Dans la roue d'un livreur Deliveroo

"Il faut devenir indestructible"

Note introductive : ce reportage a été réalisé avant la période de confinement.

Pour les livreurs à vélo, Bruxelles est une jungle. Pierre (prénom d'emprunt), lui, en est un des rois. De jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, il apporte pizzas, burgers et autres commandes pour satisfaire les envies des clients. Mais quelle est la réalité d’un livreur à vélo dans notre capitale ? Pour le savoir, une seule solution : en selle !

Son vélo comme seconde peau

Pierre est livreur pour Deliveroo à temps plein depuis plus de 3 ans. L'entreprise britannique, fondée en 2013, est spécialisée dans la livraison de plats à domicile. Ils sont peu à, comme Pierre, dépendre uniquement de la marque au kangourou pour vivre. Les jours passent et se ressemblent pour ce travailleur infatigable. À seulement 20 ans, Pierre enfourche chaque jour son vélo pour réaliser ses livraisons. De 9h à 22h lors des plus grosses journées, de 18h à 23h pour les jours les plus calmes, Pierre ne compte pas ses heures, mais choisit ses horaires. Il passe parfois près de 100 heures par semaine sur les routes, arpentant les rues des différentes communes bruxelloises pour assurer ses commandes le plus rapidement possible. Il n’est pas rare qu’il parcourt plus de 150 kilomètres en un seul jour.

En une journée de travail où il a passé plus de 10 heures sur son vélo, Pierre a livré pas moins de 31 clients et roulé 150 kilomètres. Au vu de son ryhtme effrené, l'application Deliveroo le confondra même avec un tram lors d'une livraison (trajet bleu foncé)

En une journée de travail où il a passé plus de 10 heures sur son vélo, Pierre a livré pas moins de 31 clients et roulé 150 kilomètres. Au vu de son ryhtme effrené, l'application Deliveroo le confondra même avec un tram lors d'une livraison (trajet bleu foncé)

Pour ce jeune coursier, le vélo est une seconde peau. L’année dernière, il a roulé pas moins de 25.000 kilomètres, soit l'équivalent de plus de 7 Tours de France. En trois ans, il en est déjà à son troisième vélo. Électrique, bien entendu. Même si leur vitesse est bien souvent limitée à 25 voire 30 km/h maximum, Pierre file comme une balle dans le dédale des rues bruxelloises. "Mon vélo est débridé", admet-il. "Je peux aller jusque 80 km/h, mais je ne vais jamais jusque-là, c’est beaucoup trop dangereux. Je roule souvent aux alentours de 40-45 km/h", continue-t-il. Mais pourquoi ne pas se cantonner à la limitation ? Pour lui, la réponse est évidente. "Ca me permet de faire plus de commandes et donc de gagner plus."

Pierre, comme beaucoup de livreurs, n'apprécie pas parler de rémunération. Il est d'ailleurs compliqué d’établir une moyenne de ce que gagne un coursier indépendant. L’argent dépend principalement de la distance de la course réalisée (sauf pour les riders P2P (voir dernier chapitre) dont la course s'élève à 5,39 euros). Néanmoins, à titre d’exemple, lors d'une course d'une bonne vingtaine de minutes, il récoltera tout de même la somme de 7,8 euros. Sur un mois, Pierre estime gagner correctement sa vie, vu son investissement considérable en heures de travail. "Si l’on se dit que la course est en moyenne à 7 euros, je vous laisse faire le calcul", explique-t-il, peu loquace. Des journées record, où Pierre parvient à réaliser 30 trajets, laissent dès lors entrevoir la perception de sommes confortables. Il faut lui tirer les vers du nez, mais le jeune homme finit par estimer que, les bons mois, ses revenus nets avoisinent les 3000 euros.

Il convient toutefois de contraster ce montant. En effet, en ayant le statut d’indépendant, comme celui imposé par Deliveroo, la personne est taxée de 25 à 50% en fonction de ses revenus. À cela s’ajoutent les cotisations sociales (de minimum 740 euros par trimestre) et les frais personnels inhérents à chaque coursier indépendant : achat du vélo, payement des réparations, tenues, comptabilité...

Entre chaque course, Pierre est aux aguets. Chaque notification qui apparaît sur son smartphone peut être synonyme d’une livraison potentielle à prendre en charge. Et il faut être le premier à la voir. Une fois la course acceptée, l’épopée commence. Pour tous les livreurs à vélo, l’objectif est le même : rallier le restaurant et ensuite le domicile du client le plus rapidement possible de manière à pouvoir réaliser un maximum de trajets. La moyenne étant de 1,6 livraison par heure pour les coursiers de Deliveroo Belgique. Pierre quant à lui, réalise environ 2 courses par heure, même si, "parfois c'est 3, et c’est vraiment mieux. Ça fait une belle heure", admet-il.

Un statut particulier

La grande majorité des livreurs n'utilise Deliveroo qu'en tant qu'activité complémentaire. Pierre, qui est d'abord passé par le statut étudiant puis salarié via la Smart, est maintenant indépendant, comme environ 10 % des livreurs Deliveroo en Belgique en 2018. Bien qu'il travaille en théorie pour Deliveroo, il est, comme il aime le dire, son propre patron.

Explications d'Yvon Jadoul, secrétaire général de la Smart, pour mieux comprendre la précédente collaboration entre la Smart et Deliveroo et les raisons de son arrêt :

En 2018, lorsque Deliveroo a décidé de ne plus collaborer avec des travailleurs salariés, comme ceux affiliés à la Smart, Pierre a dû choisir : devenir indépendant ou changer d'activité. Pour pouvoir continuer à gagner sa vie, le choix était vite fait.

Circulez il n'y a pas de dangers?

Pierre, qui est à présent devenu un pilote émérite, est totalement rodé aux difficiles conditions de circulation dans l’agglomération bruxelloise. Pour lui, qui se qualifie "d’usager faible", le danger, c’est les autres. "Les plus dangereux ce sont les taxis, ils ne respectent rien ni personne", explique-t-il amère. "Les grosses bagnoles aussi. Leurs conducteurs se croient tout permis et n’ont peur de rien vu la taille de leur voiture".

En 3 années d'inlassables courses à travers la capitale, il n’a heureusement été victime qu'une seule fois d'un accrochage avec un véhicule. Pierre n’est pas non plus exempt de tout reproche. Dépassements interdits, slaloms entre les voitures et feux rouges grillés rythment son quotidien. De nouveau, le livreur n’incrimine pas Deliveroo, bien qu’il se réfugie derrière l’excuse du profit. "Deliveroo ne me force pas à rouler vite. Je suis indépendant, je fais ce que je veux. Mais c’est sûr que si je vais plus vite, je peux faire plus de courses."

Pour arriver le plus rapidement possible à leur destination, les livreurs réalisent parfois des déplacements périlleux sur la route, faisant fi des règles de circulation.

Pour arriver le plus rapidement possible à leur destination, les livreurs réalisent parfois des déplacements périlleux sur la route, faisant fi des règles de circulation.

Au-delà de la présence des autres usagers, l’état des routes et les conditions météorologiques sont également à l'origine de nombreux accidents. Les pavés de certaines routes bruxelloises, déjà dangereux par temps sec, deviennent de véritables patinoires une fois mouillés. Le manque d’éclairage dans certains quartiers peut également être dangereux pour les livreurs à vélo. Une course de nuit, une seconde d’inattention et un manque de luminosité, et c’est l’accident. "Une de mes connaissances a eu un accident à Flagey. Il s’est pris la chaine qui reliait deux poteaux. Comme c’était la nuit, il ne l’a pas vue et il est tombé sur la tête", raconte le jeune livreur.

Lors des soirées pluvieuses, Deliveroo octroie parfois des primes aux coursiers (indépendants) les plus courageux qui braveront pluie et vent pour apporter les précieuses commandes aux clients. Pour beaucoup, cette pratique peut se révéler très dangereuse pour les coursiers et rajoute de la pression sur leurs épaules. Pierre, lui, voit les choses différemment. "Je ne trouve pas qu’il y ait une réelle pression de la part de Deliveroo. Tu peux travailler quand tu veux. Si tu ne veux pas sortir, tu ne sors pas."

Une liberté limitée

Même si la flexibilité est souvent mise en avant par Deliveroo pour vanter les mérites de l'activité de coursier, elle contient également certains "vices cachés".

Au début de chaque semaine, les coursiers doivent réserver les créneaux horaires (ou "shifts") durant lesquels ils se rendent disponibles pour la semaine suivante. Chaque coursier peut s’inscrire à un maximum de 55 créneaux à partir de chaque lundi à 17h. Cependant, certains livreurs bénéficient d’un accès prioritaire pour s’inscrire aux créneaux souhaités (à 11h ou à 15h). Les priorités s’établissent en fonction des 14 derniers jours de shift de chaque livreur et selon les 3 critères suivants :

  • La présence des coursiers aux shifts auxquels ils s’étaient inscrits
  • L’absence d’annulations tardives (à moins de 24h du créneau en question)
  • Les disponibilités des coursiers sur les shifts les plus porteurs en commandes (vendredis, samedis et dimanches de 20 à 22h)

Dès lors, la flexibilité tant appréciée par les coursiers selon Deliveroo devient paradoxale et montre ses limites. En effet, bien qu’elle laisse la liberté aux riders de choisir leurs heures de travail, elle les contraint dans certains cas à réaliser des courses dans des conditions parfois loin d’être idéales, par peur d’avoir moins de possibilités de shifts par la suite. L’augmentation du nombre de livreurs complique également le choix des shifts pour les coursiers. Selon les dernières estimations, 3500 livreurs Deliveroo seraient actifs en Belgique. Pierre pour sa part, a bien vu le nombre augmenter avec le temps. "Il y en a beaucoup plus aujourd’hui. Au début on était peu, c’était plus intéressant. Maintenant il y aussi de nombreux livreurs de la concurrence qui viennent chez Deliveroo", explique-t-il, tout en mettant en avant les conditions de travail déplorables des riders Uber Eats, comme responsables de cette migration.

Blessures, accidents, mais qui paye ?

Bien qu’il n’ait été impliqué qu’une seule fois dans un accident, Pierre sait que son métier comporte des risques et qu’il met souvent sa vie en danger. "Il faut devenir indestructible en étant livreur, essayer de ne pas tomber malade", sourit-il, fataliste. En tant qu’indépendant, chaque livreur doit s’affilier à une caisse d’assurances sociales et à une mutuelle, dont il dépend en cas de blessure ou de maladie. Cependant, en réponse aux revendications de ses livreurs et des syndicats, Deliveroo a mis en place, en 2018, une assurance qui couvre les riders lorsqu’ils travaillent et une heure après leur dernière livraison. Cette assurance, créée principalement pour les riders roulant sous le statut P2P, semble toutefois légère lorsqu'on l'examine de plus près. Par exemple, selon le barème mis à disposition par Deliveroo, l’assurance proposée ne couvre qu’à hauteur de 50.000 euros en cas de paraplégie. Une somme qui peut paraître dérisoire en comparaison du préjudice subi. D'autres points de cette assurance ont également été mis en avant par les syndicats. "En cas d'accident, les dents sont couvertes uniquement pour diminuer la douleur mais pas pour la réparation. Si vous cassez vos dents, ce qui arrive malheureusement souvent à vélo, Deliveroo va payer les soins pour amoindrir la douleur mais pas pour remplacer les dents endommagées", explique Martin Willems de la CSC-United Freelancers.

Exemples de valeurs assurées en fonction du type de dommage

Exemples de valeurs assurées en fonction du type de dommage

Le temps, c’est de l’argent

Pour optimiser ses courses et ses profits, Pierre a appris avec le temps à en choisir certaines en fonction du restaurant d’où provient la commande passée par le client. "Certains restaurants ne sont pas à l’heure dans la préparation des commandes, et ça nous fait perdre du temps, donc de l’argent. C’est souvent le cas avec McDonalds par exemple", explique-t-il. "Mais les établissements qui me connaissent, vu que je travaille depuis longtemps, savent comment faire pour aller le plus vite possible." Le temps passé à attendre la commande n’est plus rémunéré depuis 2017, comme c’était le cas avec le salaire à heure fixe proposé par la Smart. L’attente est donc une des principales hantises des coursiers chez Deliveroo.

Le restaurant n’est pas le seul à pouvoir faire perdre de l’argent aux livreurs. "Parfois, on doit attendre longtemps que le client réponde au téléphone et vienne chercher sa commande", raconte Pierre. "Certains clients veulent également qu’on leur monte les commandes. Je les appelle pour dire que je suis en bas de chez-eux et ils répondent juste ‘2ème étage’…On n’est pas obligés de faire cela", explique le livreur chevronné. "Je le fais avec plaisir quand une personne ne peut pas descendre parce qu’elle est malade, ou que ce sont des enfants. Mais sinon, ça dépend évidemment des pourboires que les clients laissent", s’exclame-t-il, le sourire aux lèvres.

Après 3 années en tant que rider, son plus gros pourboire s’élève à 20 euros. Selon lui, l’argent laissé par les clients dépend surtout de la zone dans laquelle la livraison est effectuée. Certaines communes, comme Ixelles ou Etterbeek, sont à son sens davantage porteuses en commandes et les clients sont très généreux en pourboires.

Vidéo immersive : une course dans la peau d'un livreur, de la prise en charge de la commande au restaurant jusqu'à la livraison chez le client

Requalification et statut P2P : deux problèmes pour Deliveroo

Pierre, qui roule en tant que travailleur indépendant à titre principal, et non pas comme rider P2P (loi de Croo), ne suit que de loin les actuelles tractations judiciaires et le procès qui a commencé ce 20 janvier en Belgique. Pourtant, l’issue de ce dernier pourrait modifier l’avenir de Deliveroo dans notre pays. Au centre du procès entre Deliveroo Belgique et l’auditorat du travail : la relation de travail entre l’entreprise et ses livreurs indépendants. Selon la requête de l’auditorat du travail, les livreurs devraient être requalifiés en tant que salariés de Deliveroo et non en tant qu’indépendants. Cela obligerait donc la marque britannique à payer, entre autres, des cotisations sociales à l'ONSS. Il faudra cependant attendre octobre 2021, au minimum, pour donner un point final à cette bataille. L’entreprise avait déjà été jugée pour une affaire similaire en Espagne en 2018. La justice avait donné raison à des centaines de livreurs qui auraient dû disposer du statut de salariés, et avait condamné Deliveroo à verser plus d’un million d’euros aux riders concernés.

Pour les syndicats, un autre gros problème se pose : le statut P2P proposé aux coursiers. Fonctionnant sous le principe de l’économie collaborative, le statut P2P permet aux livreurs de ne pas être taxés sur leurs revenus tant que ceux-ci restent inférieurs à un certain barème (6340 euros/an en 2020). Seulement, derrière cette offre avantageuse se cache une toute autre réalité qu’une majorité des coursiers ignore. "Si vous dépassez ne serait-ce que d’un euro le barème, ce sont tous vos revenus qui sont dès lors taxés, et pas uniquement la somme perçue au-delà du barème. Lorsque vous dépassez cette limite, vous tombez directement sous le statut d'indépendant et vous devez payer des cotisations sociales. J’estime qu’en 2019, 50% des coursiers ont dépassé la limite. Vu qu’ils ne payent pas ces cotisations, ils peuvent potentiellement être poursuivis par le ministère des Affaires sociales", explique Martin Willems, permanent syndical au sein de la CSC-United Freelancers, qui épaule les coursiers au quotidien. "Je ne considère pas le P2P comme un statut car il n’offre pas de droits sociaux. Il ne crée ni droits pour la pension ni droits au chômage, et même parfois aucun droit pour les soins de santé. Le problème est que beaucoup de coursiers ignorent tout cela. Deliveroo ne fait aucun effort pour les avertir de la dangerosité du P2P", continue-t-il.

Pierre est donc bel et bien un cas particulier dans l'univers parfois impitoyable de la livraison à vélo. Comme pour tout métier, il existe avantages et désavantages, bien que certains soient plus graves que d'autres. Pour le jeune coursier, Deliveroo est, avec du recul, une bonne expérience. "C'est un métier compliqué, c'est fatigant. C'est sûr que je ne vais pas faire ça toute ma vie, mais j'ai appris pas mal de choses grâce à Deliveroo. Surtout sur la manière d'être réellement indépendant."