Dans les petits secrets des brasseurs et gueuziers

La Libre Explore part à la découverte de la bière belge.
Dans les secrets des brasseurs de la vallée de la Senne.
Entre tradition et modernité, la bière belge séduit
à l'export, par l'histoire qu'elle raconte
au palais de ses fans.  

© Jean-Christophe Guillaume

© Jean-Christophe Guillaume

“On fait de la bière,
c’est exaltant”

à la brasserie Lefebvre, à Quenast

Céline Lefebvre devant les cuves de brassins. © Jean-Christophe Guillaume

Céline Lefebvre devant les cuves de brassins. © Jean-Christophe Guillaume

Quenast. Vallée de la Senne. Plantée à côté des installations et des hangars en cours d’agrandissement d’une brasserie qui bouillonne d’activité, s’elève la maison, blanche et bleue, du brasseur. Haute et fière. “C’est là que tout a commencé, c’est là que mon père est né. C’est la jonction entre l’ancien et le moderne”.

Céline Lefebvre est l’administratrice déléguée, avec son frère Paul, de la brasserie dont elle porte le nom. La brasserie Lefebvre, c’est une histoire qui date de son arrière-arrière-arrière grand-père, Jules. “Originellement, notre brasserie était située dans le bas du village, à côté de la Senne”. Car la bière est d’abord une histoire d’eau, avant sa transformation – ce qu’on a tendance à oublier quand le liquide pétille dans notre verre d’apéritif. “À cette époque-là, il y avait plusieurs brasseries dans chaque village du coin. Notre famille a racheté ces lieux, ce qui se nommait alors la brasserie Saint-Joseph”.

Depuis, les Lefebvre n’ont cessé leur entreprise familiale, de père, en fils… et fille. Et pour cause, la brasserie était presque nécessaire au village de Quenast dont les riches carrières de porphyre sont exploitées depuis la fin du XVIIe siècle. “Il y a encore 150 ans, quatre milliers d’ouvriers venaient travailler dans les carrières. Et comment épancher leur soif de travailleurs ? En leur offrant une petite bière ! De ce point de vue, le business model était tout trouvé”, poursuit, en un sourire, Céline Lefebvre.

La jeune femme est, en duo avec son frère, à la tête de l’entreprise depuis 2012. Décidée et super pro à la fois, elle prouve que le milieu de la bière n’est pas un truc de mec – ce qu’on avait voulu nous faire croire précédemment – mais plutôt un truc qu’on a dans les tripes. Quelque chose qui vous fait vous lever le matin – “Même si ce matin, pour la rentrée, on était un peu en retard, mais bon c’est la rentrée. Pour vous aussi, non ?”.


Des ouvriers de Quenast
aux clients de Chine

En 2019, quels sont les enjeux d’une entreprise familiale qui produit 100 000 hectolitres par an ? “En fait, on n’est pas une brasserie artisanale, mais on n’est pas une grosse machine non plus”. Avec sa cinquantaine d’ouvriers ; des postes encore à ouvrir tout bientôt, dont une responsable de la comm’sans oublier une cinquantaine de marchés à l’étranger, la brasserie familiale établie par Jules en 1876 a pris du galon.
Le doyen, l’inventeur, avait déjà du nez, “Jules, il était aussi malteur, en plus d’être brasseur. C’était déjà le circuit court !”.

Et puis, les fils ont pris le relai. Deux générations après Jules, Gaston comprend que l’artisanat de la bière peut prendre des dimensions plus rentables dans un cadre plus industrialisé. Il est l’un des premiers à acquérir des cuves cylindro-coniques, ce qui permet d’augmenter la production de la maison. “Quand mon père a repris le flambeau, son principal défi à lui, c’était l’export”. Et l’homme a foncé. “Il n’avait pas spécialement de stratégie, il fonctionnait par opportunisme".

Désormais, Lefebvre vend sa bière dans cinquante pays hors des frontières de la Belgique. “Mon père n’a pas parié sur le côté touristique de la brasserie”. L’entreprise, en effet, ne joue pas sur le côté terroir, c’est une PME belge qui bouge, et on n’arrête pas la production pour donner une visite guidée policée.

À l’emballage, les palettes partent ce jour-là pour la France, grande acheteuse de bières depuis que la nouvelle tendance pour le breuvage a touché l’Europe. “Le Français est friand de bières belges, c’est pareil pour la Hollande ou l’Italie […] Mais hier, par exemple, on avait quatre containers à charger qui partaient pour la ChineD’ailleurs, L’Afsca (NdlR, l’Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire) était là pour checker que tout était OK, selon les normes du pays acheteur”.


Défis actuels d’une entreprise qui a 143 ans

Comment la brasserie Lefebvre fait-elle connaître sa bière ? “C’est essentiellement le bouche à oreille pour ces produits-là et puis quelques coups de chance”, comme cette fois où la brasserie Hoegaarden a connu – on était en 2007 – des problèmes de production. La brasserie familiale des Lefebvre se glisse dans la brèche. “On est entré comme ça dans plein de pays… Bon, depuis Hoegaarden est parvenu à récupérer ses marchés, dont le marché américain qui s’était laissé séduire par la Blanche de Bruxelles.

À la question des défis qui les touchent, elle et son frère Paul, en tant que gestionnaires d’une entreprise qui fait vivre 50 familles et vend son produit belge à l’autre bout du monde, la réponse fuse. “Notre défi à nous, c’est la gestion des ressources. C’est celui de notre génération”. La jeune femme avoue avec vigueur qu’elle ne peut pas s’affranchir sans rien dire de la question de l’empreinte carbone, “précisément parce qu’on exporte jusqu’à 80 % notre production”. C’est pourquoi la question du marché belge est fondamentale pour elle.

Et même s’il y a de tout, dans tous les sens, on cherche à se faire une meilleure place sur le marché en BelgiqueLa concurrence est énorme mais on continue à chercher des clients […] J’ai quatre personnes qui bossent à cela quotidiennement pour la Belgique. A leurs côtés, il y a aussi un responsable export qui, lui gère ses 50 clients. Nous avons un client par pays d’export, car chaque pays a ses spécificités qu’il faut maîtriser, vous savez”. En matière d’étiquetage, en matière de normes alimentaires, en matière de réglementations…

Et on sent qu’elle égrène, en direct, dans sa tête, la liste des complexités qui font son métier d’entrepreuse.Et puis, devant l’embouteilleuse flambant neuve – à 2,4 millions d’euros – qui prouve que la brasserie a de l’énergie et de nouveaux enjeux, elle conclue : “On ne vend pas des boulons, on fait de la bière, ça reste exaltant !”.

© Jean-Christophe Guillaume
les moulins de malt et froment. © Jean-Christophe Guillaume
Quand on fait un oeil au brassin qui bouillonne. © Jean-Christophe Guillaume
En matière de bière, tout est toujours une histoire de levures qui bossent dans le mou. © Jean-Christophe Guillaume

Comment on fabrique une gueuze

Chez le gueuzier Tilquin, à Rebecq

D.R.

D.R.

Pierre Tilquin est gueuzier ou coupeur de gueuze. Un métier centenaire qui fabrique la bière à partir des jus de lambics. Mais qu’est-ce que le lambic ? D’abord, c’est un breuvage plat qui est, d’une certaine manière l’ancêtre de la bière. D’après notre gueuzier, “lorsqu’on voit, sur les tableaux de Bruegel, des cruchons posés sur les tables de banquet, cela pourrait être du lambic. Le breuvage était populaire, car peu cher. C’était bien avant l’arrivée de la bouteille de bière […] 

En Belgique, dans la vallée de la Senne, le processus de fabrication de la gueuze a perduré… Cela fait 300 ou 400 ans qu’on fait la gueuze ainsi”. 
Pierre Tilquin, coupeur de gueuze

Nous sommes allés à la rencontre de son métier, au sein de son atelier, situé à Rebecq, dans la vallée de la Senne où l’on produit cette boisson du terroir.

QU’EST-CE QUE LA GUEUZE ?

"C’est une bière de fermentation spontanée qui vieillit en fut de chêne en un an, deux ans ou trois ans. Le résultat de cette fermentation s’appelle le lambic, et la gueuze en elle-même est un assemblage de différents lambics qui ont fermenté en fut. Une fois cet assemblage de lambics – selon la recette suivante : 50 % de lambic d’un an, 30 % de lambic de deux ans, et 20 % de lambic de trois ans –, le tout refermentera en bouteille pour devenir pétillant".

ET LA GUEUZE EST LE PRODUIT FINI DE CET ASSEMBLAGE PRÉCIS ?

"De fait, le lambic dont je parle là n’a rien à voir avec l’appellation ‘lambic’que l’on trouve parfois en magasin, En l’occurrence, la gueuze est un produit qui bénéficie d’une appellation protégée par la communauté européenne. On la nomme “Gueuze à l’ancienne” ou “Oude Gueuze”. Cette appellation protégée est aussi une S.T.G : une Spécialité Traditionnelle Garantie – car le processus est garanti par un texte de loi européen".

QUELLE EST LA PRINCIPALE DIFFÉRENCE
AVEC UNE BIÈRE ?

"La gueuze naît d’une fermentation spontanée sans levure. À la fin du brassage, le brasseur, lui, ajoute à son mou, [NdlR son jus sucré de céréales] une levure domestiquée pure qui transforme les sucres en alcool. Dans le cas de la gueuze, c’est une autre affaire : le mou bouillant est mis dans le bac ‘refroidissoir’, à l’extérieur de la brasserie, où se joue une contamination naturelle du mou, par les levures et bactéries sauvages".

ON POURRAIT PRESQUE QUE LA GUEUZE EST ISSUE DE LA NATURE ?

"Disons que c’est une fermentation naturelle, avec les micro-organismes ambiants. Ce qui va avoir un effet direct sur le produit. Ce qui est définitivement différent, c’est l’acidité. Mais l’objectif est aussi de minimiser cette touche ascétique, car elle est moins plaisante au goût, même si cette acidité, dosée, est caractéristique de la gueuze. Pour la produire, il faut un environnement adéquat. Ici, dans la vallée de la Senne, on a ce climat froid et humide…"

QUE FAIT LE COUPEUR DE GUEUZE ?

"Je ne suis pas une brasserie : je ne fais pas du mou, j’interviens plus tard dans le processus. Je reçois le mou quand il est contaminé, pas encore fermenté. Et j’élève des lambics pour ensuite les assembler".

PARLEZ-NOUS DE VOTRE GIGANTESQUE BIBLIOTHÈQUE DE LAMBICS

"On construit les pyramides de fûts de fûts de chêne, comme des legos, et on laisse maturer les lambics, qu’on assemble ensuite. L’assemblage reste en bouteille six mois. Les vieux lambics apportent de la complexité, les jeunes quelque chose de plus vivant. Et notamment du sucre. Le sucre des lambics jeunes est transformé en alcool et CO2, ce qui crée le pétillant de la boisson".

POURQUOI FAIT-ON VIEILLIR LE LAMBIC EN FUT DE CHÊNE ?

"Pas n’importe quel fût, celui qui a déjà servi au vin et qui a donc perdu son tanin. Le chêne a un effet positif sur la fermentation, il la favorise. J’ai des collègues qui chipotent et qui mettent des lambics en cuve avec des chips de bois ! Mais bon, ce n’est pas le même produit… Surtout quand vous cherchez à protéger une appellation".

LA GUEUZE N’EST PAS UNE BIÈRE COMME LES AUTRES. COMMENT TROUVE-T-ELLE SON PUBLIC ? CAR C’EST UN PRODUIT GUSTATIVEMENT PLUS COMPLEXE…
"Je produis 1 600 hectolitres par an, et je vends 75 % à l’exportation. En France, un peu, mais surtout aux États-Unis, en Suède, en Australie… La réputation du produit a grandi. Nous sommes peu de producteurs, le produit est rare, et très recherché. Surtout, on ne peut le produire ailleurs que là".

 

DR

A l'agenda de La Libre Explore

Le 16 octobre, en après-midi, La Libre Explore vous invite à découvrir comment ça se passe, en vrai, le monde de la bière. 

Rendez-vous d’abord au centre d’interprétation De Lambiek, à Beersel. En compagnie d’un spécialiste de la bière, nous entrerons en ces lieux, dans les secrets millénaires de la fabrication de la bière. Y Goûter et apprendre tous les secrets des bières lambic de la vallée de la Senne et du Pajottenland.

Puis, tout le monde dans le bus, à travers la vallée de la Senne. Le gueuzier Pierre Tilquin vous proposera en direct de goûter les lambics qui participent à la création de la recette de sa secrète gueuze.
Quant à la brasserie Lefebvre qui fabrique notamment la Opus, la Barbãr ou la Blanche de Bruxelles, elle ouvrira, en exclusivité aux lecteurs de la Libre, les portes de sa brasserie en plein fonctionnement. Bref, vous serez au cœur de la production. Une occasion de voir comment fonctionne une entreprise belge de bière, depuis la recette, en passant par le brassage, la fermentation, l’embouteillage, et ce, jusqu’à l’export. 
Dégustations et papote avec les artisans belges à l’issue de la visite.
Pour tout savoir et s’inscrire à l’événement : www/www.lalibre.be/action/explore-biere