Dans les pas des policiers de la rue Neuve en période Covid

“Une crainte nous anime constamment”

Si la réouverture des commerces a fait plaisir à de nombreux Belges, elle a également été synonyme pour les forces de l’ordre d’une importante charge de travail supplémentaire. Chargés de veiller à ce que les mesures sanitaires soient appliquées dans les artères commerçantes, les policiers se retrouvent souvent pris à partie par des clients, voire des commerçants frustrés par la situation. Entre agressivité, incompréhension et mauvaise volonté, la vie des agents sur le terrain n’est pas tous les jours facile à l’heure du Covid. Dans le cadre de son dossier dominical "Dans le Secret des Lieux", La Libre a suivi pendant un après-midi ces policiers qui, malgré les craintes de contamination, sont en contact quotidiennement avec la population, pour assurer au mieux sa sécurité.

“C’est la guerre”, entame ironiquement l’inspecteur principal Sébastien Ostyn, avant de se reprendre. “Non pas vraiment, j’exagère, mais j’ai juste eu pas mal de boulot et de nombreuses choses à régler”, explique-t-il pour justifier ses quelques minutes de retard. Il est 14h45, ce mercredi 2 décembre, et la rue Neuve de Bruxelles commence à se remplir tout doucement. A un point tel qu’à peine arrivé au niveau de la rue des Choux, l’inspecteur principal est immédiatement assailli par les demandes d’agents sur le terrain, qui ont pris la relève de leurs collègues quelques minutes auparavant. Son téléphone ne cessera de sonner jusqu’à la fin de l’après-midi. Un problème par-ci, un problème par-là. L’agent, qui n’a repris le terrain que depuis le mois de septembre, ne perd pas une seconde et s’enfonce dans la foule, trop dense par rapport à ce que demandent les autorités qui n’ont de cesse de répéter que les rassemblements sont dangereux en ces temps de crise sanitaire. C’est justement pour veiller à ce que les Belges respectent les mesures édictées par le gouvernement que Sébastien Ostyn et ses hommes sont déployés sur l’ensemble de l’artère commerçante. 

Les agents sont dispersés en fonction de postes fixes: à la rue Fossé aux loups, à la galerie du Passage du Nord et à la rue du Finistère. Ils alternent toutes les heures pour “rester en mouvement”, nous explique l’inspecteur principal de 36 ans. Le rôle de Sébastien Ostyn? Répartir les agents en fonction des besoins sur le terrain et de l’évolution de la situation. Cela implique de veiller à ce qu’il y ait des hommes prêts à intervenir à tout moment aux endroits clés.

C’est d’ailleurs vers l’un de ces points que Sébastien Ostyn se dirige immédiatement. Situé à quelques pas de l’entrée de la rue Neuve que les policiers viennent de fermer pour ralentir le flux de personnes, l’enseigne Primark attire les foules. Ce qui ne fait pas les affaires des forces de l’ordre qui doivent éviter que des files trop longues s’étirent devant les magasins. Au niveau de ce commerce, pourtant, c’est la cohue. Les policiers ont fait fermer la file et demandent aux passants de continuer leur chemin. “Dès qu’on rouvre, tout le monde se précipite dans la queue”, raconte la policière à l’inspecteur principal. À côté d’elle, trois jeunes filles essaient malgré tout de se glisser vers l’entrée de la célèbre enseigne de vêtements à bas prix. “C’est encore fermé”, leur indique immédiatement l’agent à qui visiblement rien n’échappe. Déçues, les amies se plaignent d’avoir tourné en rond pendant des heures sans avoir pu entrer dans le magasin qui les intéressait. Et elles ne sont pas les seules à faire part de leur désarroi. “Il y a beaucoup de règles, c’est épuisant, lance à l’inspecteur principal Ostyn une maman qui n’a également pas pu accéder au commerce de son choix. Nous, on veut juste faire nos achats et rentrer chez nous!” 

Quelques minutes plus tard,  les policiers autorisent à nouveau les clients à faire la file devant le Primark. A peine le signal donné, les passants se ruent vers la zone qui leur est dédiée pour attendre de pouvoir entrer. Une dame tente de revenir sur ses pas pour se joindre aux personnes déjà dans la file. Mais cela ne manque pas de faire réagir les policiers qui sont également chargés de veiller à ce que le sens de la marche soit respecté. L’artère commerçante ayant été divisée en deux pour éviter que les gens ne se croisent, hors de question de marcher à contre-sens. “Il faut que vous alliez tout droit jusqu’à ce que vous arriviez à une intersection pour pouvoir faire le tour et revenir à hauteur du Primark”, lui explique gentiment l’inspecteur principal Ostyn. Mais le ton posé du policier tranche avec celui de la dame qui commence à s’emporter. “Qu’est-ce que ça change pour vous, je ne vais quand même pas marcher tout ça alors que je pourrais simplement revenir trois pas en arrière, vous ne pouvez pas faire une exception?”, demande la cliente énervée. L’agent met finalement un terme à la conversation. “C’est impossible parce que si je vous fais cette faveur, tout le monde va vouloir suivre”, conclut M. Ostyn.

Après avoir mis un peu d’ordre dans cette partie de la rue, l’inspecteur principal continue son tour pour s’enquérir de l’évolution de la situation aux différents points où se trouvent ses agents. Ce qui ne l’empêche pas de s’arrêter pour rappeler les règles à l’un ou l’autre passant. “Je suis enceinte”, lui rétorque une cliente qui essaie de dépasser les gens dans la file. “Je peux quand même faire du shopping avec ma femme”, rouspète un homme d’une cinquantaine d’années, à qui l’agent vient d’expliquer que la règle est d’être seul dans les magasins.

C’est cette mesure d’ailleurs que les forces de l’ordre ont le plus de mal à faire appliquer. “Comme on peut le voir aujourd’hui, presque tout le monde vient accompagné et c’est compliqué de séparer les gens car dès qu’on sera parti, ils se retrouveront et continueront leur shopping normalement”, regrette l’inspecteur principal de police.

Mais pour les aider, les policiers peuvent compter sur les vigiles des magasins. Veillant également à ce que les règles sanitaires soient respectées, ils sont en première ligne pour maintenir l’ordre devant l’enseigne qui est censée garantir la sécurité de ses clients. Mais, très souvent, ils doivent appeler à la rescousse les hommes de Sébastien Ostyn. “Les clients ont tendance à moins écouter les gardiens à l’entrée des magasins, l’uniforme de police ça impressionne davantage”, estime l’inspecteur principal, qui vient justement en aide au vigile du magasin Bershka. Obligé de faire fermer la file qui empiète sur celle d’une autre enseigne, le policier est à nouveau la cible de réprimandes. Deux adolescentes, fardes de cours dans les bras, lui adressent leur mécontentement. "Ça nous casse les couilles”, lancent-elles, avant de continuer leur route. Une autre passante interpelle M. Ostyn pour lui demander de veiller davantage à ce que les gens portent correctement leur masque. 

Face à ces interpellations à répétition, l’inspecteur principal Ostyn garde son calme. “Il y a des moments plus durs, mais de manière générale les Belges sont assez compréhensifs et suivent les instructions”, raconte celui qui travaille au sein de la police depuis près de 13 ans. Si la situation actuelle est inédite et incomparable avec ce qu’il a connu auparavant, il n’en aime pas moins son travail. “Devoir veiller au respect des mesures sanitaires ne me dérange pas du tout, ce qui est pesant, par contre, c’est de répéter 100 fois la même chose sur la journée”, ajoute l’inspecteur. “Quoi qu’il en soit, j’apprécie ce que je fais et je sais que ce serait bien pire à la rue Neuve si on n’était pas là.”

Mais les mesures sanitaires ne sont pas les seules règles que l’inspecteur principal de 36 ans doit veiller à faire appliquer. Alors qu’il passe devant l’Inno, il aperçoit deux enfants qui tentent de s’introduire dans le magasin par une entrée qui est actuellement fermée. “Venez ici tous les deux”, les interpelle Sébastien Ostyn. Les enfants font très vite comprendre qu’ils ne parlent pas français. Leur demandant leur âge, l’agent n’est pas convaincu par leur réponse et cherche à savoir où sont leurs parents. “Il y a un problème, murmure le policier. Ils sont trop jeunes pour se balader seuls comme ça.” Sans document d’identité sur eux, les enfants en pleurs sont confiés à deux hommes que Sébastien Ostyn vient d’appeler. Ils vont tenter de contacter les parents pour tirer la situation au clair. 

Ce petit incident vient toutefois perturber les plans de l’inspecteur principal de police qui se retrouve avec deux hommes en moins pour surveiller l’artère commerçante. La sonnerie de son téléphone retentit à nouveau, les agents postés devant le Primark sont débordés. Face à la situation qui se complexifie, le policier de 36 ans contacte son commissaire. “Il y a vraiment trop de monde chez Primark, je dois laisser au moins quatre personnes là-bas. Enfin, il y a pas mal de monde partout dans la rue Neuve, il faudrait fermer le Passage du Nord (galerie qui se situe au début de la rue neuve et qui la relie au boulevard Anspach, ndlr.)”, préconise-t-il.

Accélérant le pas, il décide de retourner au début de l’artère commerçante pour évaluer l’ampleur du problème de ses propres yeux. Une fois sur place, le constat est indéniable et la fermeture du Passage du Nord est actée. “C’est la grosse affluence, il y a beaucoup trop de monde, bien plus qu’hier", indique l’inspecteur principal, qui ne sait plus où donner de la tête. Quelques minutes plus tard, le commissaire arrive à son tour pour prêter main forte. Sébastien Ostyn lui fait alors rapidement un débriefing de la situation, soulignant que deux de ses hommes avaient dû partir et que la surveillance devenait compliquée. Après leur bref entretien, l’inspecteur redispatche ses équipes de façon à gérer au mieux le flux incessant de personnes. 

Outre les clients mécontents de ne pas pouvoir accéder comme ils le souhaitent à la rue Neuve, les commerçants commencent également à afficher leur désarroi. Appelé de toute urgence dans la galerie du Passage du Nord, l’inspecteur principal se retrouve confronté à plusieurs d’entre eux. “Je ne vais pas m’en sortir, si vous continuez comme ça, je vais devoir mettre la clé sous la porte, lui lance le gérant d’une boutique de parfums, désertée suite à la fermeture de la galerie. Le flux, c’est synonyme de monde et donc d’achats. On comprend pourquoi vous fermez certaines entrées de la rue, mais il faut que les gens comprennent que nous, on est perdants dans l’histoire.” Une autre commerçante se joint à ses doléances. “Moi aussi je pleure, ce n’est plus possible, j’en ai marre”, explique-t-elle, émue, au policier. Arrive alors le gérant de la galerie, qui lui adopte un ton beaucoup plus agressif. “Je veux savoir pourquoi vous avez fermé le Passage du Nord, je ne suis pas sûr que ce soit légal, lance-t-il à l’inspecteur principal. J’ai appelé l’échevin d’ailleurs. Vous êtes en train de tuer les commerces.”

Face à ce flux de critiques, Sébastien Ostyn garde un calme olympien, leur expliquant qu’il n’interdit pas l’accès à la galerie de gaieté de cœur. Leur promettant de faire de son mieux pour veiller à ce qu’elle soit accessible très rapidement et qu’un passage spécial soit prévu au niveau de la rue neuve, l’agent prend congé des commerçants pour continuer sa ronde.

La tension est perceptible auprès de l’ensemble des forces de l’ordre sur le terrain. Au téléphone, le commissaire craint déjà le pire pour le week-end. Mais Sébastien Ostyn garde le sourire et prend même le temps de rigoler avec ses hommes. “Te plains pas, tu es beau, grand et fort, ça va aller”, lance-t-il à un policier qui commence à fatiguer. Il faut dire que depuis 14h30, personne n’a eu le temps de prendre de pause. Il est presque 17 heures et même si le monde continue à affluer, l’inspecteur principal Ostyn fait rouvrir le Passage du Nord comme promis. Ce qui n’empêche pas les clients de continuer à se plaindre à la moindre remarque du policier. “On a été confinés pendant un mois, on n’a pas eu énormément l'occasion de se dépenser, soyez content de marcher, ça fait du bien”, ironise le policier auprès d’un passant mécontent de devoir faire le tour pour atteindre le magasin qui l’intéresse. 

La journée est loin d’être finie pour l’inspecteur principal. Il parcourra l’artère commerçante jusqu’à 19h30, avant de se diriger vers une autre mission toujours en lien avec le Covid-19. Il ne rentrera pas chez lui avant minuit. Mais cette charge importante de travail n’effraie pas celui qui est entré dans la police en 2007 pour aider la population. La seule crainte qui l’anime actuellement, c’est la possibilité de contracter le virus au cours de l’une de ses interventions. “Je ne vais pas mentir, cette pensée-là est toujours présente. Même si on respecte les règles, on conserve constamment cette crainte, admet l’homme qui était ambulancier avant de rejoindre les rangs des forces de l’ordre. Surtout quand on nous annonce que la personne qu’on a arrêtée a peut-être le coronavirus.”