Les coulisses de la kamikaze

Le goûter de cons

A l'approche des élections fédérales, régionales et européennes du 26 mai, nous nous sommes replongés dans l’histoire récente : l’année 2014. Avec un objectif : raconter les négociations qui ont abouti à la constitution d’une majorité “suédoise” pour diriger le pays.

Nous avons interrogé des présidents de parti, des ministres, des conseillers à tous les échelons politiques du pays. Un travail patient, de longue haleine qui a permis de mettre au jour certains épisodes méconnus de cette négociation. Grâce à ces témoignages, nous avons essayé de relater l’enchaînement des décisions qui ont amené des coalitions différentes en Wallonie, en Flandre, à Bruxelles et au Fédéral.

Voici le troisième des quatre épisodes :
Le goûter de cons

Nous sommes le dimanche 13 juillet 2014. La journée est maussade, pluvieuse. Charles Michel, le président des libéraux francophones (MR), n’est pas de très bonne humeur. Il a organisé une rencontre délicate qui doit avoir lieu l’après-midi. C’est lui qui l’a organisée, parce qu’il voulait en avoir le cœur net.

Les élections ont eu lieu le 25 mai dernier. Quinze jours plus tard, les présidents du Parti socialiste (PS), Paul Magnette, et du Centre démocrate humaniste (CDH), Benoît Lutgen, ont entamé des négociations en vue de la formation des majorités en Wallonie et à la Communauté française, laissant les libéraux à l’écart alors qu’ils ont clairement gagné les élections. Un scandale, pense-t-il : la voix des électeurs ne compte vraiment plus. La porte est-elle définitivement fermée. Avec eux, on ne sait jamais, ils ont déjà signé puis déchiré des accords. Comme tout le monde, c’est vrai. Accepteraient-ils d’ouvrir le jeu aux libéraux ?

Charles Michel soupire. Encore un dimanche après-midi raté, un dimanche qu’il espérait passer en famille… De surcroît, il a eu un problème de voiture et il doit emprunter une énorme Audi A8 qui affiche plusieurs centaines de milliers de kilomètres au compteur. Il aurait voulu, au moins, rencontrer ses interlocuteurs à Bruxelles ou à Wavre. Mais non. Ils ont accepté le principe de la rencontre mais ont préféré le faire venir à Namur. C’est là qu’ils négocient. Charles Michel a obtenu que la rencontre ait lieu non pas à l’Élysette, siège du gouvernement wallon, non pas au Parlement régional, mais sur “ses terres” libérales. Mais déjà, en arrivant, il regrette son choix. Le siège namurois du Mouvement réformateur est un immeuble sombre qui sent le renfermé. Inhospitalier. Cet immeuble est à l’image d’une certaine Wallonie, un peu vieillotte et poussiéreuse

Des biscuits tout mous…

En les voyant arriver, Charles Michel se crispe, imperceptiblement : il devine le déjeuner que les trois compères viennent de partager. En pénétrant dans l’immeuble, Elio Di Rupo, Premier ministre démissionnaire, Paul Magnette, président du PS, et Benoît Lutgen, président du CDH, s’envoient des regards entendus. Complices. Charles Michel est arrivé avant eux. Il a essayé de rendre l’endroit un peu accueillant. Sur la table, il a posé un thermos de café, des biscuits (“tout mous” se souvient un participant), des boissons non alcoolisées.

Le siège du MR à Namur

Le siège du MR à Namur

La poignée de mains est fugace. Seul Elio Di Rupo se montre, comme à son habitude, affable, voire prévenant. Charles Michel entame la discussion. Il rappelle les faits. Après les élections du 25 mai 2014, il a été désigné, “informateur” par le Roi, : à ce titre, il doit trouver des partenaires, francophones et flamands, qui acceptent de constituer une majorité. Avant lui, Bart De Wever a mené à bien une première mission d’information. Au Palais, on n’a pas traîné : Bart De Wever a été nommé informateur deux jours après les élections. Le Roi avait une hantise : que la Belgique ne replonge dans une crise politique voire institutionnelle comme celle qui a suivi les élections de 2010 et a paralysé le pays pendant 541 jours. Donc les choses n’ont pas traîné. Bart De Wever a rempli correctement sa mission d’information, même si, dans son entourage, certains pensent et affirment qu’elle n’a servi à rien, juste à gagner du temps.

Et une fois son rapport déposé, Bart De Wever a passé le relais à Charles Michel. Le libéral n’est pas mécontent d’avoir reçu cette charge, car c’en est une. Ambitieux, il l’est. Il voulait être avocat, mais il a très vite été touché par le virus politique que son père, Louis, a transmis à ses deux fils, lui, Charles et Mathieu, son frère, conseiller provincial. Charles est devenu ministre à 24 ans. Puis bourgmestre de Wavre. Il a eu tout ce qu’il voulait. Il n’a pas à rougir de son parcours. Mais là, juste avant que ne commence cette réunion, il a, comme on dit, une boule dans le ventre. Déjà, pendant la campagne électorale, il a senti l’animosité des autres, de ce Magnette, très sûr de lui, de ce Lutgen, arrogant à ses heures. Lors d’un débat, organisé à Liège, Charles a été la cible constante des autres présidents. Sur le plateau de la RTBF, mais aussi en coulisses, il a fait l’objet de railleries. De là à ce qu’ils aient aussi signé quelque chose ou qu’ils se soient engagés, verbalement, à gouverner ensemble, il n’y a qu’un pas. Que Charles Michel ne fait pas même si, dans son parti, d’autres en sont convaincus.

On a fouillé partout au MR…

Chacun se sert une tasse de café. Personne n’y touche. Très vite, le président du MR a une désagréable impression, celle, pour le dire crûment, que ses interlocuteurs “se foutent” royalement de lui. Il se contente de poser des questions pour voir si, éventuellement, il est possible d’élargir le cercle des négociateurs. Dans son rapport au Roi, il doit énumérer les partis disposés à allier pour constituer la prochaine majorité fédérale. Il vient donc pour tester le PS et le CDH : sont-ils partants ? Et, si oui, accepteraient-ils, en contrepartie, que le MR rejoigne les socialistes et les humanistes à la Région wallonne et à la Communauté française ?

Pour Charles Michel, c’est quasiment une question de survie politique. Lorsque Paul Magnette et Benoît Lutgen ont annoncé leur volonté de négocier ensemble, les libéraux ont été pour le moins surpris. Le clan de Didier Reynders, opposant historique à la famille Michel, qui lui a ravi la présidence du MR, n’a pas pu s’empêcher de ricaner. Eh quoi, un des arguments de Charles Michel pour reprendre la présidence du MR, c’était précisément de pointer l’isolement politique de Didier Reynders. Reynders l’arrogant, Reynders isolé sur la scène politique, Reynders incapable, comme en 2008, d’entamer des négociations sérieuses ? Les “reyndersiens” s’en sont donnés à cœur joie. Ils racontent à qui veut l’entendre : “On a fouillé le siège du MR, de fond en comble, à la recherche des accords que Charles prétendait avoir conclus avec les autres partis pour revenir au pouvoir et sortir les libéraux de leur isolement. Derrière les radiateurs, armoires, au-dessus des fenêtres, dans les toiles d’araignée : rien. Aucune trace…

L’entame des négociations entre PS et CDH à la Région à la Communauté et, avec le FDF (Défi) à Bruxelles, a fragilisé Charles Michel. Il doit donc trouver un accord politique, coûte que coûte. À la Région, à la Communauté ou au fédéral. Heureusement, entre-temps, après le coup de Jarnac que lui ont fait les socialistes et les humanistes en entamant des négociations ensemble, il a été nommé informateur. Mais pour former un gouvernement avec qui ? Le PS ? De Wever n’en veut pas. Le CDH ? Lutgen ne veut pas gouverner avec la N-VA…

Magnette et Lutgen, comme deux gamins

Charles Michel reprend donc le cours des événements et demande si la négociation régionale en Wallonie peut être élargie aux libéraux. Face à lui, les deux plus jeunes, assis de part et d’autre d’Elio Di Rupo, ont du mal à garder leur sérieux. Ils pouffent de rire, reprennent leur sérieux, éclatent de rire à nouveau. Charles Michel comprend assez vite que Benoît Lutgen et Paul Magnette s’envoient des SMS pendant qu’il parle. Cela n’amuse pas Elio Di Rupo qui tente de rester concentré. Car le Montois n’a pas totalement abandonné l’idée de rester Premier ministre à la tête d’une tripartite traditionnelle, semblable à celle qu’il a dirigée pendant deux ans et demi. Pourtant, depuis un mois, Paul Magnette, Laurette Onkelinx, Jean-Claude Marcourt l’ont dit franchement à Elio Di Rupo : “C’est fini, Elio, n’espère plus rien, tu ne seras plus Premier ministre. La N-VA et le MR veulent constituer un gouvernement de droite. Tu n’as plus aucune chance de rester au 16, rue de la Loi”. Elio Di Rupo a bien entendu le message. Mais s’il y a encore une chance, une toute petite chance, toute mince, il veut encore y croire. Il écoute donc Charles Michel présenter les mérites d’une réouverture des négociations à la Région wallonne. En substance, il leur dit : si le MR peut entrer dans les majorités régionales, et donc constituer une tripartie, on pourrait prévoir le même attelage au fédéral. Ce n’est pas qu’il y croit vraiment, mais il veut tester.

Elio Di Rupo reste concentré pendant que les deux autres, comme des gamins un peu trop sûrs d’eux, jouent avec Charles Michel comme un chat avec une souris dont le sort est scellé. Charles Michel a l’impression de participer à un “goûter de cons”. Il continue à poser des questions sur les programmes, teste quelques idées. Il ne reçoit, pour toute réponse, que des sourires vagues et narquois. Et pour cause : socialistes et humanistes ont déjà quasiment scellé leur accord, qui sera présenté une semaine plus tard. Mais ils n’en disent rien. Charles Michel met fin au supplice, raccompagne le trio, referme la porte. Irrité, le libéral reprend sa grosse voiture. Durant les 25 minutes que dure le trajet, il réfléchit à l’humiliation qu’il vient de vivre. Il arrive à Wavre. Sa décision est prise : son parti ira seul au gouvernement fédéral. Fini de rire, vive la Kamikaze.



Nos épisodes




Épisode 1 : Le bal des faux-culs

Chapitre 1


Épisode 2 : La peur des loups

Chapitre 1


Épisode 3 : Le goûter de cons

Chapitre 3


Épisode 4 : Les larmes au bout de la nuit

Chapitre 4