Espionnage, coupures, convoitises :

Vers une "guerre" des câbles internet ?

Vous êtes-vous déjà demandé ce qui nous permettait d’accéder à des sites internet du monde entier? On a souvent l’impression que tout se fait “comme par magie”. Pourtant, il y a bel et bien des infrastructures physiques qui permettent ces communications. Et, contrairement à ce que beaucoup pensent, les données mondiales ne transitent pas par des satellites. En réalité, un seul pour cent d’entre elles voyage dans l’espace. Les 99% restants naviguent dans des câbles sous-marins. Chaque jour, 10.000 milliards de dollars transitent ainsi au fond des mers, via des câbles pas plus gros que des tuyaux d’arrosage.

Mais que se passerait-il si ces câbles étaient menacés? Et pourquoi parle-t-on parfois d’une “guerre des câbles”? On fait le point.


Des câbles convoités

Il faut bien comprendre que nous sommes extrêmement dépendants de ces câbles”, précise d’emblée Camille Morel, l’une des expertes mondiales sur le sujet. En tant qu’Européens, on passe en effet par eux à chaque fois qu’on se connecte sur les réseaux sociaux, qu’on fait du shopping en ligne, qu’on envoie des mails, qu’on poste des fichiers sur le cloud… “Dès qu’il faut aller chercher des données sur des serveurs basés à l’étranger, on passe forcément par les câbles sous-marins”, poursuit la Française, docteure en droit public.

Aujourd’hui, il existe plus de 420 câbles, qui ont une longueur totale d’1,3 million de kilomètres, soit trois fois la distance entre la Terre et la lune. Quelques-uns arrivent d’ailleurs en Belgique via Ostende et Zeebruges.

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Les propriétaires de ces câbles sont des consortiums regroupant des opérateurs télécoms, des acteurs privés ou des géants du net. Mais l’appétit des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ne cesse de grandir. En 2021, Facebook, Microsoft et Vodaphone ont finalisé la pose du câble “Amitié”, long de 6.800km, qui relie les Etats-Unis, la France et l’Angleterre. En 2020, Google et Orange ont déployé le câble Dunant, reliant sur 6.000km les Etats-Unis à la France. Récemment, Google et Facebook ont annoncé vouloir connecter Singapour, le Japon, Guam, les Philippines, Taiwan et l’Indonésie grâce à un câble de 12.000 km nommé Apricot.

Dans un article publié sur The Conversation, Serge Besanger, professeur à l’ESCE International Business School, prédit que la part des Big Five dans les câbles sous-marins pourrait passer en 6 ans de 5% à 90%. “C’est difficile de dire à quel pourcentage ils vont arriver”, note pour sa part Camille Morel. “Mais il est sûr qu’ils investissent massivement car le besoin est croissant.” En 10 ans, le volume de données numériques mondiales a été multiplié par 30, pour atteindre 64 zettaoctets en 2020 (ndlr: un nombre à 21 zéros…).

Infographie: Le Big Bang du Big Data | Statista
Source : Statista

Même s’ils diminuent leurs investissements dans le futur, les Gafam, avec leurs câbles ultra efficaces, vont en effet servir de véhicule à une très grande part du volume mondial. Il y a un risque qu’ils puissent aboutir à un monopole, mais rien n’est encore acté.

Une mainmise des Gafam: quels risques?

L’engouement des Gafam pour ces câbles a en tout cas de quoi interpeller. “A terme, il ne leur manquera que la fourniture d’accès, aujourd’hui toujours entre les mains des opérateurs téléphoniques, pour contrôler l’ensemble de l’écosystème web”, notait l’émission d’Arte “Le dessous des cartes”. 

Les risques d’arriver à une situation de monopole sont multiples, notamment pour la neutralité du web. “Les géants du net pourraient décider de ne faire passer que leur propre flux dans leurs câbles. Actuellement, rappelons qu’ils n’ont pas l’obligation de faire transiter d’autres flux que les leurs. Les opérateurs télécoms, eux, sont toujours soumis à cette obligation, qui garantit la diversité des contenus”, note Camille Morel. “En soi, ils pourraient décider de ne faire que ce qu’ils ont envie de faire”, résume-t-elle.

Mais il faut tout de même se rendre compte que, actuellement, on est déjà très dépendant des services qu’ils proposent. Leurs investissements dans les câbles ne sont que la continuité d’un phénomène déjà bien en place. “On peut se demander si cette dépendance est saine, d’autant que ce sont des acteurs américains”, constate Camille Morel. Toutefois, selon elle, il ne faut pas s’inquiéter du fait qu’ils puissent décider de débrancher la prise du jour au lendemain. “Ce n’est pas dans leur intérêt de tout à coup priver certains pays de l’accès à leurs câbles. Leur but est justement que tout le monde soit connecté.” Toutefois, d’autres pourraient avoir cette idée…

Des câbles sujets aux coupures

On l’a déjà dit : les câbles sous-marins, si précieux économiquement et géopolitiquement, ont un diamètre de quelques centimètres seulement. Inutile de dire qu’ils sont extrêmement vulnérables aux coupures. “Cela survient quasi quotidiennement”, souligne Camille Morel.

Elles peuvent être dues à l’ancre des navires, aux filets des pêcheurs ou à des séismes. Ces câbles ne sont en effet enfouis dans le sol que lorsqu’ils sont à proximité des côtes. Dans la grande majorité de leur trajet, ils sont donc simplement (ex)posés sur le fond des mers. “Cette technologie s’abîme facilement”, résume l’experte. 

Pour ne rien arranger, certaines coupures peuvent également être intentionnelles. Au cours de l’Histoire, il est déjà arrivé à plusieurs reprises que des câbles soient coupés par pure stratégie militaire. Durant la Première Guerre mondiale, soit bien avant l'ère d'internet, les coupures de câbles étaient fréquentes et émanaient aussi bien des Allemands que des Alliés. Le but? Rendre les communications internationales plus difficiles voire impossibles. 

Aujourd’hui, le droit international autorise encore les belligérants à agir sur les câbles placés en haute mer (ndlr : une zone internationale qui n’est sous l’autorité d’aucun Etat). “Mais est-ce que ça aurait du sens de couper des câbles alors qu’on est tous interconnectés?”, se demande Camille Morel. “Couper un câble ne changera pas grand-chose”, rappelle-t-elle. En effet, le trafic peut toujours être dévié vers d’autres câbles, comme cela a été le cas en 2001, lorsque 20 millions d’internautes chinois avaient été coupés du reste du monde pour quelques heures suite à la rupture d’un câble. Notons toutefois que l’Algérie avait quand même subi pendant deux jours les conséquences d'une telle rupture en 2017 tandis que le Vietnam avait perdu 90% de sa connectivité avec le reste du monde pendant trois semaines pour la même raison. Ces mésaventures avaient engendré pour les pays concernés des pertes financières conséquentes. 

Mais, au-delà de ces contre-exemples, la rupture d’un seul câble a généralement peu de conséquences. “Sauf évidemment pour les îles qui sont connectées via un seul lien”, poursuit l’experte. “On pourrait imaginer que des pays fassent pression sur ces îles et les menacent de coupures, ce qui aurait des conséquences économiques et sociétales assez graves pour elles." On voit déjà ce qu’une panne mondiale de Facebook de quelques heures seulement a comme impact sur l’économie... On imagine sans peine celui qu’aurait une panne géante d’internet. 

De là à imaginer qu’un pays puisse décider de couper tous les câbles qui relient des continents entre eux? Cela a peu de sens, même en cas de guerre. En effet, pourquoi couper des câbles quand on peut espionner leur contenu?


(crédit : shutterstock)

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Les câbles, aimants à espions

Edward Snowden (crédit : belga)

Edward Snowden (crédit : belga)

(crédit : pexels)

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Les révélations d’Edward Snowden survenues en 2013 n’avaient en effet pas éludé les câbles sous-marins. Pour rappel, le consultant de la NSA avait alerté le monde sur les programmes de surveillance américains et britanniques. “Des écoutes ont lieu via ces câbles, même hors contexte de guerre, juste sous prétexte de sécurité nationale. C’est avéré”, poursuit Camille Morel. Il faut dire que tous les câbles passent par des autoroutes sous-marines bien définies. Une fois qu’un pays a trouvé par où passent ces câbles, rien ne l’empêche de se mettre à intercepter les échanges, pour autant qu’il dispose de la technologie le permettant. Rien que cet été, un navire russe, le Yantar, a été aperçu dans les eaux irlandaises, à proximité de deux câbles reliant l’Europe aux Etats-Unis. Que faisait-il là? On l’ignore toujours, mais cela pose question…

Pire, il ne faut même pas forcément mobiliser des sous-marins ultra perfectionnés pour espionner le contenu transitant par les câbles. “Leur point le plus vulnérable est l’endroit où ils atteignent la terre: les stations d'atterrissage”, souligne Serge Besanger, qui n’hésite pas à affirmer que certaines d’entre elles sont devenues de véritables “nids d’espions”. 

Dans quelle mesure les Etats sont-ils capables d’espionner ces flux?”, se demande Camille Morel. Pour elle, c’est difficile à dire. “Il est effectivement plus facile d’espionner les données si on a des stations sur son territoire, mais ce n’est pas parce qu’on a une station d’atterrissage qu’elle va être espionnée. Certaines sont moins importantes que d’autres. Mais il ne serait pas superflu d’augmenter la protection de ces stations.” 

Ce sont d’ailleurs des questions qui commencent à se poser à l’échelle des Etats. “Depuis les révélations de Snowden, les Etats se réintéressent au sujet. Ils prennent conscience des risques potentiels”, appuie l’experte.


L'Europe est-elle prête?

Depuis plusieurs années, les Etats-Unis investissent dans des navires dédiés à la pose et la réparation des câbles. Plusieurs pays européens - dont la France - possèdent également ces bateaux capables de réparer une coupure de câble dans un délai de 5 à 10 jours. Mais qu’adviendrait-il en cas d’attaques multiples?

crédit : shutterstock

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Selon Serge Besanger, “ni la France ni le Royaume-Uni ne disposent aujourd’hui des moyens nécessaires à la défense et à la réparation de ces câbles en cas d’attaques simultanées.” L’Europe a-t-elle intérêt à encourager des partenariats dans le développement de ces bateaux? “Cela dépend”, note Camille Morel. “Y a-t-il vraiment des risques de coupure? Est-ce que ce n’est pas juste du vent qu’on brasse?”, se demande-t-elle. Certes, on l’a vu, isoler des petites îles reliées par un unique câble est possible, mais de là à couper l’Europe du reste du monde… Il y a un pas de géant!

Les risques d’espionnage, par contre, sont bien réels. Selon un récent rapport du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), un think tank européen, l’Union européenne “devrait faire de la protection des infrastructures numériques une priorité géopolitique”. “Elle devrait inciter ses Etats membres appartenant également à l’OTAN à déployer une présence militaire aux endroits où les attaques contre les infrastructures Internet sont susceptibles de se produire.”  

D’autres mettent en avant une autre vision des choses. Si on veut que l’Europe soit moins dépendante des câbles, une solution pourrait consister à… moins utiliser les câbles. Jean-Luc Vuillemin, directeur des Services et Réseaux Internationaux d'Orange, note que si notre trafic part outre-Atlantique, c’est parce que les données y sont. “Si elles étaient stockées en Europe, notre vulnérabilité aux câbles sous-marins serait bien moins importante.” Si l’idée est assez simple sur papier, la mettre en oeuvre risque d’être extrêmement compliqué. A l’heure actuelle, il est impensable qu’un Européen puisse se passer de serveurs à l’étranger, même pour quelques minutes de navigation. 

L’Europe doit-elle investir dans les câbles?

Puisqu’il apparaît impossible de se passer complètement des câbles sous-marins, une solution pourrait être que l’Europe investisse dans ce secteur.

Dernièrement, un projet bâti en grande partie sur des fonds européens a permis d’installer un câble entre le Portugal et l’Amérique latine.  “Cela n’a l’air de rien, mais cette ‘autoroute’ permettant la transmission de données à grande vitesse est la première à relier directement l’Europe à l’Amérique du sud. Jusqu’ici, les données échangées entre les deux continents transitaient par les Etats-Unis”, note Le Monde. Il ne s’agit toutefois que d’un câble, qui pèse bien peu dans la guerre que se livrent les Etats-Unis et la Chine. 

Les conclusions du rapport de l’ECFR déjà cité sont implacables : “l’Europe n’en fait pas assez pour protéger les intérêts européens liés à l’infrastructure numérique”. Selon les chercheurs, “si elle ne dispose pas de ses propres capacités et autonomie en la matière, l’Europe se retrouvera prisonnière de la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine pour la suprématie technologique.” 

(crédit : shutterstock)

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Alors que les Etats-Unis et la Chine font effectivement tout pour que leurs entreprises pèsent dans ce secteur, l’Europe reste en retrait. Pour Camille Morel, il est toutefois important de rappeler que “l’Europe n’a pas les mêmes moyens législatifs et financiers pour s’assurer que ses industries restent bien positionnées.” D’autant que les décisions se prennent au niveau des Etats membres. Malgré tout, des discussions sont en cours au niveau européen au sujet d’une éventuelle souveraineté numérique. 

Pour les chercheurs de l’ECFR, l’Union européenne devrait en tout cas utiliser son potentiel pour endosser un rôle d’acteur dans un secteur à l’importance croissante. Comment? En soutenant les projets de consortiums européens, en améliorant l’infrastructure internet en Afrique ou en établissant de nouveaux objectifs. “Politiquement, il est important que l’Europe se saisisse du dossier, au moins pour savoir comment elle voit les choses”, souligne Camille Morel. L’ECFR, lui, conclut son rapport par une mise en garde : “Si l’UE échoue à se projeter (...), d’autres acteurs mondiaux prendront sa place. Ils le feront en créant des dépendances technologiques, tels que des standards définis par la Chine, qui ont de forts risques d’être préjudiciables pour les intérêts européens.”

Source :

- Entretien avec Camille Morel, réalisé le 9 décembre