Il a tatoué des milliers de Juifs à Auschwitz: qui était Lali Sokolov?

Auschwitz. Neuf lettres qui n’ont pas fini de faire froid dans le dos. 75 ans après la libération du camp, personne n’a oublié les horreurs qui y ont eu lieu. Il est d’ailleurs essentiel de continuer à raconter. Pour que cela ne se reproduise plus, mais également pour que personne n’oublie comment 1,1 million d’êtres humains, dont 1 million de Juifs, ont été exterminés et des centaines de milliers d’autres marqués à jamais dans leur chair. 

Ceux qui n’ont pas été envoyés directement vers les chambres à gaz ont en effet dû passer (entre autres) par la terrible étape du tatouage. Un acte déshumanisant qui leur a collé à la peau toute leur vie. Ordonné par les nazis, ce marquage était effectué par des déportés. “Il y avait plusieurs tatoueurs dans le complexe concentrationnaire d'Auschwitz”, explique Johan Puttemans, coordinateur pédagogique à l'ASBL Mémoire d'Auschwitz. “Leur nombre dépendait de l’afflux de nouveaux arrivants dans le camp”. Parmi les tatoueurs qui ont survécu, très peu se sont fait connaître. Sauf Lali Sokolov, qui a accepté de raconter son histoire à la mort de sa femme. Pendant trois ans, il s’est confié à l’écrivaine néo-zélandaise Heather Morris qui s'est basée sur ses mémoires pour écrire, avec son accord, le best-seller “Le tatoueur d’Auschwitz” (City Editions, 2018). Un livre d'abord paru en anglais qui comporte sa part de fiction mais dont nous n’avons repris que les éléments qui ont pu être vérifiés. 

Comment se passait le processus de tatouage à Auschwitz-Birkenau? Réponse à travers l’histoire vraie de Lali et les éclairages de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz.

L'arrivée au camp

L’histoire de Lali Sokolov (de son vrai nom Ludovit Eisenberg) a beau lui être propre, elle reste tristement semblable à celle des autres détenus qui ont été forcés de tatouer leurs compagnons. Elle commence par un terrible voyage en train...

Nous sommes le 23 avril 1942. Cela fait presque deux jours que Lali, 24 ans, est à bord du wagon qui l’emmène vers une destination inconnue. Dans d’autres circonstances, le jeune homme serait sans doute tombé dans les bras de Morphée. Mais il ne s’agit pas d’un voyage comme les autres. Dans ce train, il n’y a ni banquettes, ni eau ou nourriture. Seulement deux seaux qui servent de toilettes aux nombreux passagers. D’aussi loin qu’il se souvienne, jamais Lali n’avait vu autant de monde agglutiné dans un endroit aussi confiné. Il est d’ailleurs impossible pour quiconque de s’asseoir et encore moins de se coucher. 

Ils ne le savent pas encore mais tous font route vers la petite ville polonaise d'Oświęcim, mieux connue aujourd’hui sous le nom allemand d’Auschwitz. A l’instar des autres passagers de son wagon, Lali est coupable du pire crime qui soit aux yeux de l’Allemagne nazie: être Juif.  

Arrivée d'un train à Auschwitz

Arrivée d'un train à Auschwitz

Durant le trajet, il ne peut s’empêcher de songer que s’il était resté à Bratislava, il ne serait sans doute pas là en ce moment. Malgré tout, il ne regrette absolument pas d'avoir rejoint sa famille à Krompachy (Slovaquie actuelle). Ni de s’être proposé à la place de son frère lorsque les Nazis, aidés par le gouvernement slovaque, cherchaient à réquisitionner des Juifs à aller faire “travailler en Allemagne”. Contrairement à lui, Lali n’avait pas de famille. Il se devait donc de prendre sa place. 


Le trajet de Lali, tel que décrit par le Musée national d'Auschwitz-Birkenau.

Lorsqu’il débarque au camp de concentration, Lali ne comprend pas tout de suite où il est. Tout ce qu’il sait, c’est que quelque chose ne tourne pas rond.

A peine Lali a-t-il le temps de respirer l’air frais dont il a été privé tout le voyage que les Nazis lui confisquent ses affaires. Puisqu’il est dans la fleur de l’âge, il est envoyé dans une file le menant à la douche, au rasage, au tatouage, puis à son baraquement, situé à Birkenau. Certains de ses compagnons de voyage sont quant à eux envoyés dans l’autre file. Il ne les reverra jamais. 

Un wagon de marchandises similaire à celui qui a conduit Lali vers Auschwitz. A un détail près : lorsque Lali est arrivé dans le camp, les rails ne menaient pas encore directement à Birkenau.

Un wagon de marchandises similaire à celui qui a conduit Lali vers Auschwitz. A un détail près : lorsque Lali est arrivé dans le camp, les rails ne menaient pas encore directement à Birkenau.

Ludovit Eisenberg sur le registre d'Auschwitz

Ludovit Eisenberg sur le registre d'Auschwitz

Un travail de tatoueur

La conférence de Wannsee s'est déroulée dans cette villa, à Berlin. C'est à cet endroit que 15 haut-gradés nazis ont discuté de la manière dont ils allaient déporter et tuer les Juifs d'Europe.

La conférence de Wannsee s'est déroulée dans cette villa, à Berlin. C'est à cet endroit que 15 haut-gradés nazis ont discuté de la manière dont ils allaient déporter et tuer les Juifs d'Europe.

Heinz Kounio, survivant de l'Holocauste, montre son bras tatoué durant une cérémonie de commémoration aux Juifs morts durant la Seconde guerre mondiale.

Heinz Kounio, survivant de l'Holocauste, montre son bras tatoué durant une cérémonie de commémoration aux Juifs morts durant la Seconde guerre mondiale.

Comme d’autres hommes en bonne santé, Lali est gardé en vie afin d’oeuvrer à l’agrandissement du camp. Suite à la mise en place de la Solution finale - l'extermination coordonnée des Juifs d'Europe - lors de la conférence de Wannsee en janvier 1942, Auschwitz-Birkenau s’apprête en effet à “accueillir” de plus en plus de personnes. 

Mais Lali ne souffrira pas de ces terribles conditions de travail très longtemps. Un jour, un autre détenu le repère. Selon Lali, il s’agit de Pepan, un professeur d’économie français. Ce dernier lui explique qu’il est ici à cause de ses activités communistes. Il lui révèle également qu’il fait partie de ceux qui encrent le numéro de matricule sur l’avant-bras gauche des détenus. Lorsqu’au détour d’une conversation, Lali lui apprend qu’il parle cinq langues, Pepan lui demande aussitôt de l’aider dans cette sombre besogne. D’abord outré par cette idée, Lali finit par accepter: si ce n’est pas lui qui le fait, un autre le fera. Lui, au moins, sait qu’il y mettra le peu de douceur permise à l’intérieur de cet enfer. Contrairement à d'autres déportés, Lali affirme être devenu "Schreiber" ("écrivain", en allemand) par choix.

Autorisé par les Nazis à aider Pepan, Lali apprend les rudiments du métier de tatoueur dans un camp de concentration.

“Derrière une table étaient assis deux détenus, un Français connu dans tout le camp comme Léo-le-tatoueur et un Slovaque qui s’appelait Eisenberg. Ils étaient d’un naturel plutôt gai et plaisantaient volontiers."
Rudolf VRBA, arrivé à Auschwitz début 42, explique ce qu'il a vécu au moment de se faire tatouer dans son livre “Je me suis évadé d’Auschwitz”

Sa nouvelle fonction ne nécessite pas beaucoup de technique. A l’aide d’une simple aiguille trempée dans de l'encre, Lali se contente de former le numéro (parfois précédé d'une lettre) écrit sur la feuille de papier que tient le détenu. Une fois qu'il a terminé, il vérifie que le matricule est lisible et passe au suivant. Un processus presque mécanique qu’il dit apprendre à faire avec le plus d’humanité possible. D'abord avec, puis sans Pepan qui finira par disparaître mystérieusement.

"Les déportés qui devenaient tatoueurs devaient faire le sale boulot à la place des Nazis", résume Johan Puttemans. "Mais ils avaient des conditions de travail moins dures que les autres détenus qui travaillaient à l'extérieur. Les tatoueurs travaillaient dans le sauna (ndlr: un bâtiment en dur à Birkenau) où ils n'avaient pas trop froid en hiver, ni trop chaud en été."

Le tatouage à Auschwitz

Auschwitz est le seul complexe concentrationnaire où les détenus étaient tatoués. Dans les autres camps, les déportés étaient également identifiés par un numéro, mais celui-ci était écrit sur leur uniforme.

Si Auschwitz a décidé d'innover, c'est pour des raisons pratiques liées à l'immensité de l'endroit. "À sa création, le camp était surtout composé de détenus politiques et de droit commun. Mais à partir de juin 1941 avec l'opération Barbarossa (ndlr: l'invasion de l'Union soviétique par les Allemands), énormément de prisonniers de guerre soviétiques sont envoyés dans les camps. Auschwitz en recevra 15.000. Comme pas mal finissent par décéder, le camp d'Auschwitz est dépassé. Il n'arrive plus à identifier les cadavres une fois que leur uniforme est retiré. Ils décident donc de tatouer les prisonniers soviétiques directement sur la poitrine dès la fin de l'année 41", explique Johan Puttemans, coordinateur pédagogique à l'ASBL Mémoire d'Auschwitz.

Un processus industriel

Au début, le tatouage se faisait à l'aide d'un sceau sur lequel des numéros pouvaient être ajoutés. Une violente pression, qui enfonçait la plaque d'un centimètre dans la peau, marquait le numéro de matricule sur le torse du détenu. Ces incisions étaient ensuite remplies d'encre. Mais lorsque les Juifs ont commencé à arriver en nombre, le processus fut simplifié et prit la forme d'un tatouage sur l'avant-bras gauche effectué à l'aide d'une aiguille.

"A partir de 1942, le processus de tatouage sera systématique", poursuit Johan Puttemans. "Des exceptions seront toutefois prévues pour les Allemands, les Autrichiens et les Polonais qui ont déclenché l'insurrection de 1944 à Varsovie". Les Juifs envoyés dans les chambres à gaz dès leur arrivée ne seront pas tatoués non plus. "Ces personnes devaient disparaître sans laisser de 'trace comptabilisable'. Cela explique par ailleurs pourquoi il a fallu un temps considérable pour avoir une idée assez précise du nombre de victimes", peut-on lire sur le site Sonderkommando. Les enfants présents dans le camp (principalement des tsiganes) n'étaient donc pas épargnés. "Lorsque leur bras était trop fin, ils étaient tatoués sur la cuisse", souligne Johan Puttemans.

Un marquage insupportable

Une fois dehors, beaucoup de survivants ont raconté qu'ils avaient eu l'impression de se faire "marquer comme des bêtes". C'est le cas de Simone Veil (ancienne ministre française de la Santé, déportée à Auschwitz à l'âge de 16 ans) qui expliquait que "le tatouage en lui-même est sans douleur. (...) Mais désormais, nous sommes marqués comme du bétail. Psychologiquement, c'est une épreuve de plus. Nous avons tout de suite alors conscience de la perte de notre identité : si on nous attribue un numéro, c'est pour qu'il se substitue à notre nom, donc à notre propre identité."

Pour les Juifs, ce marquage de la peau était d'autant plus dur à supporter qu'il contrevenait à leurs principes religieux qui interdisaient toute modification permanente du corps.

Ne tailladez point votre chair à cause d'un mort, et ne vous imprimez point de tatouage: je suis l'Éternel.
Lévitique (Chapitre 19)

Si cette étape a donc été difficile à vivre, très peu de détenus se souviennent pourtant de la personne qui les a tatouées. "Ce n'est pas surprenant. Certains tatoueurs ne parlaient même pas leur langue, les contacts étaient donc parfois impossibles", explique Johan Puttemans.

Après la libération du camp, le 27 janvier 1945, certains détenus ont décidé de garder leur tatouage. D'autres, comme la femme de Lali, ont préféré se le faire enlever.

Uniforme porté par une femme au camp de concentration de Lenzing (Autriche).

Uniforme porté par une femme au camp de concentration de Lenzing (Autriche).

Les tampons utilisés pour tatouer les détenus concentrationnaires à Auschwitz.

Les tampons utilisés pour tatouer les détenus concentrationnaires à Auschwitz.

Simone Veil

Simone Veil

Une histoire d'amour à Auschwitz-Birkenau

Revenons quelques instants à Lali... Nous l'avions quitté alors qu'il venait de tatouer ses premiers détenus. Mais Lali ne tatouait pas que les hommes. A plusieurs reprises, il dut marquer des femmes, parmi lesquelles... sa future épouse, dont le précédent tatouage commençait à s'effacer.

"J'ai tatoué son numéro sur son bras, elle l'a tatoué dans mon coeur", résume-t-il dans la vidéo ci-dessus. Une grande partie du roman d'Heather Morris, basé sur les confidences de Lali, évoque ainsi son histoire d'amour avec Gisela (Gita) Furmanova (Furman), une Tchéquoslovaque arrivée à Birkenau à peu près en même temps que lui. Dans le livre, on apprend que les tourtereaux ont pu s'échanger des lettres grâce à un officier allemand, s'embrasser... et même se retrouver en tête-à-tête dans un baraquement ! Si plusieurs passages de leur relation ont sans doute été romancés (voir ci-dessous), les principaux concernés ont toujours confirmé qu'ils s'étaient rencontrés et étaient tombés amoureux à Auschwitz-Birkenau.

Après deux ans passés dans cette usine à tuer, ils finissent toutefois par être séparés. Nous sommes en décembre 1944. Les Nazis apprennent que les Soviétiques ne sont plus qu'à quelques kilomètres d'Auschwitz. Ils se mettent alors à détruire les preuves de leurs actes abominables et à transférer une partie des détenus. L'idée est de continuer à les exploiter en Allemagne... Des dizaines de milliers de personnes meurent dans ces "marches de la mort". Heureusement, Gita réussira à s'enfuir durant son transfert. Quant à Lali, il sera conduit au camp de Mauthausen (Autriche) d'où il parviendra également à s'échapper.

Enfin libres, Lali et Gita se rendent chacun de leur côté à Bratislava, lieu où tous les déportés tchéquoslovaques avaient tendance à se regrouper. Ils se cherchent, se trouvent et se marient quelques mois plus tard, en octobre 1945. D'un commun accord, ils prennent tous deux le nom de "Sokolov", un patronyme à consonance russe qui, selon eux, passait mieux dans la Tchéquoslovaquie contrôlée par l'Union soviétique. "Sokolov" était également une référence au nom de femme mariée de la soeur de Lali, la seule parente qu'il reverra après la fin de la Seconde guerre mondiale. Il ne saura jamais ce qui est arrivé au reste de sa famille.

Après de nouvelles péripéties, le couple décide finalement de fuir la Tchéquoslovaquie et d'embarquer sur un bateau à destination de Sydney. Ils y passeront le reste de leur vie et y feront carrière dans le textile. De leur amour naîtra un fils, Gary. Aujourd'hui âgé de 59 ans, ce dernier ne se lasse pas de raconter à quel point ses parents s'aimaient.

Si Gita ne parlait que rarement de ses années à Auschwitz, Lali, lui, abordait ce sujet avec plus de facilité. Par respect pour sa femme, il ne confiera son histoire à Heather Morris qu'après sa mort, en 2003. Lui-même s'éteindra trois ans plus tard, à l'âge de 90 ans. Il ne verra jamais le roman fini.

Vous voulez lire le livre d'Heather Morris? Ce qu'il faut savoir

Le "tatoueur d'Auschwitz" (City Editions, 2018) a eu tellement de succès à travers le monde que la société Synchronicity Films a acheté les droits pour l'adapter en série.

Si ce livre offre effectivement au lecteur une plongée exceptionnelle de ce qu'a pu être la vie de tatoueur dans le camp d'Auschwitz, il comporte aussi son lot d'erreurs et d'imprécisions. Le numéro du tatouage de Gita révélé dans le livre (34902) n'est par exemple pas le même que celui qu'elle disait avoir porté une grande partie de sa vie (4562). On ne peut s'empêcher de déplorer l'inexactitude de cette information pourtant essentielle dans l'histoire de Lali (écrit Lale dans le livre).

Le Musée national d'Auschwitz a également répertorié d'autres incohérences dans un document en anglais. Notamment le fait qu'il était impossible pour Lali de se procurer de la pénicilline pour sauver Gita, malade, étant donné qu'à cette époque "sa production et son usage étaient toujours en phase de recherche." Gita et Lali ne pouvaient pas non plus se donner rendez-vous à l'arrière d'un bâtiment administratif à Birkenau étant donné qu'il leur aurait été impossible de se cacher des Nazis.

Comment se fait-il que tant d'approximations soient présentes? Est-ce dû à une volonté de scénarisation de l'auteure ou à la mémoire défaillante de Lali? Il n'est pas rare -surtout après tant d'années- que la mémoire d'anciens témoins leur joue des tours. "Son témoignage aurait nécessité une confrontation avec d'autres sources", déplore le Musée national d'Auschwitz-Birkenau qui regrette également qu'aucun spécialiste du camp n'ait été impliqué dans l'écriture de ce livre.

Invitée à répondre à ces attaques, Heather Morris a pour sa part simplement rappelé que son livre "n'avait pas vocation à être une oeuvre historique". "Il s'agit d'une histoire basée sur les souvenirs d'un seul homme. Si cela peut pousser les lecteurs à s'intéresser davantage aux terribles événements de l'Holocauste, alors ce livre aura réussi à exaucer les derniers voeux de Lale", a renchéri un porte-parole de la maison d'éditions.

Si ce roman vaut, à notre sens, la peine d'être lu, ceux qui connaissent bien l'histoire de la Seconde guerre mondiale ne pourront pas s'empêcher d'être perturbés par certains détails.


Pour aller plus loin:

- Le site de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz

- Le site Sonderkommando

Texte : Jessica Flament
Photos : Reporters, Shutterstock, Pexels