La folle aventure de l'Annapurna

Il y a 70 ans, le 3 juin 1950, Maurice Herzog et Louis Lachenal posèrent le pied au sommet d'une montagne de plus de 8000m. Une première. Mais à quel prix !

Le massif de l'Annapurna, au Népal. © Shutterstock

Le massif de l'Annapurna, au Népal. © Shutterstock

Maurice Herzog et Louis Lachenal ont l’Annapurna sous leurs pieds. Il n’est pas loin de 14h le 3 juin 1950, lorsque les deux Français foulent le sommet himalayen à 8 091 mètres d’altitude – “une crête de glace en corniche”, témoignera le chef d’expédition. Pour la première fois, une montagne de plus de 8 .000 m est gravie ; elle l’est, qui plus est, à la première tentative, sans avoir été précédemment approchée ni reconnue.

Herzog, 31 ans, brandit piolet et fanions vers le ciel, sous l’objectif de Lachenal. La photo entrera dans la légende. Pas celle de Louis Lachenal, sur laquelle on voit le guide de 28 ans assis dans la neige, complètement flou. On aurait voulu le faire exprès, le cliché pris par Herzog n’aurait pas été plus raté – il n’a d’ailleurs été exhumé qu’en 1996. Tout là-haut, Maurice est extatique, Louis pressé de descendre. Les deux hommes ne savent pas encore qu’un destin tragique les attend.

La photo de Maurice Herzog prise par Louis Lachenal a fait la couverture du livre "Annapurna premier 8.000".

La photo de Maurice Herzog prise par Louis Lachenal a fait la couverture du livre "Annapurna premier 8.000".

Une époque de conquêtes

Vue aérienne de l'Himalaya dans la région de l'Everest. ©Sabine Verhest

Vue aérienne de l'Himalaya dans la région de l'Everest. ©Sabine Verhest

Cet exploit historique, fait de joies et d’élans collectifs, de tensions et de bassesses, est le fruit de l’esprit d’équipe, de l’audace, du courage des membres de l’expédition, et de la chance aussi. Surtout, il s’inscrit dans le contexte géopolitique de l’époque, “une époque de conquêtes, où l’on n’allait pas sur ces montagnes pour la beauté du geste”, constate Charlie Buffet, spécialiste de l’alpinisme, auteur du très bel ouvrage “Annapurna. Une histoire humaine” (Éditions Paulsen). “Au début des années 50, il y avait un fort esprit de concurrence” entre nations.

Les Britanniques, principaux acteurs de l’exploration des grands sommets himalayens, désiraient l’Everest. “Les Français avaient une forte envie de revanche sur les années 30, pendant lesquelles les alpinistes des deux régimes autoritaires, Allemagne et Italie, étaient à la pointe”, rappelle Charlie Buffet. Sous les régimes totalitaires, l’alpinisme obéissait aux lois de la compétition et de la propagande. Après la Seconde Guerre mondiale, “la France, du côté des vainqueurs, était réconciliée avec elle-même grâce au général de Gaulle, il lui fallait une victoire en Himalaya”. Question d’honneur, de prestige national.

Au grand dam des Suisses et des Britanniques, elle obtient l’autorisation du Népal pour gravir deux sommets de 8.000 mètres, le Dhaulagiri et l’Annapurna. “Toutes les tentatives sur les pentes des géants himalayens avaient eu lieu depuis le Tibet ou l’empire des Indes”, expose Charlie Buffet, qui est aussi directeur littéraire de la collection Guérin (chez Paulsen). Le Népal, en 1950, “c’est l’attrait d’une des dernières terres vierges”, sachant qu’aucune des deux montagnes qui s’ouvrent aux Français “n’a été clairement identifiée, cartographiée ni même approchée”. Le défi ne s’en révèle que plus fou pour eux, qui n’imaginaient pas à quel point cette chaîne de l’Annapurna, avec “ses treize sommets de plus de 7.000 mètres”, se révélera éprouvante.

Une montagne dangereuse

La face Sud de l'Annapurna I. © Wolfgang Beyer

La face Sud de l'Annapurna I. © Wolfgang Beyer

“L’Annapurna n’est pas l’Everest et ne le sera sans doute jamais”, analyse Charlie Buffet : “C’est une montagne emblématique, qui reste assez peu gravie parce qu’elle est très dangereuse sur son versant Nord et très difficile sur son versant Sud.” Contrairement aux sommets plus “commerciaux”“l’Annapurna est resté une montagne où se jouent des choses très intenses”.

Les grands noms de l’alpinisme s’y sont frottés : Chris Bonington, Erhard Loretan, Jean-Christophe Lafaille, Reinhold Meissner ou Ueli Steck – pour ne citer qu’eux. Le moins conquis des plus hauts sommets de la planète est aussi celui où le plus d’aventuriers ont rejoint le ciel. Le Belge Gabriel Denamur réussit l’ascension le 20 octobre 1991, mais perdit la vie à la descente. Sa compatriote Ingrid Baeyens eut plus de chance, trois jours plus tard. Elle accéda au sommet par la face Sud (et redescendit) le lendemain de la première ascension féminine de l’Annapurna, réalisée par l’une des meilleures alpinistes du monde, la Polonaise Wanda Rutckiewicz – les deux femmes faisaient partie de la même équipe internationale emmenée par Krzysztof Wielicki.

Wanda Rutkiewicz, première femme au sommet de l'Annapurna. © Seweryn Bidziński

Wanda Rutkiewicz, première femme au sommet de l'Annapurna. © Seweryn Bidziński

Maurice Herzog en chef de file

Maurice Herzog choisit le matériel, avec Louis Lachenal et Jean Couzy. © Belgaimage

Maurice Herzog choisit le matériel, avec Louis Lachenal. © Belgaimage

En 1950, les Français ne savent évidemment rien de tout cela. Le Comité de l’Himalaya, dirigé par Lucien Devies, confie les rênes de l’expédition à son ami Maurice Herzog. Gaulliste comme lui, ce cadre chez Kléber-Colombes n’est pas le meilleur des alpinistes mais il a de l’entregent, il est animé par un esprit de conquête nationale, que n’ont pas les autres membres de l’expédition, et mettra toute son énergie et son talent dans la réussite de l’aventure. Il s’entoure, entre autres, du “gotha de l’alpinisme français de l’époque”: les guides Louis Lachenal et Lionel Terray, la meilleure cordée hexagonale du moment, ainsi que Gaston Rébuffat, le grimpeur surdoué.

La photo des membres de l'expédition sur la quatrième de couverture du livre de Maurice Herzog, "Annapurna premier 8.000".

La photo des membres de l'expédition sur la quatrième de couverture du livre de Maurice Herzog, "Annapurna premier 8.000".

Les Français engagent aussi les meilleurs Sherpas, qui couplent la force à l’expérience de la très haute altitude. Leur chef, Ang Tharkey, portait déjà en 1933 des charges énormes jusqu’à 8.300 m pour une expédition britannique à l’Everest. Maurice Herzog les traite avec condescendance et mépris. Mais le fait est que, sans ces hommes, dont certains ont transporté pour les sahibs près de 40 kg de 2.500 m à 7.000 m d’altitude sans un jour de repos, le succès n’aurait jamais été au rendez-vous.

De l’exploration à l’ascension

L'Annapurna de nuit. ©sushan116

L'Annapurna de nuit. ©sushan116

Au Népal, les Français commencent par explorer le Dhaulagiri (8.180 m), dont la pyramide se révèle terriblement attrayante. Mais, après des semaines d’approche et la prédiction d’un lama croisé en chemin (“Le Dhaulagiri ne vous est pas favorable”), il est clair que, comme le résume Lionel Terray, “le Dhaula, vous pouvez vous le mettre dans le cul !”. L’équipe se rabat alors sur l’Annapurna. L’exploration, ponctuée de migraines, dysenteries et autres joyeusetés médicales, leur a pris un mois déjà, il ne leur reste que peu de temps jusqu’à la mousson. Le 17 mai, l’expédition installe son camp de base au pied de la face Nord de l’Annapurna. Reste à définir le meilleur itinéraire vers un sommet dont ils ne savaient rien quelques jours auparavant.

Les camps d’altitude se déploient à coups d’essais et d’erreurs et, enfin, vient l’attaque finale. Mû par une incroyable détermination, Maurice Herzog prend ses compagnons de vitesse et décide, le 1er juin, de tenter le tout pour le tout. Il regarde Louis Lachenal fixement et lui propose de venir avec lui. Le guide n’hésite pas. Leur cordée est scellée jusqu’au plus haut. Ang Tharkey pourrait les accompagner, installer le camp V à 7.500 m puis tenter directement le sommet. Mais le Sherpa décline: ses pieds gèlent, il préfère redescendre, n’éprouve pas ce désir de conquête qui étreint le chef d’expédition. Herzog et Lachenal – Momo et Biscante, comme on les surnomme – se retrouvent définitivement seuls…

L'ascension vers le sommet. © Ina.fr

L'ascension vers le sommet. © Ina.fr

Le 3 juin, après une nuit tempétueuse à 7.500 m, ce sont deux hommes “transis”“hébétés”, selon Charlie Buffet, qui se mettent en route sous un ciel bleu. “Chacun de nous vit dans un monde intérieur fermé”, rapportera Herzog dans le livre, devenu best-seller, “Annapurna premier 8.000” (Arthaud). “On risque de se geler les pieds!… Crois-tu que cela vaille le coup?”, lui demande Lachenal.

“Si je retourne, qu’est-ce que tu fais ?” 
Louis Lachenal à Maurice Herzog

Les images défilent dans la tête d’Herzog: “les journées de marche sous la chaleur torride, les rudes escalades, les efforts exceptionnels déployés par tous pour assiéger la montagne, l’héroïsme quotidien de mes camarades pour installer, aménager les camps… À présent, nous touchons au but! Dans une heure, deux peut-être… tout sera gagné! Et il faudrait renoncer? C’est impossible. Mon être tout entier refuse. Je suis décidé, absolument décidé!” Sa réponse fend l’air.

“Je continuerai seul !” 
Maurice Herzog à Louis Lachenal

Lachenal est guide, l’éthique des montagnards lui dicte de ne pas abandonner son compagnon de cordée. 

“Alors, je te suis!”
Louis Lachenal à Maurice Herzog

Tous deux sont dopés aux amphétamines délivrées par le Dr Oudot. Momo s’envole vers le sommet, Biscante y monte pas à pas, sachant qu’une fois là-haut, presque tout reste à faire. “L’arête sommitale se rapproche insensiblement. Quelques blocs rocheux à éviter. Nous nous hissons comme nous pouvons. Est-ce possible?… Mais oui! Un vent brutal nous gifle. Nous sommes… sur l’Annapurna”, racontera Maurice Herzog. “Je suis étreint par l’émotion. Jamais je n’ai éprouvé une joie aussi grande ni aussi pure.”

Louis Lachenal, assis, adossé à une roche, au sommet de l'Annapurna: la photo prise par Maurice Herzog.

Louis Lachenal, assis, adossé à une roche, au sommet de l'Annapurna: la photo prise par Maurice Herzog.

Tandis qu’il s’attarde, son compagnon de cordée le presse de redescendre, “tout de suite!”  Herzog avale du lait concentré, abandonne le tube au sommet, avant de se mettre en route. C’est une “véritable débandade (je mesure mes mots) qui suivit immédiatement la réussite”, écrira Louis Lachenal, dans ses “Carnets du vertige” (Éditions Guérin).

Un sauvetage dramatique

Louis Lachenal, soutenu par deux Sherpas. © Ina.fr

Louis Lachenal, soutenu par deux Sherpas. © Ina.fr

Un des Sherpas soutient Maurice Herzog à la descente. © Ina.fr

Un des Sherpas soutient Maurice Herzog à la descente. © Ina.fr

Gaston Rébuffat, les yeux brûlés, est étendu sur un traîneau. © Ina.fr

Gaston Rébuffat, les yeux brûlés, est étendu sur un traîneau. © Ina.fr

Les porteurs descendent les blessés à travers le Népal sous la mousson. © Ina.fr

Les porteurs descendent les blessés à travers le Népal sous la mousson. © Ina.fr

Ce matin du 3 juin, Gaston Rébuffat et Lionel Terray, eux, montent au camp V, qu’ils trouvent vide. Momo et Biscante ont tenté le sommet, mais vont-ils jamais redescendre? L’angoisse les étreint pendant des heures. Herzog déboule le premier, halluciné, sans gants. Où est Lachenal? Perdu, abattu, il a raté le camp. Terray sort de la tente, le cherche, le rattrape en contrebas.

En découvrant l’état dramatique de leurs compagnons, dont les extrémités sont gelées, les deux guides comprennent qu’ils tenteront l’impossible, non pas pour monter à leur tour au sommet de l’Annapurna, mais pour aider leurs amis à en redescendre. Toute la journée du lendemain, ils luttent pour ramener les blessés, terrassés de douleurs, au camp IV. Mais le brouillard qui les enveloppe a raison de leur sens de l’orientation et de la profondeur ; ils se perdent dans le dédale des séracs, errent dans le jour blanc “en véritables désespérés” quand, soudain, Lachenal disparaît dans une crevasse. Ses compagnons sont sous le choc, jusqu’à ce qu’ils comprennent que la mort n’avait pas décidé d’y attendre leur ami. Mieux, tous peuvent se glisser à leur tour dans la cavité pour y passer la nuit, une nuit atroce, encore une, ponctuée cette fois par une avalanche qui les ensevelit… Les quatre alpinistes, survivants, déploient les dernières forces qui leur restent pour s’extraire de leur tombeau de neige et de glace. “Les ressources des hommes devant la mort sont inépuisables.” Mais Terray et Rébuffat, qui avaient dû enlever leurs lunettes la veille pour s’orienter, sont tous deux aveuglés par une ophtalmie. Ce 5 juin, tout paraît perdu… “Ceux qui peuvent marcher ne voient pas et ceux qui voient ne sont pas d’accord sur la direction.” Leur salut, ils le devront à Marcel Schatz, l’un des membres de l’expédition, qui les retrouve, et aux Sherpas qui les aident à perdre de l’altitude. Noircis par la nécrose, les doigts et les orteils d’Herzog sont morts, les orteils de Lachenal également. Lors du retour – un mois à travers le Népal rincé par la mousson, tous deux se feront amputer, à vif.

Que s’est-il passé tout là-haut ?

La Une de Paris Match inverse la photo de Maurice pour qu'elle n'entre pas en collision avec le logo du magazine.

La Une de Paris Match inverse la photo de Maurice pour qu'elle n'entre pas en collision avec le logo du magazine.

De retour en France, Maurice Herzog écrit la légende. Le récit épique et nationaliste dont il est le héros, "Annapurna premier 8.000", connaît un succès international retentissant. Mais il enferme les membres de son équipe et les Sherpas dans un scénario qui est le sien. Lui seul avait été habilité, par contrat, à donner sa version des faits, et ce pendant cinq ans. Gaston Rébuffat tempête intérieurement devant cette histoire romancée dans laquelle Herzog, sur son “misérable piédestal”, a voulu “organiser son extase”. Louis Lachenal, lui, aimerait livrer sa part de vérité. Mais quand, enfin, il peut la publier, la mort l’emporte dans la vallée Blanche, au cœur du massif du Mont-Blanc.

Maurice Herzog, prompt sur la balle, récupère le manuscrit auprès de la veuve et confie à son frère, Gérard, le remaniement de l’œuvre. Les Carnets du vertige ne livrent dans un premier temps qu’une version expurgée de l’expérience de Louis Lachenal. Ses commentaires, apaisés et lucides, ne seront révélés et publiés qu’en 1996.

“Herzog avait l’impression de remplir une mission”, écrit-il. “Pour moi, cette course était une course comme les autres, plus haute que dans les Alpes mais sans rien de plus. Si je devais y laisser mes pieds, l’Annapurna je m’en moquais.” Grimpeur brillant, intuitif, très rapide et élégant, le guide en avait besoin : “La montagne n’était pas mon occupation du dimanche, c’était ma vie, à moi”.

“Je ne devais pas mes pieds à la jeunesse française.”
Louis Lachenal, dans ses commentaires censurés jusqu'en 1996.

Mais il savait que, si lui descendait, son chef d’expédition, “illuminé”, mourrait. Personne ne le lui pardonnerait. Sans Maurice Herzog, Louis Lachenal n’aurait certes pas été au sommet. Mais sans Louis Lachenal, Maurice Herzog n’en serait pas redescendu. “C’est pour lui et pour lui seul que je n’ai pas fait demi-tour. Cette marche au sommet n’était pas une affaire de prestige national. C’était une affaire de cordée. C’est tout ce que je voulais dire à ce sujet.”

Maurice Herzog à sa descente d'avion en France. ©Belgaimage

Maurice Herzog à sa descente d'avion en France. ©Belgaimage

©Belgaimage

©Belgaimage

Les grimpeurs reçoivent la Légion d'honneur, le 22 juillet 1950. ©Belgaimage

Les grimpeurs reçoivent la Légion d'honneur, le 22 juillet 1950. ©Belgaimage

Vue aérienne de l'Himalaya. ©Sabine Verhest

Vue aérienne de l'Himalaya. ©Sabine Verhest