« L'élevage industriel est une aberration, mais l'idéal des végans est impossible à concrétiser »

À la fois terriblement actuel et ancestral, le débat sur la viande secoue nos sociétés. Les êtres humains ont-ils toujours eu le même rapport à la chair animale? Comment pouvons-nous nous inspirer du passé pour mieux appréhender l'avenir?

L’histoire de la viande est aussi longue que celle de l’Homme », a écrit la préhistorienne Marylène Patou-Mathis. Appréciée voire tolérée par certains, rejetée par d’autres, la chair de l’animal fut un objet de préoccupations dès les premières heures de l'histoire du genre humain. Nos ancêtres la mangeaient pour la richesse de ses apports caloriques, et s'en privaient quand elle était destinée aux divinités.

Aujourd’hui, le débat se porte sur les conséquences écologiques de la surproduction de viande et sur le bien-être animal. Les plus fervents défenseurs de la cause animale exhortent l’humanité à réduire drastiquement sa consommation de viande, afin de limiter son impact sur notre planète. Sur les stands des libraires, les bouquins pro-végans pullulent aux côtés de ceux qui s'opposent à ce mouvement. Des scientifiques de tous poils s’y écharpent autour des dimensions éthiques et techniques de la production animale. Mais d’aucuns se mettent d’accord sur une chose, à l’image de Lucienne Strivay, anthropologue : « Les conditions actuelles de l’élevage industriel sont intenables et condamnables ».

C'est le débat qui fait rage au 21e siècle. Au cours des âges, le lien entre les humains et les animaux n'a cessé d'évoluer : de la préhistoire à la fin du Moyen Âge, le fait de tuer l'animal n'est pas le but en soi des sociétés. C'est donc au 17e siècle que l'Homme cesse de considérer les bêtes comme leur égal.

Pourquoi ?

« Les chasseurs-cueilleurs respectaient davantage les animaux »

L’humain est avant toute chose un être biologique qui a besoin de se nourrir pour survivre. « Depuis les origines, dans la quasi-totalité des sociétés, la vie a été scandée par des périodes de famine et, jusqu’au début du 19e siècle, avoir à manger était un fait rarissime : la viande manquait à la fin de l’hiver et les réserves de céréales étaient épuisées à la fin du printemps », décrit la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, qui est également directrice de recherche au CNRS. Un contraste radical avec les tendances actuelles de notre société contemporaine occidentale. Mais quand l’histoire de la viande s’est-elle mise à basculer ?

« La viande est un enjeu à elle seule depuis le début du 17e siècle », explique Philippe Baret, ingénieur agronome à l'UCLouvain. « Jusqu’à la fin du Moyen Age, les animaux étaient élevés afin de fertiliser les prairies et les champs. Pour l’homme, le ruminant est un outil de transfert qui permet de travailler les sols en digérant la cellulose de l’herbe. De la sorte, le sol devient fertile. À l’époque, et encore aujourd’hui dans certaines régions d'Afrique, dans le Sahel par exemple, ce qui vaut le plus cher, ce n’est pas la viande ou le lait, mais le fumier. L’animal était un outil qui permettait d’obtenir des cultures agricoles », poursuit le doyen de la faculté d'agronomie néo-louvaniste. Avant cette fracture, les êtres humains « étaient très respectueux des animaux et se désolaient lorsqu'ils étaient amenés à ôter la vie d'un animal. Finalement, les chasseurs-cueilleurs respectaient davantage les animaux que les éleveurs industriels de nos sociétés contemporaines », analyse Lucienne Strivay, professeure retraitée d'anthropologie à l'Université de Liège. Elle nuance : « Mais attention aux raccourcis simplistes qui opposeraient les gentils chasseurs-cueilleurs aux méchants éleveurs contemporains. La réalité n'est évidemment pas si caricaturale. Même si les chasseurs pensaient que l'humain ne revendiquait pas tous les droits vis-à-vis des animaux, comme c'est le cas aujourd'hui. »

Pourquoi Descartes a constitué un tournant majeur ?

Puis, la considération de l'homme vis-à-vis des bêtes a changé. « Il a commencé à considérer les animaux comme des machines. Les humains pensaient que si le chien aboyait, c'est qu'il fonctionnait comme un klaxon », explique Lucienne Strivay. Mais où ce changement de paradigme prend-il sa source ? « Le tournant, c'est René Descartes au 17e siècle. Dès lors, l'idéologie d'une séparation de la matière et de l'esprit s'est propagée dans la société. Pourtant, peu avant lui, Michel de Montaigne avait pris une attitude tout à fait opposée. Pour lui, il était impensable que se produise une fracture entre hommes et animaux », poursuit la spécialiste des relations homme-animal.

D'ailleurs jusqu'au 17e siècle, les foyers populaires ne dégustent que très rarement une pièce de boeuf, ou toute autre viande, en raison de son prix exorbitant. Le passage de la fin du 18e siècle à l’époque dite contemporaine a notamment été celui du glissement d’une économie de subsistance vers une économie de marché. En Belgique, « jusqu’en 1875 environ (…) la viande est restée un produit de luxe qui ne figurait au menu que des classes les plus aisées (noblesse, clergé, haute bourgeoisie) », écrit l’historien Yvan Lepage dans son Évolution de la consommation d’aliments carnés aux 19e et 20e siècles.

« La grande erreur du 20e siècle...»

Au cours du 20e siècle, tout s'est accéléré

« La grande erreur qu’on a faite au siècle dernier, c’est de séparer production animale et production végétale. On a perdu le lien entre l’agriculture et l’élevage et on s’est inscrit dans une logique d’industrialisation. Celle-ci va de pair avec un non-respect des animaux. C'est la logique de tirer un revenu de la production sous forme de viande ou de lait sans avoir besoin de pâturage », analyse Philippe Baret.

Dès lors, la pratique de l'élevage intensif s'est répandue. « Le boom de croissance de la consommation de viande s'illustre à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les gens avaient décidé qu'ils n'auraient plus jamais faim. Aujourd'hui, nous abusons de tout, on est lancé dans un processus de rentabilité économique et on fait dans la production de viande et dans la consommation », explique l'anthropologue Lucienne Strivay. Pour Philippe Baret, « une des aberrations de l’élevage industriel, c’est de tuer un animal qui n’est pas encore arrivé à maturité ».

Comment concilier défense de l’environnement et consommation de viande?

Si les limites du système sont atteintes, voire dépassées, comment pourrons-nous enrayer le problème de la surexploitation des animaux ? Comment pourrons-nous retourner à un mode de production plus éthique et plus respectueux de ces êtres vivants ? En sa qualité d'ingénieur agronome, le doyen à l'UCLouvain Philippe Baret donne sa vision pour l'avenir : « Il faudrait à mon sens rétablir ce lien entre l‘animal et l’agriculture. C’est le plus important car la viande et le lait redeviendraient des sous-produits. Comment ? Il s’agirait d’élever des animaux en prairies, avec une double fin, que sont le lait et la viande, comme c’était le cas au 19e siècle. C'était d'ailleurs la solution la plus efficace car le coût de l'animal était amorti en remplissant les quatre fonctions de l’animal (fertilité, viande, lait et outil de travail).»

N'est-ce pas paradoxal d'imaginer la transition écologique en y intégrant la production animale ?

"Non", répond le doyen de la faculté d’agronomie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve. Exit les tentatives de culpabilisation récentes vis-à-vis des mangeurs de viande ? Pas tout à fait, même si les solutions radicales émises par les pourfendeurs de consommateurs de viandes ne tiennent pas la route selon l’ingénieur agronome : « J’ai beaucoup de respect pour mes amis végans, mais leur idéal est impossible à concrétiser. L’aspect éthique, qu’ils défendent est tout à fait honorable. Mais ils méprisent les dimensions techniques. A contrario, l’élevage industriel est une aberration à la fois éthique et technique. La vérité c’est qu’aucune solution parfaite n’a été trouvée à ce jour. Pour l’heure, il n’existe que des compromis. »

Mais alors que faisons-nous des émissions de gaz à effet de serre liées à la production de viande, tant décriée par certains écologistes ? « L’empreinte carbone du bétail est un fait irréductible car il produit du méthane. C’est un facteur sur lequel on ne sait pas travailler. Mais, il y a un élément sur lequel on peut travailler : l’alimentation des animaux. Nous savons qu’il existe un impact écologique lié à la production de céréales. Dès lors, il faudrait augmenter la présence de bêtes en milieu naturel, afin qu’elles se nourrissent de l’herbe des prairies, car elles sont des puits de carbone. »

À l'heure actuelle, il n'existe aucune solution « magique »

Concrètement, si on incite le bétail à manger de l'herbe des prairies, on supprime les émissions de gaz à effet de serre provoquées par la pollution de céréales. D'autre part, seuls les ruminants sont capables de fertiliser naturellement nos prairies. Sans eux, on devrait avoir recourt à des engrais chimiques, qui ont également une empreinte carbone. Autrement dit : « On a besoin d’animaux pour maintenir les prairies et l’agriculture végétale. Le grand paradoxe dans cette histoire, c'est que l'élevage industriel provoque moins d'émissions de CO2 au litre de lait que l'élevage bio. Mais ce dernier remplit une fonction d’entretien des prairies », poursuit l'expert. Pour l'heure, il n'existe donc aucune solution « magique ».

Des solutions de l'ordre du possible ont néanmoins été émises. Une étude de l'Université catholique de Louvain-la-Neuve, commandée par Greenpeace, confirme notamment que l'élevage biologique fait partie de la réponse aux enjeux climatiques. « Il y a deux conditions qui ont été élaborées : un élevage humainement respectable (bio ou proche du bio) et le maintien des prairies. Pourquoi ? Car elles sont en voie de disparition (aujourd’hui on a un élevage industriel qui ne nécessite pas de prairie, les animaux sont élevés avec des aliments produits autre part, ce qui est éthiquement inacceptable). Si on adoptait ce modèle, on pourrait nourrir toute la Belgique en divisant par trois notre consommation de viande », conclut Philippe Baret.

Crédits photos: Reporters / AFP / Michel Tonneau / Johanna de Tessières / Jean-Luc Flémal / Julian Stratenschulte.