Guatemala 1954, l'adieu à la démocratie

Il y a 65 ans, le gouvernement démocratique du Guatemala s'effondre. Un coup d'État mené dans l'ombre par la CIA et la United Fruit Company. Récit d'une partie d'échecs à l'issue incertaine.

En général, ça commence avec un air de guitare. Quelques notes, pas trop de fioritures. Et des regards, beaucoup de regards. On se fixe en très gros plans pour de longues minutes de tension. Un œil sur l’autre, l’autre sur le pistolet. Soudain, la trompette fige le décor et tout s’emballe. Pour un duel à trois, à Sergio Leone et Ennio Morricone. Et ça dure, parce que tous ont beaucoup à y perdre, et parce que tous ont beaucoup à y gagner.

L’histoire accroche parce qu’elle paraît simple. Mais à la fin, les dés sont pipés. L’on se rend compte que l’auteur ne nous a pas tout dit, qu’il manque des éléments de récit. Pour continuer, il faut s’éloigner de l’ouest américain, du western spaghetti.

Nous sommes au Guatemala en 1954 et le régime démocratique en place s’apprête à subir un coup d’État. Pour un duel entre le président Jacobo Arbenz et un ex-officier de l’armée, Carlos Castillo Armas. À la réalisation, une organisation aux rouages bien huilés, la CIA.

Le Décret 900

La guerre froide. Les deux blocs se jaugent, se tournent autour, se font face. Un combat d’influence aussi précis que chirurgical. Les États-Unis partent en croisade contre tout indice de communisme. Le rôle de la jeune CIA grandit. Elle vient de renverser le Premier ministre d’Iran Mohammad Mossadegh. La faute à sa nationalisation de l’industrie pétrolière. L’agence de renseignement est gonflée à bloc, prête à réitérer l’intervention pour défendre les intérêts américains.

Au Guatemala, la démocratie est jeune. En 1944, une révolution dépose le dictateur en place et instaure un régime démocratique. Le pluralisme politique est limité et les principaux cadres du pouvoir viennent de l’armée, mais la concurrence partisane se développe. En 1951, Jacobo Arbenz est élu président. Pour la deuxième fois, le Guatemala élit un chef d’État démocratique. Apprécié du peuple, Arbenz est une ancienne figure de la révolution.

Arbenz, c’est le "nice guy", le "bon" du film de Sergio Leone. Fils d’un pharmacien Suisse et d’une mère guatémaltèque, il trouve sa vocation dans la science. Le suicide de son père complique la situation et appauvrit la famille. Une seule solution pour assurer l’avenir d’Arbenz, l’académie militaire. Il va briller, intégrer les cercles de l’élite intellectuelle du pays et gravir les échelons à grande vitesse.

Le 17 juin 1952, le président annonce le lancement du Décret 900. Une large réforme agraire. L’idée, assurer plus de justice sociale dans les campagnes guatémaltèques. Le gouvernement précédent avait déjà instauré un code du travail et autorisé les syndicats. Maintenant, c’est la terre qui est réformée. Et, ça ne plaît pas à un acteur tentaculaire. Une entreprise américaine bien installée au Guatemala. Son nom, la United Fruit Company. Dans les années 50, elle dispose d’un tiers des terres du pays.


Dans les tentacules

La UFCO a un surnom, El Pulpo, le poulpe. Parce qu’elle est partout. L’entreprise contrôle le principal port du pays, les réseaux de transport, la majorité de l’industrie guatémaltèque. Un pouvoir dans le pouvoir. Mais les réformes du travail et le Décret 900 vont réduire considérablement son influence. Et ça lui reste en travers de la gorge.

La United Fruit va lancer un féroce lobbying à la Maison-Blanche. Elle doit sauver ses intérêts pour assurer son monopole et sa production de bananes. Washington est dans son camp. Et ce n’est pas un hasard. Allen Dulles, le directeur de la CIA, est actionnaire de l’entreprise. Son frère, John Foster Dulles, est le Secrétaire d’État du président Eisenhower et aussi un avocat de la UFCO.

L’administration Eisenhower décide d’agir. En toute discrétion, la CIA lance le plan PBSUCCESS. Un programme de propagande psychologique, de blocage économique et d’actions diplomatiques et paramilitaires. Le 9 décembre 1953, Washington assure un budget de 3 millions de dollars à PBSUCCESS. La déstabilisation du Guatemala est lancée.

Les intérêts de la United Fruit ne sont pas la seule motivation de l’administration Eisenhower. En pleine guerre froide, il faut choisir son camp. Même si les réformes du président Arbenz sont en réalité des plans de stimulation du capitalisme guatémaltèque, la CIA y voit un indice de l’influence de Moscou. Trop progressistes, trop sociales. Et les relations personnelles d’Arbenz n’aident pas. Plusieurs cadres du parti communiste du Guatemala occupent des postes visibles dans son administration. Pourtant, la CIA ne trouvera jamais de preuves d’un lien direct avec l’URSS.

Mais ces paramètres poussent la Central Intelligence Agency à agir. C’est le début d’un jeu d’influence. À l’intérieur, grâce à propagande diffusée à la radio. À l’extérieur, en isolant le Guatemala sur le plan diplomatique. Et, à la frontière du pays, en soutenant un ancien général de la dictature exilé au Honduras, Carlos Castillo Armas. Bientôt, le pays sera seul, la flotte américaine sous le nez et une petite guérilla à la frontière. PBSUCCESS, ou comment renverser un gouvernement en gonflant les muscles. Signé, CIA.

Document de la CIA déclassifié

Document de la CIA déclassifié

Jacobo Arbenz Guzman, le président du Guatemala en 1954

Jacobo Arbenz Guzman, le président du Guatemala en 1954

Allen Dulles, directeur de la CIA en 1954

Allen Dulles, directeur de la CIA en 1954

Un reportage d'époque de la télévision britannique. Crédits Pathé

Un reportage d'époque de la télévision britannique. Crédits Pathé

Communication de la CIA à propos d'Arbenz

Communication de la CIA à propos d'Arbenz

Dwight Eisenhower et John Foster Dulles

Dwight Eisenhower et John Foster Dulles

La guérilla de troisième division

Carlos Castillo Armas est plutôt du genre contre-révolutionnaire du dimanche. Il en veut, mais ça ne prend pas. Quelques années après les événements de 1944, il tente déjà d’exhorter l’armée à la bravoure, de reprendre le pouvoir et de déposer le gouvernement démocratique fraîchement élu. Chou-blanc. On l’emprisonne, il s’enfuit. En 1954 donc, le voilà au Honduras.

La CIA mise donc sur lui. Il est entraîné, on lui fournit des armes. À la veille du coup d’État, il réunit 480 hommes. L’Agence veut faire de lui une menace psychologique. L’envahisseur dangereux, la guérilla intrépide. Castillo Armas est un levier de pression. Sa force de frappe est limitée. Il joue dans la catégorie amateur.

Alors, la CIA investit les ondes de la radio guatémaltèque. C’est l’opération SHERWOOD et l’émission Voz de la liberacíon. À partir de mai 1954, la propagande bat son plein. L’idée, semer le doute dans la population. Et si Arbenz était vraiment communiste ?

Mais ce que les États-Unis ignorent, c’est que le Guatemala est au courant de l’opération PBSUCCESS. Grâce à un agent double, le régime d’Arbenz prend ses dispositions. Le ministre de l’agriculture feint un désaccord avec le président, s’enfuit en Suisse et achète d’anciennes armes allemandes à la future République Tchèque.

Ce qui devait être l’atout d’Arbenz, son coup d’avance, devient sa plus grande faiblesse et va signer sa chute. La cargaison du navire qui importe les armes est révélée au grand public. La CIA y trouve une preuve de l’influence de l’URSS et la propagande anti-gouvernement s’intensifie. Cet achat isole un peu plus le Guatemala sur le plan international. C’est le moment de lancer la dernière phase de l’opération PBSUCCESS.

Le coup fatal

Personne n’a cru le gouvernement Arbenz quand il a révélé à la presse ses informations sur PBSUCCESS. Au contraire, on l’a pris pour un fabulateur. Les armes, elles, étaient bien là. De quoi emballer la rumeur, de quoi réduire à néant l’influence du président. Arbenz est seul mais l’armée, la police et la Guardia Civil sont encore avec lui.

Le 18 juin 1954, la CIA donne le feu vert à Castillo Armas. Il franchit la frontière depuis le Honduras. La terreur anticipée par les USA n’a pas lieu, les habitants de la capitale ne s’attendent pas à une victoire du corps expéditionnaire de Castillo Armas. Ce qui effraie réellement le Guatemala, ce sont les navires militaires américains qui pointent leurs canons face au pays. La Navy assure le blocus.

Le gouvernement Arbenz a une stratégie. Laisser entrer les rebelles, envoyer l’armée à Zacapa et attendre. Rien ne se passe comme prévu. Les officiers, jusque-là fidèles au président, affirment leur crainte d’une intervention américaine s’ils résistent à Castillo Armas. Ils décident de se rendre. Arbenz n’a plus le soutien de l’armée, c’est le coup d’arrêt.

Le gouvernement s’effondre sur lui-même, sans que l’administration Eisenhower n’ait à envoyer de vraies forces armées, à part deux avions de chasse. Le 27 juin, c’en est trop pour Arbenz. Il annonce publiquement sa démission du gouvernement et laisse le pouvoir à trois officiers de l’armée. Entretemps, Castillo Armas arrive à Guatemala City. Il prend le pouvoir, s’installe à la présidence et détricote la démocratie. Le régime Castillo Armas est une junte militaire, un pouvoir autoritaire qui réinstaure une police secrète. Sa légitimité, la force et la peur.

Le coup d’État de 1954 plonge le Guatemala dans une guerre civile meurtrière. Elle va durer quarante ans, avec plusieurs leaders autoritaires et une large série de massacres. La United Fruit Company ne va pas retrouver ses privilèges. L’administration américaine va lui demander d’accepter les nouveaux standards du travail en Amérique centrale pour assurer la stabilité de la région.

L’entreprise va régresser jusqu’à son rachat en 1984. C’est la naissance de la marque Chiquita. Elle retrouve alors ses parts de marché perdues.

Au Guatemala, le duel se jouait à trois contre un. L’intervention de la CIA est restée discrète jusqu’à la déclassification des documents de l’époque. PBSUCCESS, l’histoire d’une fine partie d’échecs, entre propagande et diplomatie internationale.

Victor Huon

Crédits photos : Belga, Central Intelligence Agency