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En Ukraine sur les chemins de l’horreur Virginie Nguyen Hoang Journaliste et Photographe

Vendredi 6 mai 2022

Dans les rues de Boutcha, le métro de Kharkiv ou sur le front dans le Donbass, chaque région du pays charrie son lot d’épreuves insoutenables. Voyage à la rencontre des victimes de la guerre.
Carnet de route
Virginie Nguyen Hoang
Envoyée spéciale en Ukraine

Lviv

La nuit du 9 avril 2022, la frontière séparant le sud de la Pologne et l’ouest de l’Ukraine est étrangement calme.

Depuis le 24 février 2022, date du lancement de l’invasion russe de l’Ukraine, 5,3 millions de personnes, essentiellement des femmes et des enfants, ont fui les bombardements et l’occupation russes pour trouver refuge en Europe. Un mois auparavant, un embouteillage de 60 heures s’était formé vers le poste-frontière polonais de Medyka. Cette nuit, le silence règne, l’autobus transportant une poignée de passagers en sens inverse, vers Lviv, roule comme si de rien n’était, comme si la vie normale avait repris son cours. Les sirènes continuent pourtant à retentir dans l’Ouest ukrainien, tandis qu’à 500 km de là, terreur et atrocités sont devenues le quotidien du peuple.

Des soldats ukrainiens portent le cercueil du soldat et poète Youri Dadakov qui a été tué deux semaines auparavant sur la ligne de front dans l'est de l'Ukraine, le 9 avril 2022.

Kiev

BOUTCHA

À la descente du train à Kiev, la tension se fait aussitôt sentir. De nombreux magasins affichent fermés et les multiples check-points annoncent la couleur d’un pays en guerre. Les localités d’Irpine, de Boutcha et de Tchernihiv sortent de la pénombre après 38 jours de combats intensifs et d’occupation. À la suite du retrait des troupes russes de la région le 30 mars, les habitants commencent tout doucement à revenir vers leurs habitations. Un embouteillage s’est formé le long de la route forestière devenue seul point de passage praticable pour rejoindre Boutcha, à une trentaine de kilomètres de la capitale. On attend patiemment de passer le check-point tandis que quelques curieux s’arrêtent près des dépouilles de tanks russes atomisés par les forces ukrainiennes. Pluie et grisaille ont remplacé le soleil printanier qui tarde à se révéler.

Les rues sont quasi désertes, des quartiers entièrement ravagés, chiens et chats errent à la recherche de nourriture et seuls quelques habitants sortent timidement de ce qui reste de leur chez-eux. Konstantin, 68 ans, posté sur le pas de sa porte, est resté à Boutcha pendant toute l’occupation russe. “Je n’osais pas sortir de chez moi. Les tirs de missiles étaient effrayants. Mes fenêtres ont explosé.” Lui et Loudmila, qui s’est jointe à la conversation, ont été traumatisés. Pendant un mois, les habitants de Boutcha ont vécu bien pire, l’enfer sur terre : pillages, exécutions sommaires, viols, actes de torture et menaces quotidiennes des soldats russes et des combattants tchétchènes à leurs côtés. Les corps de 278 personnes ont été retrouvés dans la ville depuis le retrait des forces russes, a dénombré le procureur régional, Rouslan Kravchenko. La grande majorité étaient des civils.

Marina, 23 ans, ne reviendra plus vivre ici. L’appartement qu’elle louait a été détruit par un tir de missile. Heureusement, la jeune femme s’était abritée au sous-sol et, dès qu’elle a pu s’en extraire, elle est partie chez sa mère. “Les Russes utilisaient les civils comme boucliers humains, ils parquaient leurs tanks dans nos jardins pour être sûrs que l’armée ukrainienne ne leur tire pas dessus. Au fur et à mesure que les jours passaient, on entendait des rumeurs selon lesquelles les Russes tiraient sur des gens chez eux”, raconte-t-elle. “J’essayais de sortir le moins possible de la maison mais, un jour plus calme, j’ai décidé de retourner dans mon appartement pour voir si je pouvais récupérer quelques vêtements. Sur le chemin, j’ai vu des corps de civils allongés près d’un check-point. Des soldats russes y étaient stationnés, je leur ai dit ‘bonjour’en ukrainien, ils m’ont répondu en russe que je pouvais passer sans crainte. Mais, juste après, ils ont commencé à tirer dans ma direction. J’ai couru vers la première maison et je m’y suis réfugiée. J’étais terrifiée et aussi frigorifiée. J’ai attendu la nuit pour retourner chez ma mère en passant par les jardins. Je remercie Dieu d’être encore en vie, parce que j’ai vu beaucoup de civils morts dans la rue…” Les yeux de Marina, encore sous le choc, s’emplissent de larmes.

“Vous savez, pendant mes études, j’ai sympathisé avec une fille qui venait du Donbass. Elle me racontait ce qui se passait là-bas depuis 2014, je ne voulais pas y croire… Maintenant, je me rends compte que ce qu’elle a vécu là-bas, nous sommes en train de le vivre ici.” Aussi, tout juste diplômée en psychologie, elle a désormais l’intention de mettre ses compétences au service de l’armée ukrainienne.

Une voiture brûlée dans ce qui reste de Novoselivka, à Tchernihiv qui a été réduit en ruines lors des combats entre les troupes russes et ukrainiennes, le 11 avril 2022.
Voiture détruite dans le centre de Tchernihiv où un immeuble résidentiel a été touché par des tires de roquettes et bombardements russes, le 3 mars 2022 tuant une cinquantaine de civils, le 11 avril 2022.

TCHERNIHIV

En route pour Tchernihiv plus au nord, à 60 kilomètres de la frontière biélorusse. Tirs de missiles et de roquettes n’ont pas non plus épargné la ville et ses habitants. La vie reprend malgré tout petit à petit son cours ici aussi. Les voitures et les passants se font un peu plus présents qu’à Boutcha, mais les villages dévastés le long de la route principale nous rappellent vite à la réalité. À Novoselivka, les ruines et les carcasses de voitures brûlées se fondent dans un paysage d’anéantissement. Des habitants espèrent retrouver quelques souvenirs du passé – en vain.

Volodima, 72 ans, en appui sur des béquilles, observe ses voisins nettoyer leurs façades criblées d’éclats d’obus. Lui, a vécu un mois dans sa cave. “J’étais au cœur des bombardements, mais je ne voulais pas quitter ma maison, à quoi bon ? Ça bombardait de partout ! Les morts, on a dû les enterrer dans leur jardin, c’était impossible d’atteindre le cimetière.” Une partie de la toiture de sa maison est détruite, il n’a plus d’eau courante ni d’électricité et, s’il survit, c’est grâce à l’aide de volontaires. Dans le centre de la ville, des immeubles résidentiels ont été touchés par des tirs de roquettes le 3 mars 2022. Fenêtres brisées, façades et voitures calcinées : restent les stigmates d’une tragédie vécue par les familles des quelque cinquante victimes de ces tirs. La stabilité d’un des immeubles ne permettant pas encore d’entrer dans toutes les pièces, on ne sait s’il reste des corps…

Les heures et jours avancent et l’on se rend vite compte qu’il faudra des semaines, des mois, pour recueillir tous les témoignages des atrocités commises au nord de Kiev. Le regret de ne pas avoir collecté plus de témoignages ronge les nuits. Et pourtant, il y en aura d’autres. Chaque région du pays charrie son lot d’horreurs.

Volodima, un vieil homme du village de Novoselivka, marche devant sa maison, le 11 avril 2022. Volodima a vécu dans sa cave pendant un mois: il ne voulait pas être évacué pendant l'occupation des troupes russes.

KHARKIV

Kharkiv, à près de 500 km de Kiev et une quarantaine de la frontière russe, a beau être bombardée nuit et jour, des trains y arrivent encore quotidiennement. Cette grande ville russophone du nord-est de l’Ukraine, constitue une position stratégique pour Moscou. Mais, face à une défense efficace, les troupes russes, qui ne sont pas toujours pas parvenues à l’encercler, terrorisent les civils à coups de tirs d’artillerie lourde. Les autorités locales dénombrent plus de 500 victimes civiles, tandis que la moitié de sa population (1,4 million d’habitants avant la guerre) aurait fui vers d’autres régions.

Dans le centre-ville, des hommes montent des sacs de sable autour de la statue du poète Taras Shevchenko pour la protéger des bombardements, pendant qu’à quelques pas de là, un policier entouré de quelques fumeurs garde une bouche de métro.

Une statue du poète ukrainien Taras Shevchenko est en train d'être couverte afin de la protéger des bombardements à Kharkiv, le 13 avril 2022.
Trois habitants regardent les restes d'une rue où une cuisine de bénévoles a été détruite par une frappe russe dans le centre de Kharkiv, tuant deux personnes et en blessant dix- huit, le 16 avril 2022.
Le 23 avril 2022, des roquettes ont été tirées par les troupes russes sur le quartier d'Ivanovka de la ville de Kharkiv. Une petite fabrique a brûlé, heureusement aucune victime n'a été déclarée.

Les rames ne circulent plus, mais les stations sont devenues des abris où, depuis deux mois, femmes, enfants et quelques hommes qui ne sont pas de service vivent dans la pénombre. On y rencontre Dmytro, 67 ans, et sa petite-fille Diana, 10 ans. Leur village de Lozova, au nord de Kharkiv, a été frappé par des missiles grad fin mars. “C’est devenu horrible, tout le village a pris feu. Avec Diana, nous avons juste eu le temps de sortir de la maison avec quelques affaires et son hamster, Buzic. Ce sont des volontaires qui nous ont sauvés et amenés ici. Nous n’avons plus rien. La maison familiale a été réduite en cendres et le village est maintenant sous occupation russe. Où voulez-vous qu’on aille ?”

Dmytro, 67 ans, et sa petite-fille, Diana, 10 ans, posent devant un wagon du métro de Kharkiv devenu leur domicile, le 14 avril 2022.

Dans les entrailles de Kharkiv, tous deux partagent un wagon de métro avec une dizaine de personnes. Les deux banquettes qui font office de lits sont entourées de nourriture et de snacks apportés par les volontaires. Buzic, sorti de sa cage, passe de mains en mains. Les sanitaires se résument aux éviers et WC du métro. Il y a très peu de lumière et d’espace de vie, juste le quai et, pour les “chanceux”, un wagon bleu où s’installer. Les autres logent dans des tentes.

Dmytro, dans une autre vie, était mineur dans le Donbass. “En 2013, je sentais que quelque chose allait arriver (la guerre y a éclaté un an plus tard, NdlR). Je suis revenu vers Kharkiv avec Diana dont je m’occupe depuis la naissance. Elle ne connaît pas son père et sa mère, ma fille, avait des problèmes d’alcoolisme. Au mois de février, elle est venue nous voir pour la dernière fois en disant qu’elle partait. Je n’ai plus de nouvelles depuis. Diana grandit et, à mon âge, cela devenait difficile de l’éduquer. Alors, maintenant, vous pouvez imaginer… Elle est effrayée, elle n’ose plus sortir de la station de métro.” Diana opine. “Ici, c’est mieux que dehors. On joue au foot, on fait du fitness. Parfois, j’écris dans mon journal intime.” Les images et les bruits de la nuit du bombardement lui reviennent, la peur, ses chats et toute sa vie qu’elle a dû laisser derrière elle en un instant. “Si je pouvais, j’étranglerais Poutine de mes propres mains. On ne lui a rien fait et, lui, il veut détruire notre nation !”, lance Dmytro, dépité. “Avant je parlais russe mais, maintenant, je m’exprime plus qu’en ukrainien. J’ai servi en Afghanistan pour l’Union soviétique et regardez où je suis…”A chaque wagon, chaque station de métro, ses histoires de destructions et de terreur face aux bombardements des quartiers résidentiels de la ville.

Dmytro, 67 ans, et sa petite-fille, Diana, 10 ans sont dans un wagon du métro de Kharkiv devenu leur domicile. Les banquettes leur font office de lits, le 14 avril 2022.

LES QUARTIERS DE SALTIVKA ET OBRIY

Depuis quelques semaines, des évacuations se font vers l’ouest, mais nombreux sont les habitants qui ne savent pas où se rendre. Planquées derrière une porte blindée, dans un abri antinucléaire de Saltivka, un quartier résidentiel du nord de Kharkiv, une dizaine de personnes, pour la plupart âgées et affaiblies, vivent assises sur des chaises ou des vieux matelas à même le sol. Elles font partie de ceux qui ne veulent pas évacuer les lieux, qui n’ont plus nulle part où aller. Saltivka est devenue une cité fantôme. Chacun des immeubles de ce quartier jadis populaire affiche des dégâts colossaux. Les seuls rescapés qui y vivent encore se terrent dans des abris souterrains, souvent sans eau ni gaz ; seule l’électricité fonctionne encore.

Alors Sacha, un membre de l’ONG Proliska, vient régulièrement vérifier ce dont ils ont besoin, vivres ou médicaments, et que les volontaires peuvent leur apporter. Mais il ne faut pas traîner, les bombardements sont constants. Fondée en 2014, lorsque le conflit a éclaté dans le Donbass, l’organisation soutient les civils piégés dans les zones de guerre, organise des évacuations, achemine de l’aide humanitaire et apporte une assistance psychologique aux plus vulnérables.

À une quinzaine de kilomètres de là, le quartier de Obriy a subi le même sort que Saltivka, avec ses obus plantés dans le sol et ses façades carbonisées. Devant la porte de son immeuble criblé d’éclats, Frina, 67 ans, attend une amie pour aller chercher de l’eau à l’immeuble d’en face. “L’eau potable, elle, est distribuée par des volontaires quand la situation le permet. Il n’y a que quelques heures d’accalmie, puis ça recommence : une pluie de toutes sortes d’artillerie nous tombe du ciel…” Mais elle préfère rester chez elle plutôt que s’abriter dans un métro de la ville. Sacha lui fera amener une mini-gazinière, tandis que des volontaires ont profité d’un moment d’accalmie pour décharger des sacs de nourriture de leur camionnette et les distribuer aux quelques habitants qui survivent dans ce chaos.

Distribution de nourriture dans un abri. Depuis plus de cinquante jours, des familles et en particuler des personnes âgées vivent dans un ancien abri antiatomique de l'ère soviétique situé dans le quartier de Saltivka, tout près de la ligne de front, dans le nord-est de Kharkiv, le 14 avril 2022.
Après avoir rempli sa bouteille d’eau depuis un robinet situé dans le jardin d’un immeuble voisin, Frina, 67 ans, attend l’arrivée de l’aide alimentaire dans son quartier d’Obriy, dans le nord de Kharkiv, et sous les bombardements russes depuis 50 jours. "Ici, nous n'avons ni eau ni gaz. Notre bâtiment est endommagé mais je n'ai nulle part où aller", déclare-t-elle, le 15 avril 2022.

LE DONBASS

Il est temps de se rendre dans le Donbass, alors que des rumeurs d’une offensive d’envergure des troupes russes se confirment de plus en plus. La gare de Kramatorsk ayant été bombardée le 8 avril, faisant 35 victimes civiles, il n’est plus possible de s’y rendre en train. On emprunte les routes encore accessibles à bord d’une vieille Renault pour rejoindre Sloviansk, qui avait été le théâtre d’une des premières batailles entre l’armée ukrainienne et les forces russes et prorusses en 2014. Cette petite ville industrielle comptait 100 000 habitants, il en reste moins de 30 000 aujourd’hui, après que le maire eut exhorté ses administrés à évacuer.

Les forces russes entourent Sloviansk sur trois fronts – au nord, à l’est et au sud – mais les forces et volontaires ukrainiens maintiennent la ligne et leurs positions. Nikrasov, 34 ans, en fait partie. Rencontré il y a sept ans sur le front de Shyrokine, à une vingtaine de kilomètres de Marioupol, Nikrasov est un soldat de la garde nationale. Autrefois membre du bataillon de “Donbass”, il se bat aujourd’hui au sein du “Général Kulchitskogo” dans les alentours de Sloviansk. En 2015, il avait mis de côté son métier de traducteur d’italien et de russe pour suivre un entraînement de trois mois, avant de se retrouver sur le front, face aux troupes prorusses. Il nous avait confié, à l’époque, qu’il s’était engagé pour ne pas laisser une guerre s’installer près de chez lui, pour ne pas se réveiller un matin avec des troupes russes aux abords de Kiev. Malheureusement, ce qu’il craignait le plus est arrivé. Après sept ans d’expérience dans la guerre, il l’affirme : “On se battra jusqu’à la victoire pour reconstruire notre nation. Tout le monde se rend compte, désormais, de ce dont la Russie est capable, de ce qu’elle est. Ce n’était pas le cas avant.”

Nikrasov, soldat de 34 ans du bataillon "Général Kulchitskogo" qui appartient à la garde nationale d'Ukraine, vérifie ses messages dans le village de Yatskivka à 5km de la ligne de front avec les troupes russes, le 18 avril 2022.

Il n’y a qu’à voir les ravages causés à Yatskivka, un village à 48 km de Sloviansk. Si quelques maisons sont restées debout, le reste est comme rasé avec, au milieu, un immense cratère. “Les Russes ont conduit plusieurs frappes aériennes ici. Pourquoi ? C’était au mois de mars, il n’y a pas de position ukrainienne ici, rien qui justifie une telle attaque !”, s’exclame Nikrasov. Un vieil homme nous regarde discrètement. “Les quelques personnes âgées qui sont restées ici préfèrent vivre de leur terre plutôt que de l’aide alimentaire distribuée en ville. Je les comprends”, explique Nikrasov, alors que les tirs d’artillerie nous contraignent à partir. Les Russes ne se trouvent qu’à 5 km, de l’autre côté de la rivière Oskil.

La route de Sloviansk passe par Sviatohirsk, l’un des importants monastères orthodoxes et lieu de pèlerinage au bord du Donets. Le paysage de collines verdoyantes nous fait oublier pour un court instant que la guerre entoure ce lieu autrefois prisé par de nombreux vacanciers. Dans la nuit du 12 au 13 mars 2022, les bombardements russes ont fait une trentaine de victimes parmi les personnes qui s’étaient réfugiées dans le monastère, selon le parquet général ukrainien. La réalité nous rattrape vite, les troupes russes avancent vers Sloviansk, les routes peuvent très vite se fermer, il faut évacuer. Nikrasov, lui, reste là, prêt pour la contre-offensive. “Bientôt, on fêtera la victoire !”, nous lance-t-il.

Ce qui reste du centre du village de Yatskivka, situé à 35 km de la ville de Sloviansk. Ce village a été touché par une frappe aérienne russe le 10 mars 2022, bien qu'il n'y avait pas de position ukrainienne autour. Deux personnes sont mortes et des familles ont perdu leur maison en une fraction de seconde, le 18 avril 2022.

TROSTIANETS

Après une courte nuit à Kharkiv, direction Trostyanets, dans le district de Soumy, libéré des troupes russes à la fin du mois de mars. Comme dans les villes du nord de Kiev, Trostyanets collectionne les potentiels crimes de guerre perpétrés par les troupes russes et leurs affidés. En son centre, la gare de Smorodino, ou ce qu’il en reste. C’est dans ses bâtiments que stationnait le gros contingent russe. Il n’en reste plus que les carcasses de tanks, des rations vides et quelques bottes gisant sur la place. Quelques magasins ont rouvert dans les alentours, alors qu’un centre distribue nourriture et vêtements aux rescapés de l’occupation. À l’intérieur, Myroslav, jeune homme de 23 ans, marié et papa d’une petite fille de 5 mois. Le centre de volontaires est, à la base, le restaurant de ses parents qu’il gérait avant l’invasion russe ; Myroslav l’a transformé en local de distribution de vivres.

Myroslav, père de 23 ans, pose dans le restaurant de ses parents qui fait maintenant office de centre de volontaires pour la distribution de nourriture et de vêtements aux habitants de Trostianets, le 22 avril 2022.

Lorsque l’énorme colonne de tanks russes a déboulé dans la ville le 24 février, il a décidé d’amener sa femme Anastasya et leur petite fille Vasylyna dans la maison de ses parents, à 3 km. Lui est resté “au restaurant pendant toute l’occupation. Nous avions encore beaucoup de provisions, il nous restait 200 à 300 miches de pain. C’est comme ça qu’avec deux amis, on a décidé d’organiser une distribution de pain dans toute la ville, malgré l’occupation. Les gens n’avaient plus assez à manger”, raconte-t-il. Professeur de musique, Myroslav s’est transformé en boulanger avec le four du restaurant parental. “Les deux premières semaines, les Russes nous laissaient partir chercher de la farine mais, quand les troupes séparatistes de la République populaire de Donetsk sont arrivées, c’est devenu plus compliqué. Ils nous fouillaient et nous volaient du pain.” Aujourd’hui que les occupants ont vidé les lieux, Myroslav et sa famille se sont installés chez sa belle-mère, leur appartement, endommagé par un tir d’artillerie, n’est plus habitable.

Une vieille dame traverse ce qui reste de la gare Smorodino à Trostyanets où stationnait le gros du contingent de Moscou. Pendant 30 jours, cette petite ville de 20 000 habitants dans l'oblast de Soumy, au nord-est de l'Ukraine, a subi l'occupation russe, le 19 avril 2022.

Dans le souterrain de la gare, Édouard, 33 ans, nous montre la salle de l’horreur. Dans une petite pièce de 5 m2, des traces de sang contrastent avec le bleu ciel du mur. “C’est mon sang !” Au matin du 17 mars, il était sorti de chez lui pour la première fois depuis le 24 février afin d’acheter du tabac. Il s’est rapidement fait interpeller et emmener par des soldats russes. “Ils m’ont mis une taie d’oreiller sur la tête, puis m’ont amené dans une pièce, les mains scotchées. Ils m’ont dit qu’ils allaient me fouiller et me relâcher mais ça n’a pas été le cas. Cinq soldats sont arrivés, ils m’ont posé des questions, tous en même temps, puis ils ont commencé à me frapper avec la crosse de leur mitrailleuse. Ils ont retiré la taie de ma tête, un vieux soldat m’a enlevé le pantalon en disant qu’il allait couper mes parties génitales et me les faire manger. J’étais terrifié. J’ai réussi à enlever le scotch de mes mains pour me protéger et, à ce moment-là, j’ai reçu un coup de couteau dans la jambe. Je n’avais jamais ressenti une telle douleur auparavant. Ils m’ont sorti, m’ont déshabillé, j’ai senti un électrochoc à la tempe, puis des coups alors que j’étais tout nu.”

Après l’avoir trimballé dans le souterrain de la gare, où se trouvaient d’autres détenus, ses bourreaux lui ont attaché “les mains et les pieds dans le dos avec des câbles en métal”. “À ce moment-là j’étais heureux, je me suis dit ‘ouf c’est fini’… ” Edouard, qui n’a jamais su la raison de sa détention, n’a revu la lumière du jour que lorsque les troupes ukrainiennes ont repris Trostianets. Sa main droite est restée paralysée. “Depuis, je me demande chaque jour pourquoi je fume, pourquoi je suis sorti ce jour-là…”

Edouard, 33 ans, explique les conditions de sa détention dans une des pièces de la gare de Smorodino à Trostianets. Sur le mur, les traces de son sang après qu’il a été battu et torturé par des soldats russes, le 21 avril 2022.
À Trostianets, selon une source policière, 22 cas de captivité et 18 disparitions ont été officiellement enregistrés. En un mois de temps, 52 habitants, dont deux enfants, ont été fauchés par des tirs d’armes automatiques et d’artillerie. Mais le bilan s’alourdit de jour en jour, des corps sont découverts lorsque des habitants rentrent chez eux, d’autres meurent encore en marchant sur des mines. Chaque libération de villes et villages révèle les atrocités de la guerre, les crimes commis par une armée que les Ukrainiens ont renommée “l’armée d’Orcs”, en référence au Seigneur des anneaux.



Dans le train qui nous ramène à Lviv, une dame discute avec l’hôtesse du wagon. Elle sanglote. À l’arrivée, une jeune femme l’accueille en pleurs, l’enlace pendant de longues minutes. Au même moment, la ville de Kharkiv se faisait bombarder de plus belle, Boutcha continuait à enterrer ses morts, Tchernihiv reprenait petit à petit vie, Trostianets craignait le retour de ses bourreaux et Nikrasov se battait – encore et toujours – pour la victoire.

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