Tranches de vies transfrontières

Récits croisés
d'aidants et de migrants
en cours de route,
entre l'Afrique et l'Europe

Escale à Briançon, en France, après avoir franchi la frontière italienne. © S.Vt.

Escale à Briançon, en France, après avoir franchi la frontière italienne. © S.Vt.

La France a rétabli ses contrôles aux frontières en 2015 en raison d'une "menace terroriste persistante". Les forces de l'ordre déployées à la frontière avec l'Italie s'attellent surtout à empêcher les migrants de passer. Notre reportage, en trois parties, a pour objectif d'éclairer la pression à laquelle font face les bénévoles et militants, le parcours des migrants et, enfin, les pratiques des forces de l'ordre. Voici la deuxième partie.

Chacun son histoire, chacun son chemin.

“Il fallait que je parte, j’ai vécu quelque chose que je voulais oublier.” Issa (*), un maillot de basketteur sur le dos, aura 16 ans le 13 août. Quand il sourit, il dévoile des dents de la chance. Assis sur une chaise à l’arrière du Refuge solidaire de Briançon, dans les Hautes-Alpes, en France, il s’excuse presque de ne pas en dire plus sur la vie qu’il a quittée en Côte d’Ivoire. “Mais vous savez, madame, ce que j’ai vécu, c’est difficile à partager. Je ne retournerai jamais là-bas.”

Seydou (*), lui, raconte. Trentenaire, papa d’un enfant de sept ans, il habitait à Yopougon, un quartier d’Abidjan, “infesté de microbes”. Les “microbes”, ce sont ces adolescents qui prospèrent en terrorisant la population. “Ils étaient en train d’agresser une fille, et je me suis interposé mais, après, ils sont venus à sept chez moi avec des gourdins. Leur objectif était d’en finir”, relate-t-il. Ils l’ont emmené, attaché, ils lui ont fait subir des sévices sexuels, l’ont photographié. “Une abomination.” Son regard se perd. Il reprend. “Quelqu’un est allé chercher ma mère. Elle s’est couchée sur moi, de tout son long. Elle leur a dit: ‘si vous voulez le tuer, tuez-moi d’abord’. Ils lui ont répondu qu’elle avait sauvé son fils aujourd’hui mais qu’elle n’aurait pas d’autre occasion. Je suis parti, c’était le 27 juillet 2016.”

Seydou a traversé le Mali, le Burkina Faso, le Niger pour se rendre en Algérie – il connaît les dates par cœur. “Le désert, je l’ai traversé de façon inhumaine.” Une dizaine de personnes accrochées à un pick-up roulant à tombeau ouvert. “Si tu tombais, tu mourrais.” Les passeurs ne font pas demi-tour.

En Algérie, Seydou a trouvé du travail. Aminata (*), coiffeuse ivoirienne d’une trentaine d’années, y a transité également. Mais elle, qui a perdu son père en 2011 “d’une balle dans la tête, pouf”, et fui un mari violent, dit y avoir échappé de peu à la prostitution.

“On m’a tout pris, mon argent, mes papiers. J’ai été mise dans un camion, on était sept ou huit filles, on a été vendues à un Libyen."
Aminata, migrante ivoirienne

Elle s'est enfuie, dit-elle. "Mais dans ce pays, on t’arrête, on te tape, on te… je ne peux pas expliquer… On appelle ta famille, tes amis pour qu’ils envoient de l’argent. Gloire à dieu, ma meilleure amie l’a fait, au quatrième appel.” Elle marque un temps d’arrêt. Il s’est passé tant de choses. “Un jour, un gardien m’a dit que si je couchais avec lui, il me trouverait un bateau. Je n’avais plus rien de toute façon. Il a tenu parole.”

Aminata a traversé la Méditerranée, comme le jeune Issa et comme Seydou, qui se trouvait bien en Algérie mais redoutait d’être refoulé.

“Je suis parti comme si je glissais, comme la vie m’est venue, comme s’il fallait y aller.”
Issa, mineur isolé ivoirien.

“Cette traversée, c’était terrible”, souffle Seydou. Eux trois ont malgré tout eu de la chance, ils ont été récupérés par les garde-côtes italiens et débarqués à Lampedusa pour l’un, en Sicile pour les deux autres.

Issa, mineur isolé, a été pris en charge par les autorités italiennes. “J’étais bien logé, bien nourri, mais ma vie n’allait pas de l’avant. Il n’y a pas de formation, pas de possibilité d’apprendre un travail."

"On t’empêche de devenir quelqu’un et de vivre heureux."
Issa, adolescent ivoirien

"Mes opératrices, les dames qui s'occupaient de moi, me comprenaient, elles m’ont dit que l’Italie n’était pas un pays pour les mineurs.” Alors, après un an, Issa est reparti. Direction la France.

Dans l’entonnoir de Vintimille

Des manifestants ont appelé à l'ouverture de la frontière franco-italienne à Vintimille, le 14 juillet dernier. © Miguel Medina / AFP

Des manifestants ont appelé à l'ouverture de la frontière franco-italienne à Vintimille, le 14 juillet dernier. © Miguel Medina / AFP

Ils sont nombreux, les migrants, à vouloir poursuivre leur route vers l'ouest et le nord de l'Europe. Mais, si la frontière Schengen est ouverte avec la Suisse notamment, la France, elle, a rétabli ses contrôles en 2015, créant un entonnoir à Vintimille en Italie. Cette jolie petite ville côtière se trouve sur une voie migratoire depuis bien longtemps; elle a vu passer des Kurdes, Afghans et Irakiens dans les années 1990, des Tunisiens en 2011. “Mais on n’a jamais connu une situation pareille en termes de durée et de nombre de personnes concernées”, constate Maurizio Marmo, le directeur de Caritas Vintimille – San Remo. “Au moins 20 000 personnes passent chaque année dans cette ville qui compte 25 000 habitants.”

Face à l'urgence

Un centre d’accueil a d’abord été ouvert à la gare, où étaient bloquées 200 à 300 personnes, se souvient-il, mais lorsque le ministre démocrate de l’Intérieur, Angelino Alfano, l’a fermé en 2016, il a fallu trouver une solution d’urgence. “On a ouvert l’église San Antonio de façon improvisée, avec l’aide de beaucoup de gens venus de tous horizons. La réponse a été fantastique.”

Pour apporter une solution pérenne et soulager le quartier de l’église San Antonio, la préfecture a ensuite ouvert, hors de la ville, un centre d’accueil de la Croix-Rouge, qu’elle a agrandi en 2017. Mais “il est surveillé par la police et, quand tu arrives du Soudan ou d’Erythrée, la police, ça fait peur”, explique Serena, qui travaille elle aussi pour l’organisation catholique. Ils sont d’autant plus échaudés que, pour des raisons de sécurité, on y prend leurs empreintes digitales. Dès lors, si près de 500 personnes s’y trouvent, notamment des familles, des dizaines de personnes préfèrent dormir dehors, sous un pont routier.

Installée le long de la voie ferrée, Caritas offre le repas du matin, distribue des vêtements et propose des consultations médicales. Pour faire taire les critiques, voire les menaces, dans une ville qui vote aujourd’hui à 30 % pour La Ligue de Matteo Salvini, il lui faut constamment rappeler, chiffres à l’appui, que Caritas continue à aider les Italiens vulnérables. “Il y a de l’hostilité”, reconnaît Serena. “On nous reproche d’être le problème. Mais les migrants sont là de toute façon !” Maurizio Marmo l’affirme, “ce n’est pas l’accueil qui fait appel d’air, c’est le blocage de la frontière qui ralentit leur voyage, le rend plus dangereux et plus cher. Je suis convaincu que mieux on accueillera les migrants, mieux la ville pourra vivre cette situation.”

C’est ce que pensent également ces jeunes qui descendent de Sospel, en France, pour servir le repas sur le parking en face du cimetière de Vintimille, sous le regard des policiers et carabiniers. Richard “Pak” Lavinay, qui leur fournit les aliments récoltés par l'association Roya citoyenne, les surnomme les “Vikings”“parce que beaucoup sont blonds aux yeux bleus” – mais eux se sont baptisés Kesha Niya. “Nous ne sommes pas une organisation ni une association, juste des gens qui vont et viennent pour aider”, explique Lotte, les mains dans une salade de légumes. “J’imagine que, si je me trouvais dans une telle situation, j’apprécierais aussi que des gens m’aident”, ajoute l'Allemande, juste après le service – 70 repas aujourd'hui. "On a moins de gens en ce moment, beaucoup ont été déportés vers le sud de l’Italie.”

Régulièrement, en effet, un bus vient les cueillir en ville. Il passe par le poste-frontière de Menton, embarque les migrants tout juste refoulés de France, avant de faire un tour dans Vintimille et, une fois rempli, de prendre la route vers des hotspots. D’où les gens finissent en général par remonter en quelques jours. Ibrahim (*), tout jeune sud-soudanais, est fatigué de tout ça. Et “triste”. Il a mis cinq jours pour revenir de Crotone.

Au pied du pont routier de Vintimille, sous lequel campent des migrants. © S.Vt.

Au pied du pont routier de Vintimille, sous lequel campent des migrants. © S.Vt.

Un matin de juillet dans la cour de Caritas à Vintimille. © S.Vt.

Un matin de juillet dans la cour de Caritas à Vintimille. © S.Vt.

"Pak" est en charge de l'épicerie solidaire de l'association Roya citoyenne, qui fournit les denrées aux personnes qui accueillent des migrants ou qui cuisinent pour eux. © S.Vt.

"Pak" est en charge de l'épicerie solidaire, dans la vallée de la Roya, qui fournit les denrées aux personnes qui accueillent des migrants ou qui cuisinent pour eux. © S.Vt.

Chaque soir, des repas sont distribués sur le parking en face du cimetière, à Vintimille. © S.Vt.

Chaque soir, des repas sont distribués sur le parking en face du cimetière, à Vintimille. © S.Vt.

Et puis, la traversée des Alpes

Le plateau qui mène au col de l'Échelle cet été. Bien qu'enneigé et fermé l'hiver, il a été emprunté par les migrants depuis Bardonecchia. ©S.Vt.

Le plateau qui mène au col de l'Échelle cet été. Bien qu'enneigé et fermé l'hiver, il a été emprunté par les migrants depuis Bardonecchia. ©S.Vt.

À Vintimille, la majorité des migrants actuellement de passage sont, comme Ibrahim, originaires de l'est de l’Afrique, essentiellement des deux Soudan et d’Erythrée. Ils fuient les conflits - et l’extrême pauvreté qui en découle -, les répressions, la dictature; la plupart obtiennent la protection internationale en Europe. Ils essaient de pénétrer en France par Menton ou la vallée de la Roya.

Ceux qui tentent leur chance par le val de Suse, via Turin, sont surtout ouest-africains - guinéens ou ivoiriens -, comme Issa, Seydou et Aminata. 

Des Maliens et Burkinabés au col de l'Échelle en janvier dernier. ©Piero Cruciatti / AFP

Des Maliens et Burkinabés au col de l'Échelle en janvier dernier. ©Piero Cruciatti / AFP

La station italienne de Bardonecchia s’étend au pied d’une pente vertigineuse, qui mène au col de l’Échelle et à la France par une route particulièrement étroite et sinueuse. La souffrance des migrants, qui ont emprunté cette voie d'une trentaine de kilomètres cet hiver, n’a pas laissé les autorités indifférentes. Elles ont mis en place un projet pour les convaincre de rester en Italie plutôt que de risquer leur vie en montagne (quand ce n’est pas dans le tunnel du Fréjus vers Modane). À la gare, ils sont accueillis dans un local, où ils peuvent passer la nuit, bénéficier de soins mais aussi parler et se renseigner, explique Piera Marchello, l’adjointe au maire. “Nous avons nommé deux médiateurs, des Africains installés en Italie depuis quelque temps déjà, pour leur expliquer les dangers de la montagne, particulièrement en hiver, et les droits dont ils bénéficient ici. Comme ça, au moins, ils pourront poser un choix conscient.” Beaucoup n’ont jamais vu la neige, ignorent tout des avalanches et envisagent l’ascension sous-équipés. Google Maps, avec lequel ils se guident, n’est de surcroît pas très explicite sur les dénivelées qui les attendent…

Mais, sur les 1 500 personnes passées par ici entre février et mai, une centaine seulement ont décidé de rester. Elles ne voient tout simplement pas leur avenir en Italie. “Travailler six jours sur sept dans un champ pour 700 euros, non”, illustre Fodé (*), un étudiant guinéen rencontré à Briançon. “C’est un pays raciste”, assène Abdoulaye (*), un adolescent ivoirien, en écho d’autres, passés comme lui par l’Italie.

Cet été, dans les Hautes-Alpes, les migrants traversent surtout par le col de Montgenèvre. Ici, comme à Vintimille, les passeurs cherchent à se faire de l’argent sur leur dos – des infos, des transports, tout est monnayable. De Turin à Clavière via Oulx, ils extorquent 100 à 350 euros à leurs victimes pour un trajet de train et de bus qui devrait leur coûter moins de 10 euros.

Il est passé midi, en ce jour de juillet, quand le bus Resalp en dépose une poignée devant l’église de Clavière, tout près de la frontière. La petite troupe descend le long de l’édifice pour pénétrer Chez Jésus, une salle paroissiale autogérée, où l'on croise des militants No Border. Une jeune femme s’est attelée à préparer des beignets de courgettes. Des tentes ont été plantées dans le jardin, quelques vêtements sèchent au soleil, un kicker attend des joueurs. Alentour, un télésiège grimpe entre les conifères et un parcours de golf s’étend par-delà la frontière jusqu’à Montgenèvre, côté français.

Le squat, ouvert aux premiers jours d’un printemps encore très enneigé, permet aux migrants de se poser, de s’équiper et de s’informer avant l’aventure qui les attend jusqu’à Briançon – sans débourser 200 à 300 euros pour un passeur. C’est là aussi qu’ils échouent quand la police française les refoule, avant de retenter leur chance. On n’en saura pas beaucoup plus, on n’aime pas trop se dévoiler aux journalistes par ici.

Quand même, “je ne m’attendais pas à ce que ce soit si dur”, soupire Abdoulaye, affalé sur une chaise du Refuge solidaire de Briançon.

"On a traversé la Méditerranée, la Libye, on se dit que ce n’est pas une montagne qui va nous arrêter mais cette frontière, en fait, tu ne la passes pas tranquillement."
Abdoulaye, jeune Ivoirien

Aminata aussi a souffert, ses vêtements sont déchirés, son sac est resté accroché dans les rochers comme s'il fallait encore payer un tribut. “Entre la France et la Belgique, c’est comme ça aussi ?”, reprend Abdoulaye. Parce que là, avec un vague petit plan dessiné de quelques flèches et traits sinueux, il a erré 14 heures en montagne, avant d’arriver.

C’est pour aider ceux qui se perdent, qui se mettent en danger, qui sont traqués par les forces de l’ordre que des bénévoles sillonnent les pentes françaises. L’hiver dernier s’est révélé particulièrement rude dans les Alpes et les accidents auraient été vraisemblablement bien plus nombreux sans l’aide apportée par des montagnards, “marins sans bateau”, pour lesquels il est insupportable que de tels “naufrages” puissent aussi se produire à leur porte, disent-ils.

Marcel Deglane, ancien éducateur et “soixante-huitard”, maraude à VTT cet été. “Dès qu’on les voit passer la frontière, on les approche, on leur donne des victuailles, on leur indique la voie la plus facile, parfois on les accompagne un bout de chemin.” Il lui est arrivé aussi de redescendre des migrants en voiture, comme des auto-stoppeurs, pour leur épargner un périple qu’ils entreprennent parfois “en tongs”.

La France, une étape ou une destination

Chez Marcel, un squat sur les hauteurs de Briançon. ©S.Vt.

Chez Marcel, un squat sur les hauteurs de Briançon. ©S.Vt.

Les migrants savent tous qu’à Briançon, c’est au 37 rue Pasteur qu’ils doivent se rendre pour trouver un toit, de la nourriture, des soins et des conseils. Là, ils sont accueillis au Refuge solidaire, que la Communauté de communes a mis à disposition d'un collectif d'aidants.

En un an, “près de 5000 personnes, dont 60% de mineurs”, sont passées par cette ancienne caserne de CRS où les forces de l’ordre n’interviennent pas, indique Pauline Rey, une jeune femme de la région venue y donner de son temps. “On a calculé que, pour faire fonctionner le Refuge, il nous fallait huit à dix équivalents temps plein !” Parmi les bénévoles, Lamine, Abou, Barry et Sangaré, quatre Africains, dorment sur place, "apportent une aide précieuse" et gèrent l’accueil de nuit.

Certains migrants, en attendant leurs papiers, se posent à Briançon, dans des familles, dans un centre d’accueil de demandeurs d’asile ou Chez Marcel, un squat autogéré. Mais la plupart reprennent la route – les mineurs sont pris en charge par les autorités, les majeurs montent dans un train ou dans un bus vers d’autres cieux.

Ceux qui, depuis Vintimille, ont déjoué les forces de l’ordre pour atteindre un abri dans la vallée de la Roya se trouvent dans une situation pour le moins étrange: après avoir été pourchassés, ils se voient délivrer, avec l’aide de l'association Roya citoyenne, l’autorisation de se rendre sans encombre jusqu'à Nice pour y déposer une demande d’asile.

“En général, les Erythréens poursuivent plutôt vers l’Allemagne ou les Pays-Bas, et les Soudanais vers le Royaume-Uni. Les Ouest-Africains restent en France.”
Maurizio Marmo, directeur de Caritas Vintimille - San Remo

Seydou a introduit sa demande à Marseille, sans vraiment se faire d’illusion. “Soit on va me dire qu’il n’y a pas de guerre en Côte d’Ivoire, soit on va me renvoyer en Italie où l’on a pris mes empreintes digitales lorsque j’ai débarqué du bateau et où je n'ai pas envie de retourner. Je suis en colère contre ce règlement de Dublin", qui détermine l'Etat membre de l'Union européenne responsable d'une demande d'asile. "Je pense m’engager dans la Légion étrangère, c’est ma seule solution de survie.”

Issa, lui, est parti pour Nîmes où il espère que les services d’Aide à l’enfance lui permettront d’entamer une formation. Abdoulaye pensait poser son sac à Liège, où on lui a dit que les gens étaient “bien”. Quant à Aminata, elle a pris un train pour Paris, où elle a “des connaissances”. Surtout, elle aimerait en avoir le cœur net, après la Libye, “savoir si je suis malade ou enceinte”

Chacun son chemin, chacun son histoire.

(*) Les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés par souci de préserver leur anonymat.