La relance économique face au défi climatique

La relance durable, du rêve aux réalités

La relance économique, ou redéploiement comme le disent les responsables politiques, est cruciale. D’abord, pour sortir de la crise du Covid-19. Ensuite, pour coller aux objectifs de durabilité. Car sans une économie bien portante, difficile de mettre en place des projets concrets et soutenus par la population pour financer la transition écologique.

La crise sanitaire pousse donc la Belgique à unir ses forces, éviter les chamailleries régionales pour soumettre un plan de relance solide à la Commission européenne. En ligne de mire ? Les subventions que cette même Commission pourrait accorder. La Belgique en espère 5,15 milliards d’euros (en plus des 7,8 milliards d'euros de prêts qu'elle a obtenu).

Ce plan de relance doit également prendre en compte le Green Deal, le pacte vert pour l’Europe, qui vise une neutralité carbone d’ici 2050. Car le plan doit être fiable et viable à long terme. Pourtant, pour sortir de la crise, il serait aisé de penser que la priorité est de redresser la tête, sauver l’économie coûte que coûte et s’attaquer aux objectifs climatiques par la suite. Mais une fois installé dans l’ornière de l’habitude, difficile d’en sortir et de repenser notre modèle.

Du côté fédéral, le ministre de l’Économie Pierre-Yves Dermagne (PS), la ministre de l’Écologie Zakia Khattabi (Ecolo) tout comme le secrétaire d’État pour la Relance et les Investissements stratégiques Thomas Dermine (PS) se sont donné le mot, ou ont fait les leurs ceux que l’on prête à Winston Churchill : “Never let a good crisis go to waste”. En clair, il faut profiter de la crise pour changer. Changer de modèle économique et sociétal. À ce niveau, les différents responsables semblent être sur la même longueur d’onde.

Reste à voir comment l’épreuve du pouvoir et celle des faits useront les volontés politiques pour faire une relance réellement durable, écologiquement et économiquement. On fait le point sur certains enjeux.

Capturer le carbone, l’idée folle des industriels

Atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, voilà l’objectif de l’Union européenne pour limiter le réchauffement climatique. Un objectif qui nécessitera un bouleversement dans nos modes de vie. De la production d’énergie à l’utilisation finale, dans un monde où la consommation énergétique est toujours majoritairement liée au fossile (84,3 % des énergies consommées en 2019 – en Belgique, on tourne autour de 70,4 %).

Rappelons que la neutralité carbone, ce n’est pas réduire à néant nos émissions de COmais bien contrebalancer celles-ci par différents moyens. Pour cela, on pense aux puits de carbone, via la plantation de forêts par exemple. Mais cela ne suffit pas à équilibrer la balance. Si la réduction est primordiale (le meilleur CO2 est celui qu’on n’émet pas), d’autres moyens s’offrent à nous. Parmi les options, concentrons-nous ici sur le CCS, le Carbon Capture and Storage, soit la capture et le stockage du CO2. Est-ce une mauvaise idée ? Ou uniquement une solution de transition ?

Récemment, le CEO du port d’Anvers, Jacques Vandermeiren, nous évoquait l’idée. “Au niveau du CO2, le port émet 10 % de la totalité des émissions en Belgique. On a donc un projet important qui est de pouvoir capter les émissions de CO2 et les stocker en mer, dans des puits de gaz vides”, lâchait-il. L’idée peut sembler farfelue, en plus d’être onéreuse. Concrètement, il s’agirait de capter le CO2 à la source de l’émission afin de le réinjecter dans les sous-sols. Que ce soit via une séquestration minérale ou une injection directe dans des poches naturelles.

Crédible ?

La solution est parfois décriée car foncièrement, elle masque le problème des émissions de carbone et semble temporaire. Une façon de cacher la poussière sous le tapis. Pourtant, des industriels, comme Total et Shell, investissent dans cette voie, la menace de l’explosion du prix du quota carbone poussant ces investissements.Le scientifique Christopher Zahasky, du département de géosciences de l’Université du Winsconsin à Madison, y est également favorable. Il estime que d’ici 2050, il faudrait capturer 2 700 gigatonnes de CO2 pour atteindre les objectifs de neutralité carbone. Or, selon des propos qu’il a tenus et relayés dans le magazine Transitions et Énergies, des études montrent que les capacités de stockage dans le monde sont suffisantes car elles sont de l’ordre de 10.000 gigatonnes.

Selon Lionel Dubois, coordinateur de recherche en capture et conversion du CO2 à l’UMons, la solution est viable. Si elle présente quelques contraintes, comme une possible acidification des eaux ou d’éventuelles fuites, la séquestration sous forme minérale ou l’injection dans d’anciennes poches de gaz est à développer. “C’est une façon de rendre à la Terre le carbone qu’on lui a pris”, simplifie-t-il, conscient que ce n’est pas nécessairement sous une forme toujours exploitable par la suite.

Quoi qu’il en soit, la captation de carbone motive l’industrie, peut-être dans une vision encore trop court-termiste. Sans oublier que cette technique pourrait coûter cher, économiquement et énergétiquement, et avoir de potentielles conséquences à long terme. Mais cette méthode reste une possibilité pour atténuer temporairement les émissions de CO2, atteindre cette neutralité carbone et, in fine, ralentir le réchauffement climatique et éviter de franchir la barre fixée pour 2050. C’est-à-dire ne pas dépasser +2°C de température moyenne par rapport à 1990.

De gré ou de force, l’acier va se verdir

Industrie lourde par excellence, la sidérurgie est très polluante. Si on ne s’intéresse qu’aux émissions de CO2, il faut savoir que la production d’une tonne de fonte en haut-fourneau (qui sera transformée en acier) engendre le rejet d’un peu moins de 2 tonnes de CO2. Et, l’an dernier, on a produit dans le monde plus de 1,8 milliard de tonnes d’acier brut. C’est dix fois plus qu’en 1950.

La recette pour fabriquer de l’acier étant immuable depuis des siècles, les contraintes environnementales très faibles ou nulles pendant des décennies, les sidérurgistes n’ont pas cherché à rendre leur production plus propre. On le voit dans les statistiques de World Steel, l’association mondiale des sidérurgistes : entre 2007 et 2019, les émissions de CO2 du secteur par tonne produite n’ont que très sensiblement varié d’une année à l’autre.

Double contrainte européenne

Et puis le Green Deal est arrivé. Les sidérurgistes ont senti le vent tourner, d’autant que la stratégie industrielle de l’Europe pour 2030 prévoyait déjà une production plus verte et durable. C’est sous cette double contrainte que l’on a vu se développer des projets pour fabriquer de l’acier en générant moins d’émissions de CO2.Outre le développement des aciéries électriques, où l’on produit de l’acier recyclé en émettant que 0,5 tonne de CO2 par tonne d’acier produite, prenons l’exemple du numéro 1 mondial de l’acier, ArcelorMittal.

Le groupe s’est fixé deux objectifs : réduire ses émissions de CO2 de 30 % dès 2030 et être neutre en carbone, à l’échelle mondiale, d’ici à 2050.L’un des moyens sur lequel il mise pour y arriver, c’est l’hydrogène, à injecter dans les hauts-fourneaux pour diminuer les volumes de charbon utilisés comme combustible, et donc diminuer les émissions de CO2. À terme, promet ArcelorMittal, cet hydrogène sera “vert” car produit par de l’électricité renouvelable. Des projets pilotes sont menés en Allemagne, en Espagne et en France. Les 30.000 premières tonnes de cet acier plus propre seront livrées cette année.

Premier test en Belgique

La stratégie d’ArcelorMittal passera aussi par la capture du carbone contenu dans les gaz résiduels des hauts-fourneaux et sa conversion en éthanol, qui sera utilisé comme biocarburant. C’est à Gand que les premiers tests auront lieu. Ce verdissement de la sidérurgie aura un coût important pour ArcelorMittal (65 milliards d’euros pour la technologie et 200 autres pour la construction des infrastructures). Alors, c’est à l’Union européenne, celle-là même qui l’oblige à réduire ses émissions, que le groupe ira quémander des aides pour financer ses projets, a-t-il fait savoir.

Sortir du nucléaire, fausse bonne idée ?

Au cours de la prochaine décennie, les émissions de carbone doivent diminuer de près de 45 % par rapport à leurs niveaux de 2010 pour atteindre la neutralité d’ici 2050, selon l’Agence internationale de l’énergie.

Pour atteindre ce rythme et cette échelle de réduction des émissions, il faudrait des changements sans précédent dans l’ensemble du secteur de l’énergie. Et si l’on en croit les défenseurs de la prolongation des centrales nucléaires, cet objectif est irréalisable en cessant cette activité en 2025. L’un des arguments est même que l’extinction des réacteurs en 2025 entraînera une augmentation des émissions de gaz à effet de serre et empêchera notre pays d’atteindre l’objectif de neutralité carbone.

“La transition énergétique ne doit pas être une question de sentiments”, souligne Lionel Dubois chercheur à l’UMons. “Elle doit être chiffrée, d’autant qu’il faut produire de l’énergie en tenant compte du contexte climatique dans lequel nous sommes.” En compensation d’une éventuelle sortie du nucléaire, deux volets s’offrent à la Belgique. Soit l’installation de centrales à gaz (mais qui émettraient de toute manière plus de CO2 que des centrales nucléaires), soit l’augmentation de l’importation d’énergie. 

Une "porte de sortie" dans la note gouvernementale

“Cette électricité est en fait un mix comprenant du renouvelable, mais également du fossile et évidemment du nucléaire”, ajoute Lionel Dubois. Importer, c’est utiliser de l’énergie fossile et nucléaire mais produites ailleurs et donc qui ne sont pas comptabilisées sur le sol belge. “Il y a un manque de cohérence dans la note gouvernementale”, explique le chercheur de l’UMons. “On utilise les termes de transition énergétique sans donner l’image d’une vraie transition puisqu’on laisse la porte ouverte à une éventuelle prolongation du nucléaire pour 2021.”

En d’autres termes, on ne peut pas avoir un pied dedans et un pied dehors. C’est d’ailleurs ce qu’Engie Electrabel, l’exploitant des centrales nucléaires, a envoyé comme message en annonçant avant rétractation qu’il renonçait à ses investissements dans le nucléaire au vu de l’accord de gouvernement. L’entreprise travaille sur deux scénarios, l’un qui repose sur la sortie complète en 2025, l’autre sur le maintien d’une partie de la capacité au-delà de cette échéance selon la faisabilité pratique et financière de la sortie et la possibilité, le cas échéant, de prolonger deux réacteurs.

Cette sortie du nucléaire, réévaluée en 2021 par les représentants politiques, dépendra d’une étude de faisabilité qui porte sur trois aspects : le prix de l’électricité et du CRM, la sécurité d’approvisionnement et les émissions de CO2. De plus, le mécanisme CRM destiné à financer des centrales au gaz est actuellement étudié par l’Europe et il n’est pas certain qu’il obtiendra un feu vert.

Cette question de transition doit aller plus loin qu’un simple pour ou contre le nucléaire”, analyse Lionel Dubois. “Soit on sort de ce système, soit on assume que ce n’est pas possible pour le moment et il n’y a pas de honte à changer d’avis.”

"Ce serait un mauvais signal de se chamailler"
Pierre-Yves Dermagne (PS)

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"Relancer sans rien changer serait criminel"
Zakia Khattabi (Ecolo)

“On voit bien que le vote protestataire ou pour les extrêmes croît dans les zones où les services publics et les commerces privés ont disparu.”

Le ministre de l’Économie Pierre-Yves Dermagne (PS) se veut pragmatique et fait part de ses idées pour redresser l’économie belge tout en s’assurant de l’adhésion de la population, incontournable pour les concrétiser, et du respect des enjeux climatiques.

Au-delà de la déclaration de politique générale, quels sont vos plans pour la relance économique ?

Tout d’abord, dans cet accord de gouvernement, on a voulu faire la part belle à la concertation sociale. C’est une clé du succès sur ce qu’on pourra faire demain sur le marché du travail et la relance, ou plutôt le redéploiement, de notre économie. L’actualité a été rythmée par la crise Covid, donc il a fallu soutenir les secteurs les plus impactés. C’est un peu la première mesure, éviter le “collapsus” économique. Dans un premier temps, il faut amortir au maximum les conséquences économiques de cette crise sanitaire.

Et après ?

Il faut pouvoir y réfléchir, construire autre chose. Avec notamment des expériences particulières, comme les territoires zéro chômeurs longue durée. C’est une compétence des entités fédérées mais il y a une volonté de pouvoir agir sur le terrain sur le modèle de ce qui a été fait en France. On voit que ça fonctionne. On arrive à enrayer cette spirale négative du chômage et le fait que certaines personnes s’y enferment.

Comment cela fonctionne-t-il ?

C’est un soutien public pour mettre au travail les chômeurs longue durée pour des activités qui ne sont pas forcément concurrentielles avec ce qui existe déjà mais plutôt dans des niches ou des dispositifs qui ne sont pas couverts. En France, par exemple, à Paris, c’est passé par des ateliers de réparation de vélos, des potagers urbains, etc.

Comment cela a-t-il été évalué en France ?

C’est un succès. On a vu que les activités, au départ subventionnées, sont devenues autosuffisantes.

Et comment mettre cela en place ?

L’idée, c’est d’identifier les zones. Il y a un travail à faire sur les données, les statistiques socio-économiques. Il y a aussi l’élément de pouvoir retrouver des services qui ont déserté le territoire. On voit bien que le vote protestataire ou pour les extrêmes croît dans les zones où les services publics et les commerces privés ont disparu. On veut travailler sur des périmètres d’action bien circonscrits pour concentrer les moyens plutôt que les disperser.

Pour éviter le saupoudrage...

Exactement. Je défends aussi le fait qu’on puisse avoir une évaluation de l’action publique, avoir des indicateurs pour évaluer les effets positifs mais aussi les constats d’échec s’il y en a et réorienter l’action.

Y a-t-il d'autres exemples de mesures ?

Par rapport à la crise et le plan de relance et de redéploiement, il y a la question de la formation. C’est lié à la crise car on sait que certains secteurs vont être impactés durablement, avec des changements de comportements de la part des consommateurs, individuels ou institutionnels. La formation permet de la flexibilité mais de haut niveau, pas en tirant vers le bas la qualité ou les conditions de travail des travailleurs.

Comment financer ces formations ?

C’est un plaidoyer à mener au niveau des institutions européennes. La formation est essentielle, c’est un investissement plutôt qu’un coût.

Imaginons qu'il n'y ait pas d'aides européennes. Qu'est-ce qu'on fait ?

Je ne veux pas partir perdant, on a un engagement fort de l’UE. Mais on ne part pas de rien. Des choses existent, qui ont besoin du soutien public, c’est ce qu’on veut mettre en place.

Et pour payer tout cela, est-ce qu'il faudrait une taxe européenne ? Comme la TTF (taxe sur les transactions financières) ?

Je suis le premier à plaider pour une grande réforme fiscale. Le ministre des finances va devoir s'y atteler. Il y a aussi un combat à mener au niveau européen sur la TTF. On sait que les choses évoluent un peu.

Il y a aussi des blocages.

Oui, c'est l'Europe, il y a des avancées, des blocages.... Mais il y a la possibilité de travailler sur base de coopération renforcée. Et la Belgique a toujours fait partie de l'avant-garde au niveau européen. C'est un véritable débat et cela figure aussi dans l'accord de gouvernement, le fait que l'on soutiendra la mise en place d'une taxe sur les transactions financières.

Est-ce qu'il faut s'attendre à une pression sur les salaires en Belgique ?

Le principe de l’indexation n’est pas remis en cause dans l’accord de gouvernement. On n’a pas volonté de faire un saut d’index. On sait que ça a un impact, direct et sur le long terme, sur le pouvoir d’achat des travailleurs. De plus, je n’ai pas l’impression que ça ait un réel impact sur la création d’emplois.

Vous avez d'autres projets pour la relance ?

Il y a aussi la question de la mobilité. La congestion, les bouchons… Cela pèse à la fois sur l’économie et sur la qualité de vie. Mon mantra par rapport à cette crise, ce sont les mots de Churchill : “Never let a good crisis go to waste”.

C'est un peu celui de tout le monde...

Oui mais il faut le prendre à la lettre et le concrétiser. On le fait déjà avec le télétravail. Pour une grande majorité de travailleurs et d’employeurs, le télétravail était impensable et, du jour au lendemain, on a dû le mettre en place. Dans de mauvaises conditions mais on y est arrivé.

Il n'y a plus de "guéguerre" pour les milliards européens pour la relance entre les Régions ?

Non, on se déforcerait. Ça avance bien. Thomas Dermine est arrivé à faire une bonne synthèse, soutenue par le fédéral et les entités fédérées. Ce serait donner un mauvais signal à l’Europe de se chamailler.

Photo: Ennio Cameriere

Photo: Ennio Cameriere

Photo: Christophe Bortels

Photo: Christophe Bortels

“Je ne suis pas de ceux qui font porter la responsabilité uniquement aux individus.”

Zakia Khattabi (Ecolo) est ministre de l’Environnement et du Développement durable. Elle a pour charge de concrétiser le Green Deal européen au niveau national. Une mission qui exige de voir à court, à moyen et à long terme.

Certains militent pour une relance économique avant de pouvoir entamer la réforme écologique. Qu'en pensez-vous ?

C’est une erreur. Pour plusieurs raisons. Indépendamment des limites environnementales, la crise a mis en avant les limites du modèle tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il a été une source d’immenses gains sociaux et économiques mais avec des dégâts environnementaux et des conséquences ingérables, ne serait-ce que dans la gestion de la pandémie. Objectivement, on ne peut pas relancer sans rien changer, ce serait criminel. Il faut construire et repenser la résilience de nos économies en relocalisant des activités essentielles et en repensant un plan de réindustrialisation au niveau européen pour ces fonctions essentielles, dont se nourrir, se soigner, s’habiller, etc. Ce sont les facettes d’une même crise. Il faut éviter l’effondrement de nos économies mais aussi penser à long terme et effectuer des changements systémiques.

Relocaliser l'économie... Pour certains, cette "déglobalisation" est illusoire. Quand on voit le succès de l'e-commerce...

Le train est en marche. Dire que ce n’est pas possible, c’est fermer les yeux et aller droit dans le mur. Autant contrôler le changement que de devoir tous le subir. Je ne suis pas de ceux qui font porter la responsabilité uniquement aux individus, il faut un point de départ. Il faut placer un cadre dans lequel les choix personnels peuvent s’opérer.

C'est vraiment réalisable étant donné le contexte ?

Je le dis d’autant plus fortement que si on ne prend pas les bonnes mesures aujourd’hui, dans dix ans, la réponse à la crise coûtera encore plus cher, en termes de budget mais aussi en vies humaines. Tout ce qu’on n’investit pas aujourd’hui, c’est le fossé budgétaire que l’on creuse pour les générations futures. On en a la responsabilité. Pour le moment, on est dans la survie et il faut faire en sorte que nos entreprises et nos indépendants gardent la tête hors de l’eau. Mais on ne peut pas, dans le cadre des projets que la Belgique va remettre à l’Europe, avoir des projets qui font encore appel aux énergies fossiles, par exemple. C’est ça, la transition.

La transition énergétique, c'est aussi un déplacement de la pollution vers d'autres pays, ne serait-ce que pour l'extraction de métaux. Il y a des solutions concrètes pour atténuer ce problème?

Dans l’accord de majorité, il y a une idée autour de la taxe du pollueur-payeur. Ma prédécesseur, Marie Christine Marghem, a fait un gros travail autour de la taxe carbone, par exemple. Il y avait consensus. La FEB (la Fédération des entreprises de Belgique, NdlR) elle-même soutenait cela. Il y a les enjeux autour de l’économie circulaire aussi. On pourrait, par exemple, diminuer la TVA sur certains produits s’ils ont une empreinte carbone faible. Il y a des leviers qui favorisent les comportements vertueux.

Sur la dépendance énergétique, la Belgique et l'Europe ont-elles des moyens de pression pour éviter d'être trop tributaires de l'extraction de ressources ?

D’abord, la transition en tant que telle est aussi un levier de diplomatie. On voit aujourd’hui que notre dépendance au pétrole fait que nous sommes pieds et poings liés lorsqu’il s’agit de dénoncer le non-respect des droits de l’Homme en Arabie Saoudite, etc. Notre indépendance énergétique permettrait d’être à la hauteur de l’humanisme qu’on prétend défendre. On ne fait pas assez le lien. À l’échelle européenne, de nouveau, il y a aussi la réduction de la consommation énergétique en elle-même, avec la rénovation des bâtiments, par exemple. Ça permet de créer de l’emploi, d’assurer une manne économique. Le changement fait encore peur mais la transition, ce n’est pas un désert économique. Il n’y a rien de plus faux.

Et pour la dépendance vis-à-vis des métaux indispensables à la transition énergétique ?

Je pense qu’on n’arrivera jamais à une indépendance totale, il y aura toujours une interaction. Mais il faut qu’on la choisisse en ayant en tête ces critères de durabilité, de droits de l’Homme. Il faut des exigences qui tirent tout le monde vers le haut. Il faut faire en sorte que même si on achète en Chine, on puisse voir ce qu’il y a derrière au niveau de la production. Au niveau de la pollution ou de l’exploitation, par exemple. On a déjà assisté à des changements. On est face à une réalité telle qu’on n’a pas le choix.

A-t-on les moyens de négocier à ce niveau-là ?

Si les pays européens se mettent d’accord pour ne pas jouer la concurrence entre eux face aux fournisseurs chinois, comme ce qu’on a vu avec les masques, et qu’on joue la solidarité, ça peut être un levier. La mondialisation, c’est aussi créer des solidarités à l’international. De sorte qu’on se retrouve dans un dialogue avec un rapport de force plus équilibré.

“On veut éviter l’effet de dispersion”

La relance, ou redéploiement économique, durable est clairement un chemin semé d’embûches que la Belgique ne pourra pas aborder seule. Mais à son niveau, elle a la capacité – sans oublier que Bruxelles est la capitale de l’Europe – d’insuffler un changement.

Dans une étude portée par Marek Hudon, professeur à la Solvay Business School of Management and Economics (ULB), pour l’Institut fédéral pour le développement durable, des moyens précis sont apportés pour favoriser ce changement. Parmi eux, on retrouve la sélectivité de l’aide, pour éviter, une nouvelle fois, le saupoudrage. “Cette sélectivité est nécessaire. Il faut soutenir les entreprises mais éviter les effets d’aubaine ou tenter de sauver des entreprises déjà mortes. Il faut donner des incitants et établir une progressivité dans l’aide”, commente Marek Hudon. “Il faut également disposer d’un outil qui permet d’identifier les entreprises qui ont des activités dans les paradis fiscaux. Les aides ne peuvent pas être similaires pour ce type d’entreprises”, détaille-t-il, en ajoutant qu’un screening positif doit être mis en place pour soutenir celles qui répondent aux exigences du Green Deal par exemple.

Pour lui, une taxe carbone ainsi qu’une taxation des Gafam (les géants américains du numérique Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et une meilleure lutte contre l’évasion fiscale aux niveaux national et européen pourront aider à la relance tout en la rendant à la fois socialement plus juste et plus respectueuse de l’environnement. Un défi complexe alors que la transition énergétique impliquera des dépendances à d’autres ressources que les énergies fossiles mais dont l’Europe se retrouve quasiment dépourvue.

Le plan de relance en pratique

Si l’étude apporte un cadre, dans les faits, c’est Thomas Dermine (PS), le secrétaire d’État pour la Relance, qui coordonnera le plan fédéral. “Le premier message, c’est qu’à court terme, il faut respecter les mesures sanitaires afin de pouvoir déployer l’appareil productif au plus vite”, entame-t-il d’emblée lorsqu’on lui parle de sa mission. “Il ne faut pas stimuler la relance tant que l’épidémie n’est pas maîtrisée”, ajoute-t-il. Sa première volonté est donc, pour le moment, d’éviter au maximum les faillites et les licenciements.

Ensuite, il le répète à l’envi, “il faut changer l’essence qu’on met dans le moteur”. En résumé, il milite pour un changement de modèle et ce sur base de projets concrets à développer sur l’ensemble du territoire. C’est le point central de son plan : rassembler les entités fédérées, avec la difficulté que ça implique, pour obtenir les potentiels 5,15 milliards d’aides européennes qu’il y a à la clé. Sa mission est donc de coordonner ce plan d’investissement.

Une lourde tâche qui devra s’affranchir des luttes partisanes et communautaires. Il devra remettre la version finale de son plan de relance le 30 avril 2021. “On veut éviter l’effet de dispersion, le saupoudrage. Les projets doivent être matures et avoir une taille critique”, prévient-il. “C’est un objectif de civilisation”, ajoute-t-il en guise de conclusion.


Textes: Antonin Marsac, Camille Delannois, Isabelle Lemaire

Photos: Olivier Papegnies, Jean-Luc Flemal, Johanna de Tessières, Ennio Cameriere, Christophe Bortels, Alexis Haulot, agences.