La peste porcine, trois années de galère pour les agriculteurs gaumais

"Continuer à vivre après, sans sombrer, c’est le plus dur"

En septembre 2018, la peste porcine africaine mettait à l’arrêt complet la filière porcine en Gaume.  

Aujourd’hui autorisés à reprendre leur activité, les agriculteurs de la région portent encore les stigmates de ce sombre épisode, alors que la situation économique du secteur offre des perspectives peu réjouissantes

Si l'automne est bien installé en Belgique, c'est déjà la neige qui recouvre les campagnes luxembourgeoises en cette fin novembre. Des chemins boisés en routes tortueuses, le trajet qui mène vers la lointaine Gaume dévoile une toute autre facette du pays.

Débarquée sans prévenir en septembre 2018, la peste porcine africaine (PPA) va mettre en quarantaine toute la région, à une époque où ce mot avait bien peu de résonance auprès du grand public. Mais outre cet isolement, la maladie va avoir de très lourdes conséquences pour les exploitations porcines de la région. En moins d'une semaine, ce sont une trentaine d'exploitants qui seront contraints d'euthanasier plus de 5 000 animaux.

Trois années se sont depuis écoulées, mais cet épisode a laissé des entailles profondes. Au-delà des dommages économiques, d'une reprise début 2021 dans des circonstances largement défavorables pour le secteur porcin, l'épisode de peste porcine africaine a surtout affecté et transformé la vie des agriculteurs touchés.

Nous sommes allés à la rencontre de Pauline Vandenbussche et Gérald Schmitz, deux exploitants frappés de plein fouet par la crise de la PPA. Pour La Libre, ils sont revenus sur les années difficiles qu'ils viennent de traverser et la situation compliquée du secteur en 2021.

« Le plus dur, ça n’a pas été le chargement des animaux. C’était après, quand tout était vide...» 

La voix de Pauline Vandenbussche, agricultrice de 31 ans, est toujours empreinte d’une forte émotion lorsqu’elle raconte les événements liés à la crise de la peste porcine africaine. Et pour cause : c’est son exploitation, située à Saint-Vincent (Tintigny), qui a payé le plus lourd tribut lors de la destruction du cheptel porcin présent dans la zone infectée. En septembre 2018, elle possède 200 truies, quelque 600 porcelets en sevrage, 600 porcelets en post-sevrage et un peu moins de 2 500 porcs à l’engraissage. Une population de près de 4 000 individus réduite à néant en moins d’une semaine.

« Au moment de l’arrivée de la peste porcine africaine, c’était une semaine chargée. J’étais en roulement : des porcs devaient aller en post-sevrage, ceux en post-sevrage à l’engraissement, et certains devaient être vendus. Le lundi soir, on m’a demandé si j’étais au courant d’un cas de peste porcine dans la région, je ne l’étais pas. Mon vétérinaire ne le savait pas non plus. Mais on a très vite compris que les choses allaient se compliquer. Le soir, j’ai tracé un rond au départ de l’endroit où le cas avait été découvert, et j’étais pile dans un rayon de 10 kilomètres », raconte-t-elle. Autrement dit, la zone dans laquelle un abattage total était à craindre.

Très vite, le problème de la gestion de son cheptel se pose. « L’Afsca nous a informés que les porcs ne pouvaient pas sortir de la zone. » Mais la place manque pour conserver tous les animaux. Malgré plusieurs sollicitations, aucune solution n’est trouvée. « En pleine réunion des autorités, j’ai transmis une photo de mes 450 porcelets en attente, à l’extérieur (alors que les animaux ne pouvaient normalement plus sortir, Ndlr) en leur demandant ce que je devais en faire. » 

« Je ne souhaite à personne de vivre la même chose »

La réponse sera sans appel : l’euthanasie immédiate, et sur site. « Mon vétérinaire est venu, un membre de l’Afsca également, et nous avons dû tous les euthanasier sur place… C’était très dur, vous n’imaginez pas ce que c’est… Voir un tas de plusieurs centaines de cadavres abattus et envoyés à l'équarrissage, c’est une image qui reste, je ne souhaite à personne de voir ça. Voilà aujourd’hui plus de deux ans, et je commence seulement à m’en remettre, je pense. » Quelques jours plus tard, le reste des porcs et truies suivront à leur tour.

« Le jour où on a abattu les porcelets, j’ai dû demander à la police de venir bloquer les accès vers la ferme, pour éviter le voyeurisme et les gens mal intentionnés. Ma hantise, c’était que les gens prennent des photos et qu’elles soient détournées pour servir certaines causes, et qu’on vienne après nous dire : ‘Regardez, ils n’aiment pas leurs animaux’, ce qui est totalement faux. »

Une épreuve difficile, d’autant qu’il s’agissait d’une mesure préventive : aucun cas n’avait été décelé dans les exploitations de porcs domestiques, uniquement chez des sangliers. Une décision drastique, dure, mais juste. « Ce qu’on a fait (abattre les bêtes, Ndlr), on l’a fait pour sauver le secteur, pour que ceux actifs en dehors de la zone puissent vivre et continuer : c’est ainsi qu’on nous a présenté les choses. Nous avons fait ce qu’il fallait, au moment où il le fallait et de la manière dont il le fallait », enchaine Pauline, pointant toutefois un gros problème dans une crise globalement bien gérée. « Le vrai problème, ça a été la communication. Quand la presse est informée avant les personnes concernées, c’est qu’il y a une vraie lacune. »

Une charge psychologique très lourde à porter

Une fois les exploitations mises à l’arrêt, l’heure d’aborder les aides financières est venue. « Au moment d’abattre, nous ne savions pas si nous serions dédommagés. Mais à ce niveau, la fédération et le collège des producteurs ont abattu un très gros boulot », souligne encore l’agricultrice. « Un prix a été fixé par animal. Les autorités ont pris en compte la moyenne sur les trois dernières années pour déterminer le montant. Les aides étaient adaptées et nous ont permis de survivre pendant cette période. »

Mais le financier, bien qu’essentiel, n’est pas le fardeau le plus lourd à porter. « Le mal-être psychologique est lourd : toute la famille, tout l’entourage en prend un coup. Continuer à vivre après, sans sombrer, sans se laisser abattre, c’est le plus dur », confie-t-elle, déplorant un aspect du problème totalement oublié. « Le suivi psychologique des éleveurs n’est pas pris en compte. On vous dit que vous pouvez téléphoner à tel numéro en cas de besoin, mais il faut venir directement au contact des éleveurs. Il faut un suivi psychologique, comme lors d’un licenciement collectif dans une grande entreprise. »

Les premiers animaux sont revenus en janvier 2021, plus de deux ans après l'abattage de toute l'exploitation.

Les prix actuels ? « Le porc moins cher que le timbre »

Autorisée à reprendre en janvier 2021, elle possède aujourd’hui entre 200 et 250 truies, ainsi que 200 porcs destinés à l’engraissement. Mais si le passé proche est sombre, le présent n’est guère plus réjouissant. En cause : une chute des prix de la viande de porc. « Aujourd’hui, un kilo de viande de porc (0,93 euro) coûte moins cher que le timbre (1,15 euro) », ironise-t-elle. 

Données de Statbel, l'office belge de statistique

Une situation rendue plus compliquée encore par la flambée des prix des aliments et de l’énergie. « A l’heure actuelle, pour élever un porcelet, il faut compter un coût de 35 euros pour l’exploitant. Leur prix de vente ? Dix euros… Aujourd’hui, faire naître un porcelet, c’est perdre de l’argent. Le prix actuel est plus bas qu’au moment de la PPA (à savoir 13 euros prix de base, Ndlr). Voilà plus de dix semaines que cela dure. »

Dans ces circonstances, Pauline ne cache pas que l’avenir de l’exploitation n’est pas garanti. « Il faudra voir comment va évoluer le prix du porc, et décider de ce que l’on fera à l’avenir : continuer ou arrêter. »

« La seule solution, c’est de payer les exploitants un prix juste pour leur travail et leurs produits »

Gérald Schmitz, agriculteur de Montquintin (Rouvroy)

« Je vous préviens, l’odeur va vous suivre toute la journée », plaisante d’emblée (mais à juste titre…) Gérald Schmitz au moment de nous faire rencontrer les porcs qui ont repeuplé son exploitation. L’odeur des porcs, ou plutôt son absence, c’est ce qui l’a le plus marqué après l’abattage de ses 1 000 cochons en septembre 2018. « Puis vous avez vos réflexes : tous les matins, je contrôlais le niveau de mes silos d’aliments. Pendant une quinzaine de jours, le matin je me disais en sortant : “Oh, ils sont vides”. Puis il me fallait quelques secondes pour tilter… Sans oublier les bâtiments complètement vides. C’est un peu comme pour un travailleur licencié : psychologiquement, c’est dur  », confie-t-il. 

Quand il se remémore l’arrivée de la peste porcine africaine il y a trois ans, l’enchaînement des événements lui semble encore clair comme si c’était hier. «  La surprise de l’arrivée de la maladie a très rapidement fait place à l’inquiétude. J’ai très vite compris comment les choses allaient tourner. Nous avons eu des contrôles de l’Afsca pour vérifier que tout était en règle, et à ce niveau-là je n’ai eu aucun souci. Puis nous avons eu des réunions avec les autorités, et les syndicats ont commencé à nous demander de préparer tous les chiffres liés à notre exploitation. Dans ma tête je me suis directement dit : ils vont nous demander de tous les abattre. » Une éventualité qui se concrétisera ici aussi en moins d’une semaine.


« C’était très dur, surtout les derniers jours. Dans la tête, ça travaille beaucoup… Je sais que mes porcs sont destinés à être abattus, c’est notre métier, mais ici c’était différent. Puis il y a cette incertitude constante : à ce moment-là, nous ne savions pas où nous allions, si nous serions indemnisés, quand nous pourrions reprendre notre activité, comment nous allions vivre ? La partie porcine, c’est 40 % des revenus de mon exploitation. On se demande comment on va pouvoir payer ses factures. »

« Nous avons vécu le scénario le plus optimiste »

Si tout n’a pas été parfait, Gérald tient à souligner la bonne gestion de la crise par les autorités wallonnes et fédérales. « Il faut saluer le travail des autorités : nous avons vécu le scénario le plus optimiste, en éradiquant la maladie aussi rapidement. A part la Belgique, seule la République tchèque à vaincre la PPA. Ce n’est pas rien. » 

Si la crise a été bien gérée sur le plan épidémique, il juge également que les aides apportées étaient pertinentes. « Nous avons été bien accompagnés une fois que toutes les mesures ont été mises en place. Bien sûr, il y a ce choc : “pourquoi ils nous demandent de tous les abattre ?” Puis une fois que nous avons reçu toutes les explications, la décision était, au final, logique. Il faut se rendre compte qu’ici, dans la province du Luxembourg, nous sommes un grain de sable, quand on nous compare aux autres régions. Abattre de manière préventive permettait de protéger tous les autres acteurs du secteur  », détaille-t-il.

« Je suis arrivé au bout de mon modèle  »

Depuis février, Gérald a pu recommencer à accueillir des porcs au sein de son exploitation de Montquintin (Rouvroy). Si ses infrastructures lui permettent d’abriter 1 000 porcs, il ne tourne plus qu’avec 800 animaux, pour raisons économiques. « Je travaille en intégration : les porcelets sont placés chez moi, engraissés, puis ils repartent. Ma plus grande crainte, c’était d’avoir été remplacé. Mais la personne avec qui je travaille était là au moment de la reprise. Le problème, c’est que la situation actuelle est très mauvaise au niveau de la viande de porc. Il a donc diminué sa capacité actuelle de 20 %. Pour le moment, tous les facteurs pris en compte, il perd à peu près 50 euros par porc qu’il place chez moi… »

Comme pour Pauline, Gérald pointe les courbes inversées des coûts et des bénéfices. « Actuellement, le prix de la viande de porc a chuté à moins d’un euro du kilo. Quant à la Belgique, nos prix se trouvent 15 cents sous la moyenne européenne. Officiellement, rien ne justifie cette situation… hormis la mauvaise presse liée au fait que nous avons eu des cas de peste porcine… », s’interroge-t-il.

Également actif dans le bovin, il note un même schéma pour tous les secteurs. « Le soja est passé de 600 euros/tonne en 2019, à 1 040/tonne en 2021. Pour le maïs, le prix a doublé de 220 la tonne à 450 la tonne. Or, le prix auquel je vends mes bêtes n’a pas changé… Et il me faut 150 kg/jour. Que ce soit pour mes bovins ou pour mes porcs, je les vends au même prix qu’il y a 20 ans. Pour être rentable, la seule solution était d’en faire plus. Depuis 2000, j’ai doublé la capacité de ma ferme. Mais aujourd’hui, j’arrive au bout de mon modèle : je travaille entre 70 et 80 heures par semaine. Plus, je ne saurais physiquement plus. »


« Payer le juste prix »

Pour affronter cet effondrement des prix, Gérald ne voit qu’une seule solution : conscientiser les consommateurs. « Les gens doivent se rendre compte qu’on ne peut pas avoir tout pour rien. La seule solution, c’est de payer les exploitants un prix juste pour leur travail et leurs produits. Comment voulez-vous qu’on produise des tranches de porc pour 4 euros du kilo ? Tous les coûts sont en train d’exploser, les aliments, les matières premières, etc. Les prix vont finir par s’en ressentir. Mais cet argent ne revient jamais au producteur », peste-t-il.

Et si les prix frôlent le plancher, c’est également à la suite de la mise en concurrence des agriculteurs européens avec ceux d’autres continents aux normes et méthodes bien différentes. « L’Union européenne est en train de perdre sa souveraineté alimentaire. Avec des accords comme le Mercosur ou l’arrivée de produits venus des Etats-Unis, nous sommes mis en concurrence avec des gens qui n’ont pas les mêmes normes que nous. Alors oui, forcément, ils produisent pour moins cher. Mais le jour où ces pays ne pourront plus exporter vers l’Europe, et que nous serons à court de nourriture, il sera trop tard… On ne peut pas faire sans producteurs locaux », conclut-il.