L'Amérique des écrivains

A la veille des élections américaines de mi-mandat, voici une sélection de dix romans et récits récents pour aller au-delà des clivages et des clichés.

Un drapeau américain déchiré

"Quand ils nous coincèrent dans Charles Street, ils étaient tels qu'on me les avait décrits."

Ta-Nehisi Coates

Le Grand Combat
Traduit de l’américain par Karine Lalechère / Autrement (2017) et J'ai Lu (2018)

En 1986, Ta-Nehisi a onze ans: c’est le début de l’ère du crack, violence et mort sont omniprésentes. Vétéran du Vietnam, William Paul Coates dirige la section locale des Blacks Panthers de son quartier de Baltimore. La plupart des pères sont absents, lui pas. "Mon père avait déclaré la guerre au destin. Il élevait des soldats tout terrain. Il prêchait la lucidité, la discipline et la confiance en soi." Ses enfants, il les rêve présents au monde, à leur quartier, en pleine possession de leurs moyens. Lutte acharnée contre les déterminismes, Le Grand Combat retrace un parcours initiatique hors norme, où la colère affleure autant que l’humanité. Parce qu’il savait que ses enfants valaient mieux que ce que l’Amérique avait à leur offrir, un père pétri de littérature aux allures de “despote éclairé” s’est battu pour leur ouvrir les yeux et les guider à bon port.

Couverture de Ta-Nehisi Coates Le grand combat

"- Ne te lave pas les mains à l'eau propre !"

Lionel Schriver

Les Mandible - Une famille 2029-2047
Traduit de l’américain par Laurence Richard / Belfond (2017)

L’inflation a tout précipité. Pénuries d’eau et coupures d’électricité sont courantes. L’oignon est le seul légume disponible. Poutine est président à vie. Le premier président latino des Etats-Unis n’y peut rien: une crise économique sans précédent ravage son pays devenu honni. Le quotidien des familles a basculé: écoles privées impayables, activités supprimées, vacances inimaginables, on sacrifie tout, bientôt jusqu’à sa maison. Chez les Mandible, famille de la classe moyenne, on cherche à se débrouiller, puis à survivre. A la fois féroce et lucide, Lionel Shriver confronte l’humain à l’effondrement économique. Qu’en sera-t-il désormais de la solidarité et de la liberté? Une dystopie sombre, parfois dérangeante, ambitieuse, portée par un scénario implacable.

Couverture du Livre de Lionel Shriver Les Mandible

"Au début il n'y avait rien."

Richard Powers

L’Arbre-Monde
Traduit de l’américain par Serge Chauvin / Le Cherche-Midi (2018)

Neuf personnages aux origines et aux horizons variés nous sont présentés, avant qu’ils ne se rencontrent, se croisent, se retrouvent. Tous ont un lien – affectif d’abord, mais pas seulement – avec les arbres. Si le message du douzième roman de Richard Powers est fort et essentiel (“Il n’y a pas d’individus dans une forêt, pas d’événements distinctifs” – humains, arbres et animaux sont interdépendants), jamais les informations distillées n’entament la puissance narrative du roman. Il fallait le prodigieux talent de Richard Powers pour réussir pareil tour de force écologique à travers des êtres riches et passionnés. L’on sort de ce roman ambitieux profondément marqué par les personnages, leur trajectoire, leurs engagements, les valeurs qu’ils défendent.

Couverture du livre de Richard Powers L'arbre du monde

"Ils surgirent des entrailles ténébreuses du bayou comme des spectres, d'abord une lueur fantomatique dans le brouillard, puis le vrombissement d'un moteur: un hors-bord en aluminium fusant sur la laque noire de l'eau."

Tom Cooper

Les Maraudeurs
Traduit de l’américain par Pierre Demarty / Albin Michel (2016) et Le Livre de Poche (2018)

Ce premier roman remarqué parvient à donner chair et ambivalence à ses personnages, de même qu’il fait merveilleusement palpiter le bayou de La Nouvelle-Orléans. Ils sont pêcheur en faillite, adolescent en quête, trafiquants, condamnés à des travaux d’intérêt général, agent au service des assurances : tous louvoient dans les sombres marais – un décor qui, à lui seul, est un personnage, martyrisé par l’ouragan Katrina puis une marée noire –, tous sont accablés par la moiteur et la tentation du mauvais coup. Revigorant et jubilatoire malgré sa noirceur, ce roman est une étourdissante virée, célébrant la débrouille et dénonçant l’incurie d’autorités corrompues. Où, réduits à des choix sommaires pour survivre au jour le jour, chacun tente de se frayer un chemin malgré l’adversité.

Couverture livre Tom Cooper "Les Maraudeurs"

"Le cimetière de Hilldale, à North Bath, était traversé en plein milieu par une route à deux voies goudronnées - ancien chemin pour charrettes à l'époque coloniale - qui séparait nettement les sections de Hill et de Dale."

Richard Russo

À malin, malin et demi
Traduit de l’américain par Jean Esch / Quai Voltaire (2017) et 10/18

Ville blanche et conservatrice, Bath semble maudite, prisonnière d’une puanteur omniprésente, héritage d’un passé industriel. Mille et une péripéties secouent, brisent ou réjouissent tour à tour une pléiade de personnages qui, tous, rêvent de se réinventer et aspirent à une vie nouvelle. Episodes rocambolesques, courses-poursuites, bagarres, confessions, révélations: quoi qu’il arrive, il y a toujours un bar où s’accouder pour partager une bière et raconter de bonnes histoires. Pour lutter ensemble contre l’impression tenace “que la tâche de ce monde, c’était de vous donner l’impression que vous l’aviez déçu, que vous ne seriez jamais à la hauteur, véritablement”. Et malgré les mauvais coups du sort et autres déconvenues, la douceur d’une nuit étoilée vaut à la vie la peine d’être vécue.

Crédit photo ©Hannah Assouline/Opale/Leemage/reporters

"C'est étrange, d'écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d'un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l'eau - tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu'il s'agit de mon reflet."

Jean Hegland

Dans la forêt
Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche / Gallmeister (2017 et 2018)

Ècrit en 1996 mais traduit seulement vingt ans plus tard en français, ce roman plonge le lecteur au cœur de la forêt, dans les pas de deux sœurs très liées malgré leurs différences. Abandonnées à leur sort, elles tentent de survivre et se révèlent imaginatives. La tension est pourtant permanente : jusque quand tiendront-elles ? et si quelqu’un rôdait avec de mauvaises intentions ? comment affronter l’adversité quand leurs avis divergent ? Dans un monde en déréliction, c’est le règne de la débrouille, dans la plus extrême solitude. Leurs ressources s’épuisent ? La forêt n’est pas avare de richesses, qu’il leur faut apprendre à goûter. Succès en librairie, Dans la forêt est à la fois un grand roman d’émancipation, un étourdissant huis clos et un puissant chant féministe.

"Je m'appelle J.D. Vance, et sans doute devrais-je commencer par vous faire un aveu: j'ai le sentiment que l'existence même du livre que vous avez entre les mains a quelque chose d'absurde."

J.D. Vance

Hillbilly Elegie
Traduit de l’américain par Vincent Raynaud / Globe (2017) et Le Livre de Poche (2018)

“Là où les Américains voient des Hillbillies, des rednecks ou des white trash, je vois mes voisins, mes amis, ma famille.” Avec ce récit qui dépasse l’histoire personnelle sur trois générations pour embrasser le terrain politique, J.D. Vance (Middletown, 1984) offre une plongée rare dans le Midwest des “petits” blancs pauvres qui ont voté pour Donald Trump. La tendresse et l’empathie que l’auteur offre à ceux parmi lesquels il a grandi n’empêchent pas les bonnes questions sur les défaillances de l'un des pays les plus riches du monde de surgir. C’est aussi la mise en lumière d’un cercle vicieux social qui enferme dans leur case ceux qui n’ont pas les codes – soit le système de règles et de valeurs permettant d’évoluer dans la sphère convoitée. J.D. Vance, qui est passé par Yale, l’a compris à ses dépends.

"Une fois par semaine, le jeudi, c'est la nuit des Chaînes."

Rachel Kushner

Le Mars Club
Traduit de l’américain par Sylvie Schneiter / Stock (2018)

Romy Leslie Hall finira sa vie dans la prison où elle purge deux peines consécutives de réclusion à perpétuité, plus six ans. Malgré cette condamnation qui exclut tout projet, il lui faut continuer à vivre. À l’exception de son fils de sept ans, rien n’inquiète Romy, elle a déjà tout perdu. C’est ce quotidien où s’entremêlent désillusion, lutte pour conserver quelque dignité et désœuvrement que retrace Rachel Kushner dans son troisième roman. Romy a grandi dans les rues les plus glauques de San Francisco avant de devenir stripteaseuse. Sans misérabilisme, c’est une forme de malédiction, de déterminisme social que dénonce ici l’auteur. Un avocat commis d’office distrait, un juge et un procureur mécaniques, personne pour soutenir d’évidentes circonstances atténuantes : Romy était condamnée avant de l’être.

"C'est là où la limite de la réserve coupait en deux, de manière invisible, un épais bosquet - merisiers, peupliers, chênes rabougris - que Landreaux attendait."


Louise Erdrich

LaRose
Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez / Albin Michel (2018)

Dans le Dakota du Nord, chez les Indiens Ojibwé, la chasse au cerf marque l’arrivée de l’automne. Dusty n’a que cinq ans quand il meurt sous la balle qui devait tuer l’animal. Effondré, Landreaux comprend qu’il vient d’enlever la vie du fils de son ami et voisin Peter. Les protestations des siens n’y changeront rien : Landreaux décide de suivre à la lettre l’ancienne coutume qui veut qu’il offre son plus jeune fils, LaRose, aux parents endeuillés. D’une plume qui allie justesse et sensibilité, l'auteur entremêle passé et présent pour cerner au plus près les bouleversements des vies concernées. Dont celle de LaRose, privé de sa mère inconsolable, qui comprend mal le choix de son père. Louise Erdrich poursuit ici son exploration de la justice avec une situation extrême qu’elle clôt de la plus belle des manières.

"La première fois que j'ai eu l'idée d'une cascade au-dessus d'un canyon?"

Shawn Vestal

Goodbye, Loretta
Traduit de l’américain par Olivier Colette / Albin Michel (2018)

Ce premier roman de Shawn Vestal (né en 1966 en Idaho) retrace le destin contrarié de Loretta. A quinze ans, elle n’accepte plus les contraintes de la communauté de mormons fondamentalistes et polygames où elle a grandi. Comme nombre d’adolescentes, elle rêve d’ailleurs et d’une vie où les choix lui appartiendraient. Pour contrer toute velléité d’émancipation, ses parents la marient de force avec un homme de trente ans son aîné, qui a déjà sept enfants et une première femme. La tentation de la fuite s’incarnera en Jason, lui dont le grand-père avait élargi les horizons en le détournant du temple pour l’emmener voir un cascadeur – l’occasion de lui apprendre à exprimer ce qu’il pense vraiment. C’est Jason qui offrira à Loretta la chance de vivre autrement. Mais l’envie de liberté dessine parfois des contours que la réalité ne peut soutenir.

Textes : Geneviève Simon
Réalisation : Etienne Scholasse
Crédits photos :
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