Pourquoi
il faut cesser
de monter
sur le dos
des éléphants
d'Asie

La nature réserve bien des surprises: les feuillages bruissent à son passage, mais l’éléphant marche sans un bruit. À moins d’avoir vécu dans la jungle, on peut y randonner sans entendre le pachyderme, sans déceler les traces de son passage, sans sentir sa présence. Jusqu’à tomber nez à trompe.

Retour à la liberté

Dans une vallée du Mondolkiri au Cambodge. © S.Vt.

Dans une vallée du Mondolkiri au Cambodge. © S.Vt.

Dans une vallée du Mondolkiri, dans le sud-est cambodgien, des éléphants réapprennent à vivre comme des éléphants,dans un sanctuaire de 1.500 hectares d’habitat forestier. Ici, touristes et volontaires ne montent pas sur les pachydermes, pas plus qu’ils ne prennent le bain avec eux, les nourrissent ou les touchent. Ils les suivent au gré de leurs pérégrinations, à distance, les observent abattre un arbre, dévorer des chaumes et feuilles de bambou, poser la tête contre un tronc, socialiser avec leurs congénères. L’ Elephant Valley Project, près de Sen Monorom, est l’un des plus prestigieux sanctuaires pour éléphants d’Asie du Sud-Est.

Ce matin-là, comme tous les matins –les éléphants ont leurs petites habitudes–, trois dames se baignent dans la rivière de la Vallée du ciel avant de repartir en balade: la maternante Ning Wan et la joyeuse Pearl, sa fille adoptive, ainsi que la doyenne Mae Nang, 67 ans et une vie de dur labeur dans l’exploitation forestière derrière elle. Si Mae Nang a l’âge d’être leader du groupe, elle n’en a pas les capacités: sa captivité lui a fait perdre son instinct,elle a encore trop à apprendre de son milieu naturel. Un comportement que les experts observent régulièrement lorsqu'ils rendent à la forêt un animal captif. Il n'ose faire un pas ou arracher une branche d'arbre de sa propre initiative.

Mae Nang porte les séquelles de la surcharge de travail, elle est aveugle d’un œil et particulièrement craintive. Maltraitée, enchaînée,malnourrie pendant des années, elle vit aujourd’hui une retraite paisible, depuis 2011, après de longues négociations menées par les responsables de l’Elephant Valley Project avec ses propriétaires.

Le sanctuaire, qui permet à une dizaine d’animaux surmenés ou blessés de vivre en paix, a été créé en 2007, déjà,par l’Elephant Livelihood Initiative Environment (Elie). Cette ONG a pour objectifs d’améliorer les conditions de vie des pachydermes captifs du Mondolkiri, de contribuer à la conservation de l’habitat des spécimens sauvages et de soutenir la population de l’ethnie bunong qui travaille avec eux. Ici, les mahouts, propriétaires des éléphants,sont valorisés, les populations locales sont soutenues et sensibilisées à la protection des forêts dans un pays gangrené par la coupe et le trafic de bois –comme l’explique un responsable, “sans forêts, pas d’éléphants”. Les dons et les visites touristiques permettent de pérenniser le sanctuaire. À mille lieues, ici, de l’industrie touristique et de ses excès.

Plein le dos

Une balade à dos d’éléphant, organisée par un camp touristique, dans le parc national de Khao Sok, dans le sud de la Thaïlande. ©Reporters / LAIF

Une balade à dos d’éléphant, organisée par un camp touristique, dans le parc national de Khao Sok, dans le sud de la Thaïlande. ©Reporters / LAIF

Là, tout a été prévu. Pour se hisser sur le dos d’un éléphant, rien de plus simple : il suffit d’emprunter l’escalier menant à la plate-forme placée à sa hauteur et de se glisser sur la nacelle en bois qui lui barre la colonne vertébrale. Après un petit tour dans les environs, guidé par le mahout armé d’un bâton dont on ne regardera pas le crochet, il s’agira de vite laisser sa place aux touristes suivants, prêts à embarquer pour le “ride”. On ira alors donner des bananes à des congénères enchaînés,on achètera un bracelet en poils d’éléphant et l’on s’émerveillera du talent de peintre, d’acrobate ou de footballeur –c’est selon– de ces pachydermes. Une belle journée sous le soleil de Thaïlande.

Si ce n’est que “l’éléphant n’est pas un brave toutou, content d’avoir quelqu’un assis dans sa nuque”, explique le naturaliste belge Bernard De Wetter. “C’est un supplice pour l’animal qui ne demande qu’une chose: éjecter ce primate de son dos. Et, s’il ne le fait pas, c’est parce qu’il a peur de la punition, parce qu’il a atteint un état physique et psychologique qui lui fait tout accepter. Il faut absolument le savoir.”

“Au départ, je me suis fait prendre, comme n’importe quel touriste mais ce tourisme de masse comme on peut le détestera été le point de départ pour moi d’une prise de conscience.”
Bernard De Wetter

Aussi a-t-il décidé de s’engager dans la sensibilisation des touristes et des opérateurs francophones: en Asie du Sud-Est, et en Thaïlande en particulier, il est possible d’observer les éléphants dans leur milieu naturel sans passer par des camps industriels où la maltraitance et la surexploitation sont inévitables. Ces sanctuaires où, comme à l'Elephant Valley Project, le pachyderme vit comme un pachyderme, Bernard De Wetter les a répertoriés dans son livre “Les dieux humiliés”. 

Son ambition est que les voyagistes français et belges suivent l’exemple de leurs collègues néerlandais, anglais, américains et australiens, soit près de 160 opérateurs touristiques qui refusent de continuer à cautionner cette formule de tourisme. Une étape majeure a de surcroît été franchie l’an dernier quand le groupe TUI, n°1 du marché européen, s’est engagé à retirer de son offre, d’ici à 2020, toute activité non respectueuse des éléphants d’Asie.

Le vent tourne, c’est très positif”, affirme Bernard De Wetter. Les francophones comptent pour près de 600.000 entrées touristiques rien qu’en Thaïlande (en 2015), “ce n’est pas négligeable”. “Mais le nombre d’Asiatiques qui visitent le pays a dépassé le nombre d’Occidentaux et là il y a encore un énorme travail à faire… Il est clair qu’ils s’en fichent encore. Les gestionnaires de grands camps touristiques commerciaux et industriels qui n’ont pas envie de changer jouent à fond cette carte”, explique le naturaliste. “Tant que la mentalité de ces nouveaux touristes ne changera pas, on n’ira pas au-delà d’un certain point.” Mais ce n’est qu’une question de temps, pense-t-il.

“A terme, cela va changer.”
Bernard De Wetter

Un dieu brisé

Wat Chang Lom, à Sukhothai, dans le centre de la Thaïlande. ©S.Vt.

Wat Chang Lom, à Sukhothai, dans le centre de la Thaïlande. ©S.Vt.

Si l’on prend la peine d’ouvrir les yeux, on réalise vite que quelque chose cloche dans ces camps, petits ou grands. Les rythmes de travail peuvent se révéler démentiels, les animaux sont généralement enchaînés, sans possibilité de s’alimenter de façon naturelle, de se reposer en suffisance, de se baigner ni de socialiser. En isolant les éléphants les uns des autres, animaux sociaux par excellence, "on parvient à les rendre amorphes, déboussolés, en état de stress et de souffrances psychologiques permanents".

Déifié, apprivoisé et humilié. Comment l'éléphant d’Asie, une "espèce en danger", selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), peut-il être devenu tout cela à la fois? Les hommes entretiennent une relation paradoxale avec les éléphants. "Elevé au rang de divinité, glorifié, admiré, adulé,vénéré par les hommes depuis des temps immémoriaux, présent dans les croyances, les mythes et les religions, les cultures et les folklores, l’Histoire et le patrimoine, l’éléphant fut en même temps abaissé bien vite au rang nettement moins favorable de domestique ou de machine, tour à tour utilisé comme bête de travail, animal de bât ou encore engin de guerre!", explique Bernard De Wetter.

"Adulé tel un dieu, exploité tel un esclave: cette dualité existe depuis que l'homme éduque les éléphants. C'est un constat", poursuit le naturaliste. "L'éléphant a beaucoup perdu de son aura. La grosse différence entre notre époque et ce qui a été le cas pendant des siècles, c'est que les besoins des gens étaient beaucoup plus réduits qu'ils ne le sont aujourd'hui. La société de consommation a multiplié les besoins. L'éléphant n'est plus un animal auxiliaire de l'homme, dont il a besoin pour certains travaux à certaines périodes de l'année, il est devenu une machine à faire du pognon à un rythme infernal."

Le tourisme des éléphants a commencé à se développer dans les années 90, après que le gouvernement thaïlandais eut décrété, en 1989, l'interdiction de toute exploitation commerciale des forêts. Plongés dans la précarité, de nombreux mahouts se sont alors dirigés vers l’industrie touristique. Les camps d’éléphants se sont ainsi multipliés "à un rythme aussi inattendu qu’impressionnant au cours des quinze dernières années écoulées". On estime à quelque 2.000 le nombre d'éléphants utilisés à ces fins en Thaïlande –leur nombre est nettement moindre dans les pays limitrophes comme le Cambodge, le Laos, le Vietnam ou la Birmanie.

"A priori, on pourrait considérer que le tourisme a effectivement représenté une sorte de planche de salut permettant à de nombreux propriétaires d’éléphants de retrouver une place dans la société, en même temps que des moyens d’existence honorables."

Le problème est que les éléphants d’Asie ne sont pas des animaux "domestiques".

"Ils doivent être considérés comme des animaux sauvages apprivoisés, qui ont conservé leurs instincts naturels d’animaux sauvages."
Bernard De Wetter

"Les éléphants captifs ne se soumettent aux ordres et aux désirs des humains que parce qu’ils sont contraints de le faire: une réalité qu’il faut absolument garder à tout moment en mémoire", insiste le naturaliste belge. Car les risques d’accidents sont réels.

Pour que le nombre de drames, qui vont jusqu'à la mort d'un mahout ou d'un touriste, reste le plus bas possible, la pression de la domination doit être la plus forte. Le dressage commence tôt.

Contrebande d'éléphanteaux

Comment faire pour renouveler le cheptel quand les camps touristiques se multiplient, les éléphants vieillissent et les femelles ne sont tout simplement pas en état d’engendrer ?

On peut importer des éléphants apprivoisés du Laos ou du Cambodge mais leur nombre y est de plus en plus bas. “Des enquêtes ont démontré l’existence d’un trafic régulier d’éléphanteaux de Birmanie vers la Thaïlande”, rapporte Bernard De Wetter, qui évalue à une centaine le nombre de jeunes qui franchiraient chaque année en contrebande. “Les profits engrangés sont considérables."

La valeur marchande actuelle d’un éléphanteau pouvant atteindre les 35.000 dollars en Thaïlande!
Bernard De Wetter

Ce braconnage accélère en outre le déclin des éléphants de Birmanie, une des plus importantes populations de tout le continent asiatique. Dans cette partie du monde, il ne reste que 40.000 pachydermes menacés par l'extension de la population humaine et la perte de l'habitat forestier.

"La séparation brutale d’un tout jeune éléphant de sa mère et du groupe familial entraîne un traumatisme profond et irrémédiable pour l’animal, suivi peu après par un second traumatisme tout aussi grave et douloureux, à savoir le processus de dressage destiné à “briser” psychologiquement l’éléphant dès son plus jeune âge”, explique le naturaliste. On le ligote si serré qu’il lui est impossible de bouger, de se coucher, de s’asseoir. Privé d’eau et de nourriture, soumis à d’incessantes tortures physiques et psychologiques, il sera libéré après une semaine, voire plus, par un mahout qu’il considérera comme un sauveur.

Ce dressage violent vise à ce que l'éléphant n'oublie jamais les supplices subis dans ses jeunes années et reste docile. Au cas où il oublierait de se soumettre au mahout, l'homme ne se sépare jamais de son arme de dissuasion: une barre munie d’une pointe et d’un crochet qu’il pourra lui enfoncer dans les endroits sensibles, derrière les oreilles par exemple.

La Thaïlandaise Lek Chailert s'insurge contre ces pratiques depuis des années. Pionnière, elle a créé le tout premier sanctuaire éthique en Thaïlande, Elephant Nature Park, dans la région de Chiang Mai. Le message qu'elle, Bernard De Wetter et d'autres cherchent à faire passer aujourd'hui, c'est que "quoique puissent en dire les exploitants de camps d’éléphants, les mahouts ou d’autres personnes impliquées dans le tourisme d’éléphants, la soumission et la docilité des animaux, et, partant, la sécurité des visiteurs, ne peuvent être assurés qu’en ayant recours à de telles pratiques, et rien d’autre". Le simple fait de réaliser permettra aux touristes d'agir en conscience et de s'orienter vers des alternatives éthiques.

Sabine Verhest

Wat Lam Chang, à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande. ©S.Vt.

Wat Lam Chang, à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande. ©S.Vt.

-