L'ère perdue des femmes

Le Japon, d'une ère à l'autre (5)

(Photo AFP)

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Le 30 avril, l’empereur du Japon Akihito, 85 ans, abdiquera en faveur de son fils Naruhito, 59 ans. Au terme des trente ans de son règne, appelé ère Heisei, La Libre explore dans une série de reportages les mutations et les défis qu’affronte la société japonaise à l’aube de l’ère Reiwa. Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Fonds Marilo, géré par la Fondation Roi Baudouin.

Quand j’ai voulu poser ma candidature à l’élection, mon mari a utilisé une expression japonaise : ‘tu n’as pas un plat assez grand’. Ce qui veut dire que je ne pouvais pas assumer à la fois un mandat et mon rôle de mère.” Haruka Kuwabara a passé outre. Et, en juin, elle est devenue la plus jeune maire du Japon, à 31 ans.

Pour les femmes japonaises, le dilemme se pose encore entre mener une carrière ou fonder une famille. La mère doit s’occuper des enfants. Celles dont le mari accepte qu’elles poursuivent une activité professionnelle peuvent voir se fermer les perspectives d’avancement ou se voir intimer de ne pas avoir d’enfant par un management masculin, généralement âgé.

Dans une économie en stagnation, beaucoup de jeunes femmes n’ont d’autre choix que de travailler avant de se marier. Yoko (nom d’emprunt) menait une belle carrière. À 43 ans, elle a préféré y renoncer pour épouser un fiancé rencontré sur le tard. Elle assume le rôle attendu d’une femme au foyer : tenir le ménage, préparer les repas.

Shopping nocturne à Osaka. (Photo Reporters)

Sur le chemin du travail, à Osaka. (Photo Reporters)

Shopping nocturne à Osaka. (Photo Reporters)

Sur le chemin du travail, à Osaka. (Photo Reporters)

La révolution avortée

L’ère Heisei qui s’achève aurait pu être celle de la révolution féminine au Japon. En 1989, quand Akihito monta sur le trône, vingt-deux femmes ont été élues à la Diète (le Parlement, NdlR), un bouleversement qui a été baptisé la “tornade Madonna”. Cette année-là fut aussi marquée par le premier procès pour harcèlement sexuel dans l’histoire de l’archipel. Le parti socialiste japonais était présidé depuis trois ans par Takako Doi, première femme à diriger un parti politique. Elle deviendra en 1993 la première présidente de la Chambre des représentants.

En 1985, le Parlement a voté une loi sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Les premiers effets furent positifs : le taux de femmes employées passa de 53,1 % à 56,9 % en cinq ans. Trente ans plus tard, les femmes japonaises déchantent.

Le pourcentage d’élues ne reste que de 10,1 % à la Chambre haute et de 20,7 % à la Chambre basse1. Ce qui classe le Japon 165e sur 193 pays. Selon la chaîne de télévision NHK, 19 % des assemblées locales du Japon n’ont pas d’élues. En matière d’inégalités homme-femme, le Japon est 110e sur 149 nations, selon le Forum économique mondial.

La journaliste Keiko Hamada, rédactrice en chef du Business Insider Japan, qui entama sa carrière en 1989, estime que “la condition des femmes a été considérablement affectée par la situation économique” des trente dernières années.

1. En Belgique : respectivement 38% et 43,3%.

Le frein de la crise

(Photo AFP)

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La crise financière des années 1990, mit un frein à l’emploi féminin pendant la "décennie perdue" consécutive. La crise mondiale de 2008 n’a guère amélioré la situation : de 26,64 millions en 2008, le nombre de femmes actives restait en dessous de 30 millions en 2018, à 29,46 millions, mais dont 70% exercent des emplois temporaires ou à temps partiels. Près de la moitié (44,1%) gagne moins d’un million de yens (environ 7900 €) par an.

Une loi sur l’égalité des sexes dans la société fut bien votée en 1999. Mais son intitulé japonais ne contient pas le mot “égalité”, faisant plutôt référence à une “participation conjointe des hommes et des femmes”.
La nuance souligne l’approche purement utilitariste : combler le manque de main-d’oeuvre avec une inclusion plus large des femmes dans le monde du travail, en fermant les yeux sur les discriminations dont elles sont l’objet dans une société et une culture qui demeurent largement patriarcales et machistes.

Pour la sociologue Tomomi Yamaguchi, on assiste même à une régression depuis le début du millénaire. Elle rappelait récemment que Shinzo Abe, l’actuel premier ministre, avait dirigé en 2005 une étude critiquant les cours d’éducation sexuelle et l’éducation sans genre.
Et si son gouvernement promeut depuis 2015 l’emploi des femmes, cela n’empêche pas des membres de son parti de continuer à déclarer publiquement que ces dernières devraient, au contraire, rester au foyer et procréer afin de relancer la démographie.

Pour Tomomi Yamaguchi, Abe ne se préoccupe que du “nombre limité de femmes qui peuvent contribuer à l’économie”.  Et, même sous ce prisme, les inégalités subsistent : alors que 22.8 % des hommes salariés gagnaient 5 à 6.99 millions de yens (40 000 à 55 500 €) par an en 2018,  la tranche supérieure des femmes ne gagne pas plus de 2 à 2,99 millions de yens (15900 à 24000 €) - représentant 28.1 % des cadres ou employées. Il y a trois fois plus d’hommes qui occupent des positions managériales dans les entreprises, selon les statistiques officielles.

Mariage tardif ou célibat

(Photo Reporters)

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L’une des séries télévisées les plus populaires de 2012 fut Kekkon shinai ("Je ne me marierai pas“). Cette sitcom avait pour héroïnes deux femmes célibataires, Chiharu et Haruko, deux stéréotypes de la femme urbaine japonaise contemporaine. Chiharu a 35 ans et travaille sous CDD dans une agence de voyage. Elle vit chez ses parents et n'a pas de petit ami. Suite au mariage de sa cadette, elle s'installe chez son amie Haruko, 44 ans, qui mène une vie solitaire, déçue par ses nombreux déboires sentimentaux. Le scénario est dû à deux femmes, Yamazaki Uko et Sakaguchi Riko, qui ont recueilli des témoignages auprès de femmes trentenaires et quadragénaires.

Le série reflète une réalité croissante : la pression sociale et du travail amène de plus en plus de femme à ne pas se marier. Ce qui entretient la spirale de la baisse de la natalité. En 1989, lorsque l’ère Heisei débuta, le taux de natalité du Japon tomba à son niveau le plus bas, 1,57 %. Une chute dont l’impact donne sa pleine mesure dans le problème de forces vives que rencontre l’archipel aujourd’hui.

Les foyers isolés ont doublé depuis le début de l’ère Heisei. Ils représentent plus du tiers des 53,3 millions ménages que compte le Japon. Moins d’une famille sur quatre compte au moins un enfant. Les ménages avec au moins un enfant ne représentent que 23,3 %.

Selon des études d’opinion, la moitié des hommes et un tiers des femmes trentenaires se déclarent rétifs au mariage. Pour les premiers, il s’agit d’une raison matérielle : la charge de famille incombant traditionnellement à l’homme, beaucoup ne s’estiment pas en mesure de subvenir au besoin d’un ménage ou d’une famille, alors que l’économie stagne et que les perspectives de progression salariale ont baissé.

Pour les femmes, le choix se pose parfois entre mener une carrière ou fonder une famille. La femme mariée, si elle devient mère, doit s’occuper des enfants. De surcroît, elle est supposée s’occuper également de ses beaux-parents, qui vivent traditionnellement avec leur fils aîné. Celles dont le mari accepte qu’elles poursuivent une activité professionnelle se verront fermer les perspectives d’avancement ou intimer de ne pas avoir d’enfant par un management masculin et, généralement, âgé.

Le taux de natalité est pour 1000 femmes par tranche d'âge.

Le taux de natalité est pour 1000 femmes par tranche d'âge.

Dans une économie en stagnation, beaucoup de jeunes femmes n’ont d’autres choix que de travailler avant de se marier. Les spécialistes estiment qu’un cinquième des Chiharu et Haruko, si elles sont encore célibataires à trente ans, préféreront dire kekkon shinai (“je ne me marierai pas”), plutôt que de renoncer à leur carrière et à leur indépendance.

Le sexisme subsiste mais “la société apprend”

Hiroko (nom d'emprunt) a 28 ans. Elle travaille à Tokyo dans la finance, pour une grande firme internationale. Son regard sur la condition féminine dans le monde du travail au Japon est nuancé. "En ce qui me concerne, je ne vois pas de discrimination à l'encontre des femmes qui veulent se marier. Bien sûr, lorsqu'elles veulent avoir un enfant, on leur pose la question de savoir comment elles vont mener de front leur carrière et leur maternité. Mais j'ai vu des collègues américaines faire face aux mêmes interrogations" insiste-t-elle.

Sa propre mère, nous confie-t-elle, l'a élevée tout en continuant à travailler. "J'ai eu cette chance. Elle est toujours dans la vie active. Financièrement, elle pourrait s'en passer, mais elle veut continuer à travailler. Elle aime bien l'indépendance que cela lui procure."
Les discriminations résident plus dans certains comportements. "Les responsables préféreront parfois confier certains dossiers ou certains clients à des collègues masculins, du même âge ou du même niveau professionnel" constate-t-elle.

Dans les activités sociales, on attendra des collègues féminines de l'équipe qu'elles soient de parfaites hôtesses. "On considère normal que ce soit la femme qui fasse le service et remplisse par exemple les verres de tout le monde. Si un jeune collègue masculin le fait, on saluera son initiative. Mais si c'est moi ou une collègue, cela va de soi. C’est typiquement japonais."

Elle-même aspire à mener une carrière et une vie familiale. "Ce qui est difficile, c'est l'absence d'exemples et de référents. Dans la société où je travaille, sur une vingtaine d'associés, il n'y a qu'une femme. On retrouve cela un peu partout. Mais est-ce mieux aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ?"

Hiroko estime toutefois que les choses évoluent : la jeune génération se rebelle un peu contre ces réflexes intégrés. "J'ai des amies qui, dans d'autres firmes, essaient de changer les habitudes." Le mouvement #MeToo a suscité des réactions au Japon, aussi. "Des femmes se sont exprimées publiquement. Il y a eu des débats publics." Dans la firme où travaille Hiroko, des séances d'information sur le harcèlement sexuel existaient déjà. "La règle est que si une personne se sent harcelée, on considère qu'il y a harcèlement." Les femmes de la jeune génération prennent plus d'initiatives et font preuve de volontarisme. "La société apprend" conclut notre interlocutrice, confiante.