"Dépasser la mort, c'est un peu lui faire un pied de nez"

Immersion dans un service de transplantation

(Note préliminaire: ce reportage contient des photos de l'opération qui peuvent heurter certaines sensibilités)

Début 2020, près de 1.400 personnes étaient en attente d’une greffe en Belgique. Parmi elles, seules quelques centaines auront eu la chance de recevoir un nouvel organe cette année.
Alors comment ces patients sont-ils sélectionnés ? Et comment se déroule une transplantation, depuis le décès du donneur jusqu’à la réussite de l’intervention ? Dans le cadre de son dossier dominical "Dans le Secret des Lieux",
La Libre a pu assister à une greffe hépatique au sein de l'hôpital Erasme.  

-           Le foie est petit apparemment ? 
-          Oui, mais il est vraiment très beau.

Il est midi trente-cinq, et la salle 16 du bloc opératoire de l’hôpital Erasme grouille de monde. Dans un coin de la pièce, sur un chariot médical, trône une grande boîte blanche en frigolite, semblable à ce frigobox qu’emportent les vacanciers pour pique-niquer. La boîte est marquée d'une simple étiquette blanche, avec pour inscription "whole liver" : foie entier.

Le Dr Lucidi et son équipe s’apprêtent à entamer une opération longue de cinq heures, dont le but est on ne peut plus noble : redonner une seconde vie à un patient en lui greffant un nouveau foie. Chirurgiens, anesthésistes, instrumentistes et infirmiers réalisent les derniers ajustements pour cette transplantation hépatique, la dernière étape d’un processus qui a débuté environ quinze heures plus tôt dans le bureau d’Elyane Angenon, coordinatrice de transplantation depuis 22 ans.

"Nous avons reçu l’offre du foie aux alentours de 21h45, hier", raconte Elyane Angenon. L’offre provient d’Eurotransplant, un organisme international qui permet à des hôpitaux basés dans huit pays européens, dont la Belgique, de collaborer sur les questions de transplantation. Concrètement, lorsqu’un patient décède dans un des hôpitaux membres d’Eurotransplant et que l’un de ses organes est transplantable, un système informatisé de matching, basé sur des critères médicaux et objectifs, permet de sélectionner le receveur "parfait" parmi tous ces patients européens, autrement dit celui qui présente le plus de compatibilité avec le donneur. Un patient de l’hôpital Erasme pourrait donc se voir greffer le cœur d’un donneur issu d’un hôpital de Berlin, par exemple.


Aujourd’hui, l’organe provient d’un patient d’un autre hôpital bruxellois, facilitant ainsi les questions logistiques : "Nous n’avons pas dû organiser de déplacement à l’étranger, et nous disposons dès lors de plus de temps pour préparer la transplantation", confie la coordinatrice.  

Une organisation minutieuse

Pour mener à bien une transplantation, l’organisation est primordiale. Rien n’est laissé au hasard et toutes les étapes sont réglées comme du papier à musique. Ainsi, après avoir accepté l’offre de la part d’Eurotransplant, débute une série de coups de fils successifs, qui occuperont la coordinatrice de transplantation pendant une bonne partie de la nuit : "Il faut prévenir les équipes chirurgicales, qui se chargeront de se rendre dans l’hôpital partenaire pour prélever le foie du donneur, et ensuite de le greffer à Erasme, chez le receveur", explique Mme Angenon. "Il faut également appeler le receveur au milieu de la nuit pour lui indiquer qu’un foie l’attend, et qu’il doit se présenter à l’hôpital demain à la première heure", ajoute-t-elle. Tout cela en restant en contact avec l’hôpital du donneur, pour s’assurer de l’évolution de ses paramètres médicaux et confirmer ainsi la tenue de la transplantation. "Il faut être précis et quand même relativement rapide dans l’exécution des tâches, car il faut que tout le monde suive. Et le rôle des coordinateurs, c’est de courir derrière les gens pour s’assurer que tout suit son cours", détaille l’infirmière de formation.

L’urgence du métier est fatalement liée à la durée de conservation des organes. Ainsi, un foie peut rester non-alimenté durant six heures, voire huit, mais au-delà de cette durée, les chances de réussite de la greffe se réduisent drastiquement. L’urgence est d’autant plus importante quand il s’agit d’un cœur : en raison d’une durée de conservation moyenne de quatre heures, chaque minute compte, et il devient compliqué d’entreprendre des prélèvements dans des pays membres d’Eurotransplant trop éloignés, comme en Slovénie ou en Hongrie.

Une course contre la montre

© Shutterstock

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Peu avant trois heures du matin, Elyane Angenon raccroche son téléphone pour la dernière fois de la nuit. Elle peut enfin s’accorder quelques heures de sommeil, qui seront rapidement interrompues par un nouveau coup de fil, lui confirmant les résultats positifs des examens du donneur : le foie est toujours en bon état, le prélèvement et la transplantation sont confirmés.

À 7h30, la coordinatrice passe le relais à son collègue, Rudy Surin. Le patient receveur est accueilli à Erasme, où il se plie aux derniers examens médicaux, dont un test Covid, pour confirmer qu’il est apte à recevoir le foie aujourd’hui.

À 9h35, dans l’hôpital bruxellois partenaire, le cœur du donneur s’arrête : un décès synonyme de renaissance pour le receveur. L’équipe médicale d’Erasme, composée de deux chirurgiens et du coordinateur de transplantation, procède au prélèvement du foie peu avant 11h. L’organe est alors placé dans un sac transparent résistant et entreposé dans une boîte blanche en frigolite remplie de glaçons pour le maintenir dans une sorte de léthargie et lui permettre de subir le moins de dommage possible durant le transport.

L’équipe n’a pas une seconde à perdre. Après un bref appel à l’hôpital pour prévenir du succès du prélèvement et ainsi ordonner l’anesthésie du receveur, Rudy Surin et les chirurgiens sautent dans le véhicule qui les ramène à Erasme.

Il est 12h25 quand la camionnette noire aux inscriptions rouges "urgent transport" pénètre sur le parking des urgences de l’hôpital universitaire.

Le corps médical décharge la boîte contenant l’organe ainsi que d’autres caisses renfermant le matériel médical ayant servi au prélèvement, les entrepose sur un chariot et file au bloc opératoire, où l’équipe chargée de la transplantation les attend.

La boîte contenant le foie arrive alors dans la salle 16 du quartier opératoire, signal que l’opération peut débuter. Le receveur est déjà endormi et le Dr Lucidi, d’un calme olympien, pratique une incision horizontale sous les côtes droites, puis verticale sous le sternum à l’aide d’un bistouri électrique.

Le silence règne dans la salle : seuls quelques "bips" résonnent à intervalles réguliers, informant de l’état de santé du patient et de ses paramètres vitaux. Une légère odeur de brûlé, émanant du bistouri, se mêle à celle des produits antiseptiques.

L’incision progresse et, pendant ce temps, deux autres chirurgiens hépatiques se déplacent dans un coin de la salle pour procéder à la préparation du foie "sain". La chirurgienne principale sort l’organe de sa boîte de conservation, ouvre précautionneusement les sacs qui l’entourent, saisit le foie et le tend à son collègue, qui le dépose sur une petite table. Le binôme s’attelle alors au pré-découpage du foie pour l’ajuster parfaitement au corps du receveur, sans jamais cesser de discuter: "Il faut ajouter un fil ici, comme ça", indique la chirurgienne à son assistant en fin de formation. "On dissèque les tissus superflus afin de ne garder que l’organe ainsi que les vaisseaux et les artères qu’il faudra recoudre à ceux du receveur", explique un membre de l'équipe médicale.

Sur le coup de 13h, l’incision est terminée et le Dr Lucidi et ses collègues installent des écarteurs chirurgicaux dans le corps du patient pour ainsi procéder à la partie plus délicate de l’opération : pratiquer l’ablation du foie "malade", tout en conservant les vaisseaux sanguins et les artères du receveur. Le Dr Lucidi chausse une autre paire de lunettes, des loupes binoculaires dont les branches sont estampillées à son nom, lui permettant davantage de précision lors de l’intervention.

Sang-froid, rigueur et précision

Comparaison entre un foie sain (gauche) et un foie malade (droite).

Comparaison entre un foie sain (gauche) et un foie malade (droite).

Dans le coin droit de la salle d’opération, la préparation du foie sain se poursuit et, aux alentours de 14h, l’organe est prêt : il est alors placé dans un plat en métal gris, toujours plongé dans un liquide favorisant sa conservation, en attendant d’être greffé chez le receveur. Il est impératif que ces deux étapes – l’ablation du foie malade et la préparation du foie sain – soient parfaitement synchronisées, afin d’éviter que le greffon soit trop longtemps privé de circulation sanguine.

A 14h45, le foie malade est extrait du corps du patient. Sa couleur rouge brunâtre, tirant vers le bordeaux, et les irrégularités de sa surface attestent de sa maladie : "Le foie n’est pas parfaitement lisse, on peut apercevoir plusieurs nodules de fibrose, qui sont des signes qu’il est défaillant", explique un membre de l’équipe médicale. Le foie sain est quant à lui inaltéré, d’une impeccable couleur rosâtre.

Quelques minutes plus tard, le foie sain est greffé chez le receveur. Commence alors un travail de "raccordement" : les chirurgiens doivent relier les vaisseaux de l’organe sain à ceux du receveur, pour rapidement réalimenter le greffon. Cette étape, d’une extrême minutie, va permettre la revascularisation du foie, c’est-à-dire de permettre au sang de passer à nouveau dans l’organe. Peu avant 15h30, le foie reprend vie : il change alors de couleur, passant du rosâtre au rouge foncé, signe qu’il est bien réalimenté.

L’opération n’est pas terminée : il faut encore relier les artères et le canal biliaire, s’assurer par une échographie que l’organe fonctionne bien, avant seulement de commencer à recoudre le patient. Mais l’ambiance qui règne au sein du bloc opératoire est davantage détendue : on sent que l’on tend vers une réussite.

Aux alentours de 17h, le Dr Lucidi dépose son dernier instrument, et toute l’équipe médicale peut enfin souffler. Si le patient doit encore subir des examens de contrôle et suivre un traitement pendant de longues semaines, notamment pour s’assurer de ne pas rejeter l’organe, l’opération d’aujourd’hui s’est bien déroulée. Un succès qui pourrait s’apparenter à un petit miracle, tant il y a d’étapes successives à respecter précisément durant près de 24 heures. Mais le corps médical réfute unanimement cette notion de miracle : il n’y a pas de place pour la religion ni la superstition dans le jargon scientifique. "Ce n’est pas un miracle, c’est une réussite", déclare Martine Antoine, co-directrice du service de coordination et de transplantation. "Et c’est le cumul d’un certain nombre de paramètres, le travail et la collaboration des équipes qui ont permis cette réussite, complète Elyane Angenon. Rien d’autre".

Un patient sauvé, mais des milliers de receveurs toujours en attente

Le bon déroulement de cette transplantation hépatique réjouit le service d’Erasme, car elle intervient à une période où le nombre de greffes a chuté de plus de 25% par rapport à 2019, pandémie oblige. "Durant deux mois, nous n’avons quasiment pas eu de donneurs, car la majorité des patients qui étaient aux soins intensifs et qui décédaient étaient atteints du Covid-19", indique Rudy Surin. Dans ce contexte, le don d’organes est impensable : le donneur doit en effet impérativement être testé négatif pour que ses organes soient transplantables. "Si deuxième vague il y a, je ne sais pas ce que ça va donner", s’inquiète le coordinateur.

En temps normal, déjà, la demande d’organes est bien supérieure à l’offre, car il y a encore environ 30% de refus de don à la mort d’un patient. Ce qui implique un temps d’attente interminable pour les receveurs. "Le plus long – d’environ deux ans – s’applique aux patients demandeurs de poumons", explique le Dr. Antoine. Dans le cadre des greffes hépatiques, le temps d’attente pour les patients est heureusement davantage réduit : le receveur lambda devra patienter environ six mois pour se voir greffer un nouveau foie, et espérer mener à nouveau une vie (presque) normale.


Une chance que le patient d’aujourd’hui a pu saisir. Sa transplantation marque ainsi le début de deux nouvelles existences : empreinte du deuil, chez la famille du donneur, emplie d’espoir, de son côté.

C’est ainsi au service de transplantation d’Erasme : la vie et la mort se côtoient constamment. "On a un pied de chaque côté de la ligne", confie Elyane Angenon. "La mort est là avec nous tout le temps : une fois c’est elle qui gagne, mais la fois suivante c’est nous qui gagnons", ajoute Martine Antoine. "Et dépasser la mort, c’est un peu lui faire un pied de nez. En lui disant, tu as gagné, mais pas tout à fait."