La Longue Marche, légende dorée de la Chine communiste

En douze mois, d’octobre 1934 à octobre 1935, quelques dizaines de milliers d’hommes – et quelques dizaines de femmes – vont changer le cours de l’Histoire en marchant… Fondé treize ans plus tôt, le Parti communiste chinois est menacé d’anéantissement par le Kuomintang de Chiang Kai-shek : pour lui, c’est fuir ou périr. Après avoir survécu aux batailles et aux escarmouches, et plus encore à la maladie et à l’épuisement, au terme d’une épopée de dix mille kilomètres du Jiangxi au Shaanxi, du sud-est de la Chine jusqu’à son extrême nord, les rescapés de la Longue Marche, déguenillés, éreintés et démoralisés, n’auront en apparence rien d’héroïque. Ils auront pourtant scellé le destin de leur pays en sauvant le parti communiste et en installant à sa tête un chef encore largement inconnu : Mao Zedong.

En 1934, la Chine a un nouvel homme fort : Chiang Kai-shek. Ce militaire au passé trouble, lié à la pègre et aux triades, s’est habilement profilé en successeur de Sun Yat-sen, le fondateur de la République chinoise, disparu en mars 1925. Avec l’Expédition du Nord, lancée en juillet 1926, Chiang a entrepris de réunifier le pays en soumettant, les uns après les autres, les « seigneurs de la guerre » qui s’étaient partagé l’Empire chinois démembré. Le 1er décembre 1927, il a épousé Mayling Soong, une riche bourgeoise de Shanghai, éduquée aux États-Unis, occidentalisée et néanmoins patriote. Ce mariage est, pour Chiang, une alliance on ne peut plus profitable : il lui apporte une légitimité politique (une de ses belles-sœurs est la veuve de Sun Yat-sen), le soutien financier du monde des affaires (dans lequel ses beaux-frères sont bien introduits) et la sympathie des puissances étrangères (à travers le réseau missionnaire que sa femme, méthodiste, fréquente). Comme l’Amérique se pique alors de forger à son image une Chine nouvelle, c’est-à-dire une Chine qui serait capitaliste, chrétienne et démocratique, Chiang Kai-shek, bientôt converti lui aussi au protestantisme, fait figure de partenaire providentiel. Tout sourirait, par conséquent, à celui qu’on surnomme « le Généralissime » si la suprématie de son parti nationaliste, le Kuomintang (KMT), n’était pas menacée par l’existence d’un parti communiste, certes marginalisé, mais qui ne s’obstine pas moins à proposer à la nation chinoise une autre voie.

Chiang Kai-shek

Chiang Kai-shek

Mayling Soong, l'épouse de Chiang Kai-shek

Mayling Soong, l'épouse de Chiang Kai-shek

Mayling Soong, l'épouse de Chiang Kai-shek

Le massacre des communistes à Shanghai

Chiang Kai-shek

Chiang Kai-shek

Chiang Kai-shek

Hans von Seeckt

Hans von Seeckt

Hans von Seeckt

Alexander von Falkenhausen

Alexander von Falkenhausen

Alexander von Falkenhausen

Mao Zedong

Mao Zedong

Mao Zedong

Les communistes, Chiang Kai-shek les avait fait massacrer en avril 1927 à Shanghai. Cette déferlante de violence aveugle et impitoyable, qui inspira Malraux pour La Condition humaine, s’accompagna d’une vague de terreur qui, selon les estimations du Komintern, élimina 80 % des effectifs du PC chinois. Presque réduit à néant, le parti s’était pourtant relevé et, s’effaçant prudemment du paysage urbain, avait opéré un repli stratégique dans les campagnes, en particulier dans les régions montagneuses du centre et du sud de la Chine, où il constitua des « zones rouges ». Profitant de l’invasion japonaise en Mandchourie qui fragilisait le Kuomintang, il réunit nominalement celles-ci, en novembre 1931, pour former une « République soviétique chinoise », centrée sur le plus vaste des territoires occupés, le « soviet du Jiangxi ».

Pour Chiang, cependant, l’heure était venue d’en finir, et il ordonna plusieurs « campagnes d’encerclement » pour déloger les communistes. Les quatre premières échouèrent, mais la cinquième, menée à partir de septembre 1933, porta ses fruits. Conseillé par des généraux allemands expérimentés, Hans von Seeckt et Alexander von Falkenhausen (celui qui deviendrait le gouverneur militaire de la Belgique de 1940 à 1944), Chiang fit édifier des fortins sur plusieurs lignes concentriques autour des positions communistes, resserrant un étau qui finit par asphyxier les assiégés. Au cours de l’été de 1934, les dirigeants du parti parvinrent à la conclusion, non sans en avoir âprement débattu, qu’il n’y avait plus d’autre choix que partir ou périr.

Le décor était planté pour une des plus formidables aventures humaines. En douze mois, d’octobre 1934 à octobre 1935, quelques dizaines de milliers d’hommes – et quelques dizaines de femmes – vont changer le cours de l’Histoire en combattant, sans doute, mais surtout en marchant. Au départ, nul ne prévoit une odyssée et une hécatombe, mais bientôt la manœuvre tactique pour esquiver les assauts de l’ennemi et échapper à l’anéantissement se transforme en fuite en avant et donne corps à une épopée qui, magnifiée et réécrite, fournira au régime communiste sa légende dorée.

Après avoir survécu aux batailles et aux escarmouches, et plus encore à la maladie et à l’épuisement, au terme d’un cheminement de dix mille kilomètres, du fertile sud-est de la Chine jusqu’à l’aride province du Shaanxi, dans le nord, les rescapés de la Longue Marche, déguenillés, éreintés et démoralisés, n’auront en apparence rien d’héroïque. Ils auront pourtant scellé le destin de leur pays en sauvant le parti communiste et en installant solidement à sa tête un chef jusque-là contesté et encore largement inconnu : Mao Zedong.

Une épopée drapée dans le flou d’un mythe

Comme il sied à toutes les entreprises humaines qui ont pris la dimension d’un mythe, les données factuelles sont controversées. Les avis divergent considérablement, pour commencer, sur le nombre de participants à la Longue Marche. On retient généralement, par facilité sinon souci d’exactitude, le chiffre rond de 100 000 militaires et civils, alors que les différents biographes de Mao et les historiens de la Chine situent leurs calculs dans une fourchette qui va de la moitié au double de cette estimation. L’évaluation des effectifs arrivés au Shaanxi, un an plus tard, est tout aussi imprécise, variant de 4 000 à dix fois plus. Mao a lui-même fluctué dans ses évocations, inclinant manifestement, au fil du temps, à une dramatisation des événements qui ne leur donnait que plus de force et de portée. En mars 1956, il confia ainsi à l’ambassadeur soviétique à Pékin que seulement 25 000 hommes – tout ce qu’il restait, selon lui, de l’armée rouge chinoise dans le Jiangxi après les offensives de Chiang Kai-shek – s’étaient mis en route. En juin 1964, il déclara au communiste belge Jacques Grippa que 300 000 partisans avaient entamé un exode que 20 000 à peine achevèrent. Au-delà de toute polémique sur les chiffres, une chose est indiscutable : si le Parti communiste chinois avait échappé à l’annihilation, il se trouva, au bout de la Longue Marche, ramené à presque rien, tant en raison des pertes que des désertions au fil du chemin.

Sur la longueur du voyage, les auteurs ne s’accordent pas davantage, quand bien même plusieurs journalistes, de l’Américain Harrison Salisbury à la Chinoise Sun Shuyun, l’ont refait avant de le raconter. On opte donc, de nouveau, pour un chiffre rond, 10 000 km, en sachant que certains spécialistes réduisent la distance à 6 000 km, alors que d’autres la portent à 15 000 km. La vérité, c’est qu’il n’y a pas eu une Longue Marche, mais plusieurs. Les corps d’armée ont emprunté des itinéraires différents, se rejoignant parfois, puis se séparant en colonnes distinctes. Les uns et les autres n’ont que rarement suivi un trajet en ligne droite. Crochets, détours et reculs tactiques furent la règle. L’exemple le plus flagrant est celui de la Première Armée, dont Mao allait prendre le commandement : elle rallongea le parcours de quelques milliers de kilomètres en tournant littéralement en rond, pendant près de trois mois, alors qu’il lui fallait quitter le Guizhou pour entrer au Sichuan. Les difficultés du terrain, le manque de communication, les lacunes du renseignement, les affrontements à mener, ou à éviter, avec le Kuomintang, mais aussi les manœuvres politiques dans le contexte d’une lutte pour le pouvoir entre Mao et les barons du parti, expliquent atermoiements, erreurs de jugement, décisions a priori irrationnelles et revirements.

Les combats, mais surtout la météo et le relief…

Quels qu’aient été, en définitive, la distance effectivement parcourue et le nombre réel de participants, la Longue Marche constitua indéniablement un exploit surhumain. Il ne fut pas seulement question d’enchaîner les étapes quotidiennes de plusieurs dizaines de kilomètres sans goûter beaucoup de repos et sans toujours manger à sa faim. Il fallut franchir des rivières et des fleuves, à gué, en bac ou sur des ponts de fortune ; gravir des montagnes et passer des cols, notamment aux confins du Tibet, sous la pluie ou dans la neige ; traverser des forêts inhospitalières et des marécages insalubres, parfois même des sables mouvants. Il fallut affronter le froid, ou la canicule, avec des vêtements qui ne furent bientôt plus que haillons, mais aussi résister aux maladies, pratiquement sans médicaments ni accès à de rares cliniques. Il fallut compter parfois avec l’hostilité des populations locales, celle en particulier des minorités ethniques restées farouchement antichinoises. Il fallut encore transporter des tonnes de matériel, d’armes et de munitions : les porteurs payés à la journée et les prisonniers commis à la tâche ne tardèrent pas à s’enfuir, obligeant les soldats à ajouter de lourdes charges à leur paquetage. L’épreuve fut particulièrement cruelle pour les femmes, très peu nombreuses et presque toutes épouses des dirigeants communistes. Quelques-unes endurèrent en outre les affres d’une grossesse : He Zizhen, la troisième femme de Mao, accoucha dans un village et dut y abandonner son enfant.

À quoi il faut évidemment ajouter le harcèlement de l’ennemi. Dans leur biographie iconoclaste de Mao parue en 2006 dans sa traduction française, Jung Chang et Jon Halliday avancent audacieusement l’hypothèse que les nationalistes auraient mollement attaqué les communistes en fuite, ne livrant bataille que pour les affaiblir – et non pas pour les exterminer, ce que des moyens d’une supériorité écrasante leur auraient permis sans conteste. Chiang Kai-shek avait, à les en croire, deux bonnes raisons d’agir de la sorte. La première était politique : en pourchassant son adversaire sans jamais vraiment le rattraper, Chiang aurait permis à son armée de pénétrer à son tour dans les provinces du sud-ouest (Guizhou, Yunnan, Sichuan) qui échappaient à son contrôle, pour en assujettir les potentats sous couvert de les protéger du péril rouge. La seconde était plus personnelle : en ménageant les communistes chinois, Chiang se serait efforcé de plaire à Staline dans l’espoir d’obtenir le retour de son fils Ching-kuo, retenu en otage politique à Moscou depuis qu’il avait voulu, en 1925, y poursuivre des études.

Une mine d'or pour la propagande communiste

Pareil scénario contredit, toutefois, l’anticommunisme viscéral de Chiang Kai-shek et sa volonté de régner sans partage (comme le confirmera la guerre civile, de 1945 à 1949). Il postule aussi la possibilité, pour le Généralissime, de téléguider la progression des communistes chinois, qu’il aurait prétendument souhaité reléguer très loin, dans les régions désolées du Shaanxi, pour les empêcher de nuire. Or, ceux-ci n’ont choisi que tardivement leur destination finale, multipliant dans l’intervalle les projets concurrents de « zones libérées » dans le Guizhou, aux frontières du Gansu, du Sichuan et du Shaanxi, voire au Xinjiang, où ils auraient été plus proches de leur allié soviétique. Si l’armée rouge a échappé au désastre, c’est grâce à la complicité de seigneurs locaux opposés à Chiang Kai-shek – c’est ainsi qu’elle put percer facilement les premières lignes d’encerclement pour sortir du Jiangxi. C’est grâce aussi à l’incompétence de l’état-major nationaliste.

Mao Zedong

Mao Zedong

Mao Zedong

Malgré quoi, la route fut jalonnée de combats sanglants. Les troupes communistes manquèrent de peu d’être décimées un mois à peine après avoir entamé la Longue Marche : en franchissant la rivière Xiang dans le Guangxi, elles perdirent probablement la moitié de leur effectif initial et quasiment tout leur équipement lourd. Pour faire oublier ces revers humiliants, la propagande communiste monta en épingle les faits d’armes les plus remarquables, quand elle ne les créa pas de toutes pièces. Le chef-d’œuvre en la matière demeure le passage de la rivière Dadu à Luding, dans le Sichuan, en mai 1935. Sous le crépitement des mitrailleuses ennemies, les Rouges auraient péniblement avancé en s’accrochant aux chaînes de l’unique pont suspendu, dont les nationalistes avaient bien entendu enlevé les planches. Cet acte de bravoure inimaginable fut célébré dans des livres et au cinéma, jusqu’à ce que Deng Xiaoping ramène l’épisode à une promenade de santé, ou peu s’en faut, en révélant que ses camarades n’avaient rencontré au pont de Luding qu’une résistance insignifiante.

Un combat des chefs dont Mao sortira victorieux

La stratégie militaire et l’orientation de la Longue Marche ne cessèrent de diviser les dirigeants communistes. Les causes mêmes de l’exode firent l’objet d’un acrimonieux règlement de comptes lors d’une réunion convoquée dès janvier 1935 à Zunyi, dans le nord du Guizhou. L’autorité du triumvirat que formaient Zhou Enlai, appelé à devenir l’inamovible Premier ministre de la Chine populaire, Bo Gu, un révolutionnaire formé à Moscou, et Otto Braun, le communiste allemand envoyé par le Komintern, fut remise en cause, au profit de Mao Zedong, qui était en disgrâce depuis la conférence de Ningdu d’octobre 1932 – on lui avait reproché l’échec de sa stratégie de « guerre mobile » contre le Kuomintang. L’histoire officielle a fait de Zunyi le tournant à la faveur duquel Mao s’est définitivement imposé à la tête du régime. La réalité est plus nuancée et le futur Grand Timonier dut encore, avant de l’emporter, affronter plus d’une fois l’hostilité de ses rivaux. Il lui fallut en découdre notamment avec Zhang Guotao, un des fondateurs du parti, passé lui aussi par Moscou ; victime d’une purge en 1937, celui-ci se fera oublier au Canada après avoir vainement rallié le KMT.

Zhou Enlai

Zhou Enlai

Zhou Enlai

La Longue Marche s’acheva, en octobre 1935, avec la jonction des diverses armées communistes dans le Shaanxi. L’année suivante, un journaliste américain, Edgar Snow, séjourna dans la région et fut le premier à interviewer Mao et les autres dirigeants de la révolution. Son livre, Red Star over China (Étoile rouge sur la Chine), allait nourrir un nouveau mythe en décrivant, non pas des bolcheviques fanatiques, mais des idéalistes épris de justice sociale et de démocratie, qui aspiraient à redistribuer les terres et instaurer un gouvernement intègre. En décembre 1936, le parti établit son quartier général à Yan’an. Cette bourgade perdue au milieu de nulle part, dont les habitations troglodytiques trahissaient l’arriération, deviendrait ainsi le phare du communisme chinois.

Ironiquement, pour y arriver, Mao n’avait somme toute pas beaucoup marché : affaibli par la malaria, celui dont le nom est le plus étroitement associé à la Longue Marche, et qui lui doit son exceptionnelle destinée politique, fit une partie de la route couché sur une litière, avant de continuer à cheval – il est vrai que les chefs vont rarement à pied, au côté de l’homme de troupe. Son ambition et sa détermination n’en contribuèrent pas moins à modifier de façon décisive la marche de l’Histoire, sauvant un parti condamné à disparaître pour le porter une douzaine d’années plus tard au pouvoir. Un parti qui, cent ans après sa fondation, aurait non seulement survécu encore à la vague qui engloutit le communisme presque partout dans le monde, mais se serait aussi largement converti au capitalisme pour présider aux destinées de la deuxième puissance économique mondiale.

Mao Zedong

Mao Zedong

Mao Zedong