité en ce début d'année 2018 avec des manifestations populaires dans plusieurs villes du pays.
Pour ceux qui souhaiteraient en apprendre un peu plus sur les réalités, forcément complexes, de la république islamique, le festival L'Heure d'Hiver, organisé par le cinéma Galeries, à Bruxelles, propose un focus sur Téhéran et l'Iran.
En plus d'expositions et de conférences, le morceau de choix de cette programmation est constituée d'une rétrospective, en forme de "best of", du cinéma iranien de ces vingt dernières années (lire-ci-dessous).

Nous avons demandé à la réalisatrice Sanaz Azari, née à Ispahan (Isfahan en perse) en 1981 mais vivant et travaillant en Belgique, d'analyser pour nous la vivacité et la pertinence du cinéma iranien.
Elle a signé deux documentaires, à caractère poétique, "Salaam Isfahan" (2010) et "I comme Iran" (2014). Sa connaissance du pays lui permet d'affirmer que "la plupart des films iraniens contemporains offrent un éclairage sur une partie de la société iranienne", plus complexe qu'il n'y paraît. Voici en quoi le cinéma iranien mérite qu'on s'y arrête.

Un cinéma à l'histoire prestigieuse

Si la programmation de L'Heure d'Hiver se concentre essentiellement sur des films des vingt-cinq dernières années, le cinéma iranien est un des plus anciens du monde.

Cinq ans après la première projection des frères Lumière, à Paris, le photographe Mirza Ebrahim Khan Akkas Bashi acquiert une caméra et tourne - en Belgique - le premier film iranien, sur la visite officielle du Shah d'Iran.

Mais c'est, étonnamment, après la révolution de 1979 et l'instauration de la République islamique que les réalisateurs iraniens vont rencontrer un succès croissant à l'étranger.

On a découvert diverses facettes de l'Iran contemporain ces dernières années à travers les oeuvres, régulièrement primées à l'étranger, d'Abbas Kiarostami ("Le Goût de la cerise", 1997), Bahman Ghobadi ("Les Chats persans", 2009), Asghar Fahradi ("Une Séparation", 2011) ou Jafar Panahi ("Taxi Téhéran", 2015), pour citer les plus emblématiques, que l'on pourra revoir durant cette Heure d'Hiver, sans oublier Mohammad Rasoulof dans "Un Homme intègre" est récemment sorti sur les écrans belges.

Une exception culturelle

C'est un fait remarquable et étonnant : dans un pays pourtant soumis à la censure du ministère de la Culture et de la Guidance islamique, réalisateurs et réalisatrices ont continué à s'exprimer, parfois au prix de leur liberté, et à livrer un nombre impressionnant de films.

Sanaz Azari rappelle qu'aux sources de cette exception culturelle, il y a un choix de l'ayatollah Khomeini lui-même. "Après la révolution de 1979, l'intention était de fermer les salles de cinéma. Mais Khomeini a vu le film "La Vache" (de Dariush Mehrjui, 1969, qui a marqué le début de la "Nouvelle vague iranienne"). Il a aimé ce film ce qui a permis au cinéma iranien de survivre à la révolution."

Les femmes sont très présentes, malgré les interdits ou les contraintes de la censure (une femme ne peut pas apparaître sans voile à l'écran, les baisers sont interdits, les récits d'adultère sont en principe prohibés). "Là où le cinéma iranien ne reflète pas la réalité, c'est dans le respect de ces interdits : à l'intérieur de son domicile, une femme ne portera pas le voile et aura des gestes d'intimité avec son mari. A l'écran, c'est inconcevable."

Un cinéma poétique et politique à la fois

Une des caractéristiques du cinéma iranien, comme le souligne également Sanaz Azari, est d'être à la fois poétique et politique.
"C'est la force et le talent de ces réalisateurs. Un film comme "Le Goût de la cerise" d'Abbas Kiarostami aborde un sujet tabou, le suicide, par le prisme du religieux, puisque l'homme qui veut se suicider cherche quelqu'un qui acceptera de l'enterrer suivant le rite islamique. A travers les personnes qu'il sollicite, on découvre plusieurs couches de la société iranienne."
La fin ouverte et une séquence de mise en abyme permettaient en outre au réalisateur d'atténuer l'impact du sujet du film pour le public iranien.

Comme en d'autres pays, la censure amène les réalisateurs à faire preuve d'imagination. "Dans "Le Ballon blanc" (1995), Jafar Pahani utilise les enfants comme métaphore des adultes. Cela rend le film moins provocant."

Abbas Kiarostami avait même réussi en 1990 l'exploit de tourner une docu-fiction sur un procès en imposture,"Close Up", et de pratiquement amener le juge à revoir sa position sur l'accusé. "C'est un film qui révèle toute la complexité et les nuances de la société iranienne. Il révèle que tout n'est pas blanc ou noir et que les réalisateurs parviennent à trouver des espaces de liberté."

Un portrait de l'Iran

On peut souvent faire une double lecture des oeuvres iraniennes, y compris celles validées par le fameux ministère de la Culture.

" "Une Séparation" d'Asghar Farhadi, par exemple, met en évidence la fracture qui existe dans la société iranienne, notamment entre les couches populaires qui avaient voté Mahmoud Ahmadinejad (président ultra-conservateur en 2005 et 2009, NdlR) et la classe moyenne qui avait soutenu Hassan Rohani (candidat plus modéré finalement élu président en 2013). A travers un drame familial, universel, le récit est une métaphore de cette réalité sociale et politique."

"Depuis "Close Up" (1990) d'Abbas Kiarostami, la majorité des films iraniens offrent un éclairage sur une partie de la société iranienne" estime Sanaz Azari. Elle note que "les deux bouts de la société, les classes populaires et la bourgeoisie, que le cinéma a représenté depuis "Close Up" de Kiarostami en 1990, sont présents dans les manifestations. Pour résumer, les gens protestent contre l'augmentation du prix du pain, des oeufs, plus seulement les mollahs."

Un film qui éclaire en partie la situation présente est précisément "Un Homme intègre" de Mohammad Rasoulof, sur le combat d'un homme pour sauver sa petite exploitation de pisciculture, confronté à la corruption des administrations et à l'épuisement d'un système économique.

Les cinéastes iraniens
et la censure

"Une Séparation" d'Asghar Fahradi

Les journalistes de "La Libre" ont régulièrement interrogé des réalisateurs iraniens sur leurs conditions de travail. Morceaux choisis.

Jafar Panahi

(Entretien à la Berlinale en 2006 où il avait décroché où il avait obtenu un Ours d'argent pour "Hors jeu")

"A chaque film, je dois faire face à de très nombreuses difficultés. "Hors jeu" n'a pas échappé à la règle. Pour obtenir l'autorisation de tournage, j'ai eu l'idée de soumettre le scénario aux autorités au nom de l'un de mes collaborateurs. Nous avons donc eu cette autorisation et personne savait que j'étais en train de tourner. Ce n'est qu'à la toute fin du tournage qu'ils ont appris que j'étais le réalisateur de ce film mais il était trop tard..."

Asghar Farhadi

(Entretien à la Berlinale en 2011, où il a décroché l'Ours d'or pour "Une séparation")

"Il serait impossible de faire un film où les femmes ne sont pas voilées. Si on le faisait, une frange du public protesterait. C’est le genre de restrictions auxquelles nous sommes confrontés. Il est aussi inconcevable de montrer une scène intime dans un film iranien. (…)
La liberté d’expression n’est pas absolue en Iran. (...) Je ne crois pas que ce genre de provocation déboucherait sur quoi que ce soit de constructif. Je crois plus dans le dialogue et dans la confrontation des opinions de chacun."

Bahman Gohbadi

(Entretien à Bruxelles en 2010, pour "Les Chats persans")

"C'est à ce point dangereux de révéler cette réalité que je savais, en tournant ce film, que je ne pourrais plus retourner en Iran après l'avoir montré à l'étranger. (...) Je vivais dans un stress constant. J'avais surtout peur que [les policiers] débarquent dans les endroits où les jeunes [musiciens] jouaient et que ceux-ci se fassent arrêter. Pour la scène de la soirée clandestine, où il y avait deux à trois cents spectateurs dans le public, j'ai dit que ceux qui le souhaitaient pouvaient conserver le voile ou des lunettes – alors que généralement, on ne porte pas de voile dans ces soirées, justement. C'est aussi pour cette raison que cette scène est très sombre, afin que l'on ne puisse pas trop identifier les personnes. On a utilisé des filtres noirs."

Rafi Pitts

(Entretien à la Berlinale en 2010, où il présentait "The Hunter")

"La censure en Iran est simple : soit vous avez un visa pour le tournage et la diffusion, soit on vous le refuse. Il n'y a pas de compromis. On ne vous dit pas : si vous coupez ceci, vous pourrez montrer votre film. J'accepte de jouer le jeu dans le but que mes films soient montrés. D'autres refusent purement et simplement. Mais je fais d'abord des films pour les Iraniens. "

"Pour la scène [où deux policiers se font abattre], la police a refusé l'autorisation de tournage sur le périphérique de Téhéran. On a finit par maquiller une voiture en voiture de police. On a placé derrière trois voitures, une par bande, pour ralentir la circulation et on a filmé très vite. On a eu peur de la réaction des gens, car personne ne savait ce que nous faisions. Mais personne ne s'est arrêté pour porter secours aux [faux] policiers..."

Mohammad Rasoulof

(Lors de la présentation de "Un homme intègre" à Cannes en 2017)

"Je suis allé au commissariat, j’ai raconté au policier qu’on m’avait forcé à payer un pot-de-vin, que je voulais porter plainte. J’ai sorti les photocopies comme preuves. Il m’a regardé, a pris mes photocopies et a appelé un agent pour me mettre en cellule où j’ai passé la nuit."

Films à voir

Quelques films essentiels à ne pas rater lors de la rétrospective proposée par L'Heure d'Hiver" jusqu'au 18 février prochain.

Writing on the City (2016)
Le film d'ouverture, que viendra présenter son réalisateur Keywan Karimi ce soir à 19h aux Galeries, est un documentaire sur les affiches politiques qui ont envahi les murs de Téhéran depuis la révolution islamique de 1979.

Un Homme intègre (2017)
En salles depuis le 20 décembre, le film raconte une histoire de corruption dans le milieu de la piscicullture. Il a valu à son réalisateur Mohammad Rasoulof (déjà inquiété en 2009 avec Jafar Panahi) de voir son passeport confisqué à l'aéroport de Téhéran en septembre dernier, à son retour en Iran après une tournée internationale. A revoir également, du même auteur, Goodbye (2010).

Close up (1990)
Le film par lequel on a découvert Abbas Kiarostami en Occident. Ou quand un cinéphile obsessionnel se fait passer pour le grand cinéaste Mohsen Makhmalbaf… L'Heure d'Hiver programme également, de Kiarostami, Take Me Home (2016), Le Goût de la cerise (Palme d'or en 1994), 24 Frames (2016), ainsi que le documentaire 76 minutes et 15 secondes avec Abbas Kiarostami, un portrait du cinéaste décédé en juillet 2016.

Taxi Téhéran (2015)
Ours d'or à Berlin, une superbe promenade dans les rues de Téhéran en compagnie de Jafar Panahi. Un film réalisé alors que le cinéaste était interdit de tournage.

Une séparation (2011)
Ours d'or à Berlin, César, Oscar, Golden Globe du meilleur film étranger. Ashghar Farhadi s'est imposé comme un cinéaste qui compte avec ce récit d'une rupture dans un couple. A revoir également Le client (2016) et Les enfants de la belle ville (2004).

Les chats persans (2009)
L'univers de la musique underground à Téhéran raconté par Bahman Ghobadi. Suite à ce film, le réalisateur et ses deux acteurs principaux ont dû s'exiler.

Raftan (2017)
L'errance de deux Afghans rêvant d'Europe dans les rues de Téhéran. Un film dur signé Navid Mahmoudi.

Le petit monde de Bahador (2006)
L'Heure d'Hiver propose quelques séances pour les enfants, notamment avec ce moyen métrage d'animation muet d'Abdollah Alimorad racontant les mésaventures d'une communauté de souris terrorisées par un roi tyrannique.

"L'Heure d'Hiver : Téhéran", du 15 janvier au 18 févrierau cinéma Galeries, à l'Aventure et à Bozar (Bruxelles).
Rens.: https://www.galeries.be.