LA FIN DU CASH

Et si, comme la Suède s’y prépare pour 2030, la Belgique décidait de supprimer l’argent liquide dans les années à venir ?

À l’heure où les paiements électroniques sont déjà largement et de plus en plus utilisés, ce scénario ne s’apparente pas à de la science-fiction. Mais à quoi ressemblerait une société où les pièces et les billets auraient disparu ? C’est ce que nous avons voulu imaginer, via un récit d’anticipation qui s’appuie sur des avis d’experts académiques, financiers et du secteur bancaire que nous avons interviewés.

Nous avons délibérément opté pour un récit plutôt dystopique, afin de forcer le trait sur les inconvénients de la disparition de l’argent liquide, sans toutefois en négliger les avantages. Toutes les situations décrites sont donc purement fictives. Seules les citations d'experts sont réelles et ancrées dans le présent.

Août 2035. La chaleur envahit mes poumons. Je traîne en terrasse avec un ami et sors de ma poche une pièce de un euro. Elle n’est qu’un symbole, un souvenir, puisqu’elle est inutilisable. Le gouvernement a décidé il y a juste un an d’abandonner l’argent liquide. Trop de frais. Trop de pertes. Trop de criminalité. Le cash s’était fait assez d’ennemis pour finalement disparaître. En Europe, on a presque tous fini par suivre l’exemple suédois.

Ces Nordiques, qui avaient inventé le billet de banque, l’ont aussi fait disparaître, il y a de ça cinq ans.

Me voilà donc avec cette pièce. Inutile. Ou presque, puisqu’on a décidé de tirer à pile ou face pour savoir qui allait payer l’ardoise. Avec une carte bancaire, ça va de soi.

La fin du pourboire ?

Certains serveurs et taximen acceptent encore le cash pour les pourboires. Souvent, ce sont des pièces et des billets qui viennent d’autres pays de la zone euro ou des dollars qu’ils peuvent aller dépenser hors des frontières, là où l’argent liquide s’écoule encore. Ils n’ont pas trop le choix. Leurs salaires sont trop faibles pour pouvoir se passer des petits bonus laissés par les clients. Oui, dans les terminaux et les applications de paiement par smartphone, il y a bien l’option “pourboire”, mais trop de gens la zappent.

Reporters

"Une petite pièce s’il vous plaît ?"

Dans les rues, je ne vois quasiment plus de SDF. Ils n’ont pourtant pas disparu avec le cash. Ça fait des années que les politiques veulent réduire le nombre de sans-abri. Que ce soit par leur prise en charge, par des aides mais aussi parfois par une hostilité affichée, tout simplement.

Je suis d'ailleurs passé dans un squat hier soir. J’avais l’impression d’être dans la Cour des Miracles. On a beau dire, il n’y a pas beaucoup de solutions efficaces pour pallier l’absence de cash pour ceux qui n’ont ni compte en banque ni smartphone. Même s’ils sont une minorité, les exclus sont de plus en plus exclus. Et de plus en plus ignorés. Dans un monde hyper-connecté, ils sont ultra-déconnectés.

Les grandes villes se sont quant à elles rapidement vidées de leurs SDF en faisant disparaître le cash prématurément. Les commerces n’acceptant plus que les paiements électroniques pour des raisons de sécurité et de facilité, les exclus ont trouvé refuge dans les moyennes puis les plus petites villes, souvent un peu plus lentes à se transformer. Ce qui n'a fait qu'accentuer le phénomène de gentrification des pôles urbains qui existe depuis plusieurs décennies.

“Avec la disparition de l’argent liquide, la fracture numérique n'aura jamais si bien porté son nom : la distance entre les plus riches et les plus pauvres deviendra abyssale. On peut imaginer un double monde, celui où il y a du soleil et pas de monnaie et l'autre, sombre et caché, dans lequel les choses se passent sans loi, avec beaucoup de souffrance et de misère.”
Jacques Fierens, avocat et professeur de Droit à ULiège

Bye-Bye Cash Machine

La transition a été assez douloureuse, pour ma part. Je n’ai jamais supporté le fait qu’on puisse retracer tous mes paiements, même si on est officiellement censés être protégés par la loi RGPD 3 mise en place en 2034 dans la perspective de l’abandon du cash. Mais quand on voit le fiasco de RGPD 1 et 2… J’ai des doutes.

J’avais toujours l’habitude de passer au distributeur avant de faire mes achats. Pourquoi aurais-je envie que ma banque sache ce que j’ai acheté, à quelle fréquence et à quel prix ? Ils ont déjà refusé un prêt à un ami lorsqu’ils avaient constaté sa fréquentation régulière au casino. Je me dis que moins ils en savent, mieux je me porte.

La disparition des distributeurs, petit à petit, était suffisamment problématique. Surtout à partir d’une certaine heure. Les distributeurs en agences n’étant plus accessibles, seules subsistaient quelques rares machines extérieures devant lesquelles s’agglutinait une foule de personnes désireuses de retirer du liquide.

Le cash était vraiment devenu le symbole de la nuit. Parfois des excès. Malgré tous les procès d’intention, je trouvais ça pratique. Au comptoir des bars, pas besoin d’attendre que la machine recrache le ticket de confirmation de paiement du client précédent pour passer commande. Pas de problème de connexion de la machine. Pas besoin de donner son code à celui qui va chercher la tournée. Bref, le bonheur... Je me contente de peu.

Bon, si quelques billets en poche permettaient une liberté d’échange, avec n’importe qui, n’importe quand, sans besoin d’électricité, force est de constater qu’on n’entend plus parler de braquage de fourgons depuis un moment, ni de distributeurs cassés, pillés. Et il n’y a rien à faire, au niveau hygiène, le cash, ce n’est quand même pas génial.

Plus traçable que les pièces

Comme souvent en Belgique, la nouvelle loi sur la protection de la vie privée n'a pas été correctement bétonnée. Une faille juridique a permis le partage des données personnelles bancaires à ce qui subsiste de la caisse publique de maladie et aux assureurs.

D'ailleurs, mon extrait de compte laisse peu de place à l'imagination... Je n'ai pas pu en finir avec mes vices. Mon assurance maladie a triplé le montant de ma prime. Trop de risques, évidemment. "Mais si vous nous prouvez que vous avez arrêté durablement de fumer, nous ferons un geste", m'a affirmé mon assureur. Heureusement que le détail des achats en pharmacie reste encore confidentiel. Pour le reste, on repassera.

Face aux protestations qui se sont élevées contre cette transparence un peu trop totale, le gouvernement a promis de rectifier le tir mais une crise politique retarde la procédure.

Quand on a compris que le cash allait définitivement disparaître, une manifestation monstre a réuni 250 000 Belges, le 8 avril 2034 à Bruxelles, pour s'opposer à cette mesure. J'en étais.

La foule dans les rues de la capitale a été entendue mais pas écoutée. Nous avons perdu en liberté ce que nous avons (très provisoirement) gagné en sécurité.

La traçabilité absolue des paiements a permis à la police et à la justice de mettre la main, pendant un temps, sur des délinquants et criminels peu futés. Mais ça n'a pas duré. Les vrais hors-la-loi ont de la ressource.

"Je suis d'une génération attachée à la vie privée. Je n'ai pas envie qu'on sache ce que je fais tout le temps. Mais j’appartiens aussi à une génération de transition, assez dépendante des services électroniques. Le recoupement des données est un danger : si elles tombaient dans des mains qui concentrent ces informations, ce serait très grave. L'Europe a fait un pas en avant intéressant et positif avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) mais la technologie ne va pas dans ce sens. C'est une vraie question philosophique et de société sur laquelle le monde politique doit se pencher."
Olivier Markowitch, professeur au département des Sciences informatiques de l'ULB

Alerte aux hackers

Saura-t-on jamais ce qui s'est passé le 12 février de cette année? Le code d'erreur 4 ("Transaction refusée. Il peut s'agir d'un problème technique temporaire. Réessayez un peu plus tard.") s'est affiché sur tous les terminaux de paiements du pays pendant des heures. Le secteur bancaire n'a jamais donné d'explication précise mais on s'est bien douté qu'il y avait eu une cyberattaque massive. Sans conséquence ? Les pirates ont-ils mis la main sur nos données personnelles ou voulaient-ils seulement paralyser le système ? Pas de revendication, pas de communication sur l'enquête en cours... je crois qu'on n'est pas près de savoir.

La sécurité informatique des banques a été au cœur de toutes les préoccupations quand le gouvernement a envisagé la mort du cash. La très bonne réputation du secteur bancaire belge en la matière et les garanties qu'il avançait ont rassuré les décideurs. Mais les banquiers l'ont dit: à l'autre bout du terminal, il y a le maillon faible. Des êtres humains qui ne font pas toujours preuve d'une extrême prudence. Des naïfs, aussi. Pourtant, des cours de cybersécurité sont obligatoires depuis au moins 10 ans dans les écoles et pour les adultes. Si plus personne ne pouvait ignorer le danger du phishing et autres arnaques, les faiblesses humaines sont ce qu'elles sont...

J'avoue, j'ai un peu ri quand la presse a révélé que le compte en banque très bien garni d'un célèbre comédien belge, porté sur les femmes et la bouteille, a été complètement siphonné par une jolie femme rencontrée dans un bar. Il se croyait à l'abri de toute tentative de piratage, avec son smartphone hors de prix, doté d’un capteur de reconnaissance oculaire et d’une protection cryptographique. La fille l'a fait boire jusqu'à plus soif et lui a gentiment soutiré ses codes de cryptage. Elle a attendu qu'il s'endorme pour déverrouiller son téléphone en lui ouvrant les paupières. Une vraie arnaque à l'ancienne. ..

“Dans le milieu bancaire, il y a des attaques informatiques car les banques sont des cibles intéressantes. Mais la culture de la cybersécurité y est plus importante que dans d'autres secteurs d'activité.”
Olivier Markowitch, professeur au département des Sciences informatiques de l'ULB

Underground

Les toxicomanes et les petits dealers de mon quartier ont presque tous disparu. Certains sevrés à cause des circonstances, ou passés à des psychotropes légaux. D'autres en faillite. Les plus endurcis ont définitivement émigré en France ou en Allemagne, où le cash est toujours en circulation. Ceux qui restent, accrochés à leur business ou à leur vice, ont trouvé le moyen de rendre leurs transactions financières invisibles, en utilisant des téléphones illégaux, avec des numéros étrangers et des faux noms.

Beaucoup de petits consommateurs de substances ou de services illicites, payables autrefois en cash, font maintenant des kilomètres pour faire ce qu’ils ont à faire. Hors frontières, bien sûr. Ce qui n'a pas manqué de causer des arrestations à la pelle et de fortes tensions entre les gouvernements belge et ceux des pays voisins, avec menace de réinstaurer des postes de douane.

Les gros trafiquants sont passés aux cryptomonnaies - comme le bitcoin qui a fait son grand retour après des années de discrétion - et par le dark web pour faire leurs affaires. L'Etat belge a dû prendre une mesure drastique en urgence : il a déclaré le bitcoin inconvertible avec l'euro sur le territoire national. Mais les mafieux qui disposent d'un très large réseau s'en fichent. Ils n'ont pas besoin de cette conversion. Et comme on émet régulièrement de nouvelles crypto-monnaies, la législation qui les interdit ou limite leur usage n'arrive pas à suivre.

La suppression des pièces et des billets devait aussi mettre fin à "ce fléau qu'est le travail au noir", prétendaient les autorités belges. Pas faux. Il n'est plus vraiment possible d'arrondir ses fins de mois en bossant sans être déclaré. Pas pour de l'argent, en tout cas. Mais comme la pauvreté n'a pas disparu en même temps que le cash, on a vu resurgir le plus vieux système économique du monde : le troc. Mon voisin de palier, sans emploi mais bricoleur hors pair, fait largement son beurre de cette manière. Je crois qu'il mange à l’œil depuis des mois. Dans sa version sordide, le troc semble avoir poussé bon nombre de femmes précarisées à offrir leurs faveurs en guise de paiement pour des achats secrets.

“Si l'économie souterraine, qu'on a énormément de mal à quantifier, venait à se réduire avec la disparition du cash, on aura probablement un saut de PIB. La partie souterraine de l'économie, qu'on ne compte actuellement pas ou peu dans le PIB, remonterait dans les chiffres officiels.”
Lionel Artige, professeur au département Economie de ULiège

Un lien psychologique

La manifestion contre la suppression du cash n'a pas réuni que des défenseurs des libertés personnelles. Des gens attachés à l'argent physique ainsi qu'au symbole qu'il représente pour chaque pays se sont aussi mobilisés.
Mais ce problème d'attachement au symbole n'est qu'une paille à côté de celui de l'explosion du surendettement. Aux dernières nouvelles, on est passé en un an de 6 à 8 % de Belges qui sont noyés dans les dettes. Apparemment, on n'a pas conscience de la même manière du fric qu'on claque quand on dégaine des billets de son portefeuille que quand on paie sans contact, par application.

Ça s'est parfaitement vérifié avec ma pote Sybille. Je lui avais bien dit de faire gaffe. Cette fêtarde dépensière ne vérifiait jamais ses relevés bancaires sur son portable. Avant, son seul baromètre, c'était les retraits au distributeur. Consciente que l'argent lui brûle les doigts et qu'elle se gère comme une enfant de cinq ans, elle s'obligeait à payer le plus possible en cash. Pour sentir la dépense. C'est fini et Sybille n'a pas su gérer. Au deuxième mois de découvert grave, sa banque a hurlé. Son salaire d'infirmière n'a plus vite servi qu'à rembourser les intérêts des crédits contractés pour payer ses besoins de base.

Elle est maintenant sous tutelle financière hyper serrée, a pris un second boulot et va payer la fin du cash jusqu'à la fin des temps.

Encore heureux qu’il n’y a plus eu de crise économique d’ampleur depuis longtemps. Car dans ce cas-là, les gens avaient tendance à planquer leur argent sous le matelas. Ça les rassurait. Mais comment vont-ils faire maintenant ?

"Tout est une question de prise de conscience : un euro physique et un euro électronique, c'est pareil. Ça fait quand même quelques décennies qu'on paie avec des cartes bancaires et ça se passe globalement bien. On a maintenant des outils numériques de gestion de son budget beaucoup plus clairs qui permettent d'avoir une visibilité et une prévisibilité plus grandes."
Rodolphe de Pierpont, porte-parole de Febelfin, la Fédération belge du secteur financier

Un scénario plausible ?

Les Belges semblent attachés à l'argent liquide. Si l'on compte tout de même aujourd'hui, en 2018, plus de 12 millions d'inscriptions en Belgique à une banque digitale, banque mobile ou applications de paiements, les retraits en cash dans les distributeurs restent nombreux, avec un montant moyen de 140 euros par opération. Plus de 10 % des Belges sont encore payés en cash pour des revenus périodiques ou des salaires et la part de monnaies sonnantes et trébuchantes dans les transactions en magasins reste importante.

La disparition totale du cash est toutefois probable. Voire inéluctable. Les institutions bancaires veulent en finir avec l'argent liquide principalement pour des raisons de coûts, dont la production et le recyclage des pièces et des billets, la distribution, le transport sécurisé, la gestion des distributeurs... Et ça permet aussi d'éviter certaines fraudes.

En 2016, selon la Banque centrale européenne (BCE), près de 30 % des agences bancaires en Belgique ne traitaient plus d'opérations en cash.

De là à tirer un trait définitif sur le cash ? Pas si sûr. Selon certains analystes, les institutions comme la BCE voudraient garder, au moins pour un certains temps, le liquide pour garantir une certaine liberté et flexibilité dans les échanges entre personnes, même si cela peut engendrer des excès, comme le travail au noir ou les fraudes. La disparition de cette flexibilité et facilité d'échange en cash pourrait freiner l'activité économique, en particulier dans les régions les moins développées en matière de numérique ou dans les franges les plus exclues de la population.

D'ailleurs, selon Eurostat, 10 % des Belges n'ont aucune connaissance en informatique...

Merci à Olivier Markowitch (ULB), Lionel Artige (HEC Liège - ULiège), Jacques Fierens (ULiège), Alain de Crombrugghe (UNamur), Rodolphe de Pierpont, Saar Carre et Ivo Van Bulck (Febelfin), Niclas Boheman et Aleksander Henskjold (Moody’s), Vincent Juvyns (JP Morgan) pour leur contribution et leur éclairage.