Game Boy, le trentenaire qu'on aime bien

Symbole de la culture populaire, divertissement de toute une génération, révolution du jeu vidéo, le Game Boy est tout cela à la fois. Ce 21 avril, Nintendo fête les trente ans de la commercialisation d'une console qui a failli ne jamais voir le jour.

Une brique de plastique gris qui sonne quand on l’allume. Un écran monochrome, dénué de rétro-éclairage. Comme le tournesol, il faut orienter la console. Direction, soleil. Mais pas trop. Éviter les reflets est une nécessité. Alors, un habile mouvement commence, un calcul savant de l’angle parfait.

220 grammes alimentés par quatre piles. Et trente ans d’âge. Le 21 avril, le Game Boy fête son anniversaire. Une histoire à succès qui cache les côtés sombres d’une société centenaire. Nintendo, l’entreprise qui a agité les doigts du monde entier.

La concurrence qui tue

Tout a commencé avec des cartes à jouer, au XIXe siècle. Et désormais, Nintendo, qui fête ses 130 ans, s'est imposé comme acteur incontournable du marché du jeu.

Le troisième dirigeant de Nintendo s’appelle Hiroshi Yamauchi. Le tournant du jeu vidéo, c’est lui, l’arrière-petit-fils du fondateur. Il reprend la main dans les années cinquante. Les activités se développent, l’institution grandit. Le chemin jusqu’au Game Boy est encore long.

La firme lance une première série de jeux portables. De petits rectangles de plastique avec un écran LCD et un microprocesseur. Ce sont les Game and Watch. Nous sommes en 1980, une bonne année pour le premier personnage à succès de Nintendo, Donkey Kong. Le gorille et la majeure partie des héros des jeux vidéo de l’entreprise japonaise sortent de l’imagination d’un homme, Shigeru Miyamoto. L’identité visuelle de l’univers Nintendo, c’est lui. Mario et Luigi, encore lui. Zelda, c’est Miyamoto.

Quatre ans plus tard, l’entreprise lance la Famicon. Une console de salon rebaptisée Nintendo Entertainment System. Une plateforme à l’acronyme célèbre, la NES. Mais jusqu’ici, pas de Game Boy en vue.

Parce que Nintendo est une compagnie avec un management particulier. En interne, la concurrence est monumentale. Chaque département est constamment jugé sur ses performances, constamment comparé aux autres. La gestion d’entreprise, style Hiroshi Yamauchi.

L’histoire qui mène au Game Boy est houleuse. Une série de conflits humains, de tragédies et de croche-pieds. Ce récit, Florent Gorges le raconte dans son dernier ouvrage. Après six années de travail, de rencontres et d’archives, l’historien tient la genèse de la création de la console portable.

Le Nintendo Entertainment System, NES

Une publicité pour le Game Boy en 1993

Une publicité pour le Game Boy en 1993

Shigeru Miyamoto, l'artiste de Nintendo

Shigeru Miyamoto, l'artiste de Nintendo

La Game Cube, un flop de Nintendo

La Game Cube, un flop de Nintendo

Le Game Boy Advance et son écran couleur rétro-éclairé

Le Game Boy Advance et son écran couleur rétro-éclairé

« On arrête tout »

Pour raconter le Game Boy, une seule source. Les mémoires de Gunpei Yokoi, le directeur du département de recherche et développement n°1 de Nintendo. Accessoirement, le nom retenu par l’histoire. Et c’est ici que le travail de Florent Gorges trouve une importance toute particulière. Derrière le récit subjectif des souvenirs de Yokoi, existe un département entier qui a vécu les années de développement du Game Boy tout à fait différemment.

Le producteur du département a une idée, prolonger la technologie des Game and Watch. Créer une console à bas coût, à l'espérance de vie limitée. Mais le directeur du département, Satoru Okoda, voit plus loin. Lancer une version portable de la NES. Les deux visions s’opposent. Les deux hommes ne finissent par se mettre d’accord qu’au moment où Gunpei Yokoi laisse carte blanche à Okoda. Victoire par K.O.

Chez Nintendo, personne n’y croit. Le projet apeure le département d’en face, celui de la Famicon. Créer une version portable de leur console, c’est mettre en péril leurs ventes. Une perte de vitesse que le service ne peut se permettre. Alors, commence un discret sabotage au sein de Nintendo pour enterrer à jamais le projet Game Boy.

Un an avant sa sortie officielle au Japon, le 21 avril 1989, tout est annulé. Nintendo juge l’écran de la console trop sombre, trop contrasté. C’est fini, on remballe tout. Un coup dur pour l’équipe de Satoru Okada. Soupçonnant la malveillance des autres départements de l’entreprise, les ingénieurs d’Okada planchent en secret sur une nouvelle version du prototype. Un écran qui reste en noir et blanc. Pour économiser la vie de la batterie, pour réduire le coût d’achat du consommateur.

De son côté, le lancement de la nouvelle version de la NES prend du retard. Le projet patine. C’est le moment idéal pour présenter à Nintendo le Game Boy, version finale. Et ça prend. Il ne restait plus qu’à l’équipe de Yokoi et Okada de trouver un nom à leur nouvelle console portable.

« Le » ou « la » Game Boy ?

Il y a des débats sanguins. Des questions qui fâchent. Le genre de discussion que l’on place entre l’entrée et le dessert lors d’un dîner de famille. Après avoir rapidement slalomé entre les actions du gouvernement, le dernier film des Frères Dardenne et les éternelles blagues surannées de l’oncle un peu trop éméché, on en arrive inévitablement à l’essentiel. À l’interrogation de toute une vie. Doit-on dire le ou la Game Boy ?

C’est un débat de langues latines. Les anglo-saxons ne se posent pas la question. On y dit « the Game Boy ». Comme au Japon. Parce que dans les bureaux de Ninendo en 1989, on recherchait le nom qui accompagnerait la console. Comme d’habitude, personne n’est d’accord. Ça s’énerve, ça crie. Finalement, on tombe sur un magazine. « Game Boy ». Et pourquoi pas ? Deux syllabes anglophones qui sonnent bien et qui ne veulent syntaxiquement rien dire. Mais puisque Sony a lancé son Walkman, pourquoi pas eux. Le nom est validé.

L’anecdote est un secret bien gardé, révélée par le travail de l’historien Florent Gorges. Comme si, chez Nintendo, on avait toujours eu un doute concernant le nom de leur console. Et pourquoi « garçon » ? Au-delà d’être fondamentalement sexiste et discriminatoire, la dénomination du Game Boy révèle l’orientation du marché du jeu vidéo de l’époque. Pourtant, le petit rectangle de plastique gris japonais transcende toute barrière de genre.

Le message de Nintendo est clair. Une console pour toute la famille, partout, tout le temps. Et ça fonctionne. Plus de 200 millions d’exemplaires vendus, plus de 1000 jeux compatibles. Du puzzle Tetris fourni avec le Game Boy à la déferlante de la série Pokémon. Un symbole de la pop culture d’une génération entière.

Dans tous les domaines, on trouve des traces du best-seller de Nintendo. Dans la musique électronique existe un genre bien particulier, le chip tune. Avec une cartouche spéciale, on transforme la console en un synthétiseur. Le Game Boy génère des sons qui rappellent les bandes originales des jeux de l’époque. Pour quelques notes de Tetris, madeleines de Proust en 4bit.

Trente ans après sa sortie, le Game Boy pousse sa cote de plus en plus haut dans le marché de seconde main. La vague du rétro gaming bat son plein. Les années nonante reviennent en force. Et ça joue sur les souvenirs, sur les sensations d’enfance. L’on revoit les longs trajets de nuit en voiture où la jouabilité de la console dépend de l’éclairage des routes. On ressent l’attachement affectif à son Game Boy. Une technologie d’avant-garde, un mouvement d’inclinaison de la nuque préambule à l’univers smartphone. De quoi marquer toute une génération. Trente ans après, toujours là.

Finalement, le débat est tranché. On ne dit pas la Game Boy mais bien le Game Boy. Ce n’est pas le Bon Usage de Grevisse qui l’énonce. Non, c’est la twittosphère qui a poussé son désir de savoir jusqu’au bout. L’acharnement a payé. Une lettre envoyée à Nintendo et un constat consacré par un site web dédié: le Game Boy, la console Game Boy. De quoi alimenter les diners de familles pour quelques années encore. Nintendo au Panthéon de la pop culture.

Textes: Victor Huon

Crédits photos : Belga