L'étonnante renaissance
du vignoble liégeois

L' âme du vin wallon (5/6)

La production de vin en Wallonie se développe de manière importante ces dernières années. Des appellations ont vu le jour et chaque année de nouveaux hectares de vignes entrent en production. Des nouveaux domaines apparaissent. Du vigneron amateur qui a démarré avec quelques pieds de vignes au fond de son jardin aux producteurs ambitieux, les vins wallons sont sortis du registre de l’anecdote amusante. Le vin c’est une région, c’est un terroir, en Wallonie comme ailleurs dans le monde. Derrière ces vins wallons, il y a des femmes, des hommes, des équipes, il y a des gens. Ils sont passionnés, c’est un hobby, c’est un métier, certains sont très ambitieux. Qu’est-ce qui les a inspirés, qu’est-ce qui les guide ? Quelle est l’âme du vin wallon ?

Le Bois Marie, à Huy

Pour entamer l’étape liégeoise de cette route des vins, un arrêt s’impose à Huy, LA référence historique du vignoble wallon. Au Moyen Âge, plus encore que les autres cités mosanes, elle était couverte de vignes. "À l’époque, l’Église catholique avait besoin de vin pour célébrer la messe. On parlait autant des vins de Huy que de ceux de Moselle ou de Bourgogne", assure Alain Dirick, vigneron hutois. Mais la viticulture périclita sous l’effet conjugué du refroidissement climatique, des guerres, des maladies et de la concurrence de la bière et du vin étranger. "En 1944, le dernier vigneron wallon disparaissait." La vigne fera son retour vingt ans plus tard quand le docteur Legot planta, en 1965, ce qui est aujourd’hui (avec le Clos de la Fouchère de Torgny, voir notre prochain numéro) le plus ancien vignoble en activité de Wallonie, le Clos Bois Marie, à Huy.

Cette parcelle hyper raide, le long de la chaussée de Waremme, offre une vue de choix sur la ville. Sur la gauche, se dressent les tours de la centrale nucléaire de Tihange. En bas, la Meuse et, sur l’autre rive, le palais de justice. Plus loin, sur la droite, la collégiale et le fort.

Au décès du médecin en 2007, Alain Dirick, producteur de pommes et de poires, reprend l’exploitation du vignoble avec deux amis, l’un cheminot et l’autre comptable. Ils apprennent sur le tas. "Avant, on faisait du vin de pommes ou de cerises. La vigne, on n’y connaissait rien."

Cette parcelle est aujourd’hui en vente. Alain Dirick et ses amis ne peuvent plus la cultiver. Mais entre-temps, depuis 2012, ils ont planté 2300 pieds de vignes, un peu plus haut, juste de l’autre côté de la chaussée, sur une autre parcelle de 30 ares, orientée plein sud et baignée dans un agréable parfum de roquette sauvage. Cette fois, fini les cépages traditionnels (pinot noir, chardonnay, riesling) et place aux cépages interspécifiques (bronner, johanniter, divico, etc.), issus de croisements et particulièrement résistants à l’humidité.

À partir de ces cépages, cultivés de façon raisonnée, ils élaborent des vins tranquilles et, surtout, des effervescents d’une belle fraîcheur, marqués par leur terroir de schiste. "Je vends plus facilement 1000 bouteilles de bulles que 100 bouteilles de vin", témoigne Alain Dirick. Le trio ne compte cependant pas devenir riche, peut-être juste bâtir un chai au bord de la parcelle. "L’idée, c’est de perpétuer le patrimoine historique de Huy." Et de prendre du plaisir, évidemment : “On se retrouve le samedi matin pour travailler dans la vigne. Puis on prend l’apéro. Souvent, ça dure…”  On les comprend. Leur blanc "Hautes vignes Bois Marie", avec son joli nez de fruits exotiques et d’agrumes, a comme un air de "revenez-y".

Vin de Liège, à Heure-le-Romain

Mais la route est encore longue. On abandonne l’artisanat hutois et on entre dans une autre dimension, celle de Vin de Liège, ses 16 hectares cultivés en bio, ses 80 000 bouteilles (en 2019), ses 2200 coopérateurs et son magnifique chai enterré de Heure-le-Romain (Oupeye, à mi-chemin entre Liège et Maastricht), inauguré en mai 2015, en même temps qu’étaient débouchées les premières bouteilles produites par la coopérative.

Sur des sols limoneux, entourés de cultures fruitières (pommes, poires, cerises) ou sur le terroir crayeux d’Eben-Emael (Bassenge), la coopérative a également fait le choix des cépages interspécifiques : johanniter, solaris, muscaris et souvignier gris pour les blancs ; pinotin et cabernet cortis pour les rouges. "Quand je suis venu ici pour la première fois, c’était des betteraves. Il fallait de l’imagination pour concevoir un vignoble sur ces terres", sourit Romain Bévillard, régisseur du domaine.

Formé en viticulture à Nantes et en œnologie à Reims, mais dépourvu de vignoble familial à reprendre, ce jeune Parisien débarque à Liège en 2010 et crée Vin de Liège avec les autres chevilles ouvrières du projet, dont l’initiateur Fabrice Collignon, le pape de l’économie sociale liégeoise, qui préside la coopérative. Objectif : démontrer que l’on peut produire en région liégeoise (l’idée originelle était de planter à Liège même mais les sols étaient chargés de métaux lourds…), du vin de qualité, qui respecte l’environnement et les travailleurs, sur un modèle citoyen qui fait appel aux compétences des coopérateurs tout en participant au redéploiement économique liégeois et à la réinsertion sociale de personnes précarisées. "La vigne est un excellent vecteur d’insertion, affirme Romain Bévillard : c’est un travail physique, à l’extérieur, qui donne beaucoup de fierté lors des vendanges ou des dégustations."

Le défi multiple que s’est lancé Vin de Liège est en passe d’être relevé. Les bouteilles partent comme des petits pains, en priorité chez les coopérateurs, mais également chez des cavistes ou sur les meilleures tables du pays, comme au Hof Van Cleve ou, peut-être bientôt, chez Bon-Bon, annonce Gérôme Minon, le commercial de l’équipe.

Il est vrai que, dans le verre, le résultat est souvent à la hauteur des moyens déployés. La cuvée Contrepoint 2018, un vin orange (c’est-à-dire un blanc macéré avec ses peaux, comme un rouge) mérite particulièrement le détour. "Vous pouvez le servir sur un vieux comté ou une poularde aux morilles, il ne se fera pas démonter" garantit Gérôme Minon.

Septem Triones, à Vaux-sous-Chèvremont

Difficile de tourner le dos aux flacons de Vin de Liège, mais le périple est encore long. Direction le Sud. À Vaux-sous-Chèvremont (Chaudfontaine), on part à la rencontre d’un domaine très particulier, peut-être unique au monde. Un petit vignoble de 30 ares orienté plein Sud, au sol de schiste friable, garni d’une trentaine de cépages différents ! Le domaine, au milieu des bois, des prairies et des moutons, s’appelle Septem Triones. Son propriétaire, c’est Jean Galler, le chocolatier devenu boulanger-pâtissier, qui est aussi vigneron depuis 2009.

Le jour de notre visite, Jean Galler est absent. Mais pas son collaborateur Jérôme Mille, ex-vigneron champenois installé dans la région avec son épouse liégeoise.

Jean Galler, nous explique-t-il, voulait au départ un vignoble dans le Rhône, mais il s’est rendu compte que le terroir à côté de sa maison était propice. Septem Triones est devenu son terrain de jeu, il s’y adonne à la culture biodynamique. Et surtout, s’amuse à créer un tas de micro-cuvées ("parfois de seulement six bouteilles") à partir des multiples cépages, qu’il élève dans de mini-fûts de 27 litres qu’il achète à prix d’or en Bourgogne ("c’est presque aussi cher que les grands de 228 litres", confie Jérome Mille) ou, pour les blancs, dans de petites touries de verre. On y trouve aussi bien du savagnin que de la syrah, de la roussanne que du cabernet sauvignon.

Cette façon de travailler demande des moyens considérables, mais l’ex-chocolatier n’en manque pas : "Avec Jean, c’est quasi no limit", sourit Jérôme Mille. Le résultat est bluffant : on sera étonné de déguster un vin sudiste dans une région si septentrionale. Un plaisir qui n’est cependant pas donné à tout le monde. Le moins cher des vins de Jean Galler coûte 50 euros la bouteille...

Les coteaux de la Légia, à Ans

Ce road-trip viticole liégeois se clôture par une autre originalité : les Coteaux de la Légia, à Ans, se revendiquent unique vignoble urbain wallon. De cette parcelle escarpée située rue Haute, sous laquelle passe le ruisseau Légia, on a une vue imprenable sur la nouvelle clinique du MontLégia. C’était le terrain de jeu de Salvatore Carvona, quand il était petit. C’est toujours le cas aujourd’hui, mais il en est devenu propriétaire et les jeux ne sont plus les mêmes. Désormais, cet employé d’une firme de bureautique passe ses soirées et ses week-ends à faire du vin.

Sur son terroir "de schiste, de silex et de calcaire", Salvatore Carvona et ses compagnons de la Confrérie des vignobles d’Ans et environs (COVAE) ont planté à partir de 2006 un demi-hectare de cépages "nobles" : pinot gris, gewurztraminer, pinot noir et merlot. Et, plus récemment, du chardonnay ("parce que j’ai un certain succès avec mes bulles") et du sieger ("je rêve d’en faire du vin de glace, comme au Québec"). Il y a peu, la confrérie s’est disloquée et Salvatore Carvona a repris l’affaire seul. Et à 55 ans, il ne manque pas de projets.

À côté de ses vignes, il est en train de construire un immeuble imposant. Au rez-de-chaussée, il veut y installer son chai. Et au-dessus, une salle polyvalente où il pourrait organiser des concerts et accueillir "des cars de touristes hollandais" ("je suis sur la route des vins de la province").

En creusant les fondations du bâtiment, il a découvert une grotte. Il rêve d’y établir son cellier et d’y organiser les dégustations de ses vins : des effervescents, des vins tranquilles secs et des vins doux naturels.

À côté de cet immeuble, le vigneron a construit sa propre maison, dont les travaux touchent à leur fin. "Ma femme y tiendra des chambres d’hôtes." Et le couple lui-même s’y installera pour y passer ses vieux jours. Bientôt, le rêve de Salvatore Carvona sera devenu réalité : comme son papa viticulteur en Sicile, il se réveillera dans ses vignes.