Dans la fabrique du dernier armurier de luxe belge

"Je n'appelle pas ça une arme, mais une oeuvre d'art"

C’est un bâtiment d’une rue résidentielle de Liège. On passerait devant sans le remarquer. De l’extérieur, il ne laisse en rien deviner l’activité qui s’y déroule. Pas de vigiles aux aguets, encore moins de portique de sécurité.

En dessous de la sonnette, seule une petite plaque dorée annonce la couleur : "Accès interdit aux mineurs d’âge non accompagnés d’un adulte". Un nom est inscrit sur la porte : "Lebeau-Courally".

Nous sommes devant la dernière fabrique d’armes de luxe de Belgique. Les fusils de la marque sont destinés aux parties de chasse ou aux collections de personnes fortunées, de têtes couronnées, de grands dirigeants ou encore de vedettes hollywoodiennes. Prix de base de ces armes de prestige : 60 000 euros.

"Vers six ans, j'ai commencé à manipuler des fusils"

Les clients sont reçus au premier étage, dans une pièce chargée d’histoire. Une dizaine d’yeux les fixent. Ce sont ceux des trophées de chasse ornant les murs. Bien alignés, des fusils et carabines sont exposés. "Ah, le masque. Attendez, j’arrive", s’excuse Anne-Marie Moermans, la directrice de la maison. Elle occupe ce poste depuis 1982. Cette année-là, elle succède à son oncle. C’est la première fois depuis la création de l’entreprise, en 1865, qu’une femme dirige Lebeau-Courally. Une fois enfilé, le morceau de papier cache son visage, sauf ses yeux clairs, cerclés de crayon bleu. Son collier de perles brille sur son teint halé.

Aujourd’hui, elle songe à tirer sa révérence : "Je devrais prendre ma retraite, mais j’aime trop mon métier". A ses débuts, sa nomination dans ce milieu très masculin a choqué certains clients. Anne-Marie Moermans se rappelle avec précision d’un échange avec l’un d’eux : "Je recevais un homme pour lui confectionner un fusil de chasse. Il me dévisageait de haut en bas. A la fin de l’échange, il s’est excusé en me disant : je vous ai mal jugée, je me rends compte que nous parlons le même langage."

Depuis le bureau, on ne distingue pas l’effervescence en cours à l’étage. Aucun bruit ne filtre. La directrice manipule les fusils de ses doigts fins comme un soldat aguerri, mais avec plus de délicatesse. Ces gestes, elle les pratique depuis presque toujours. Elle est née dans une famille de chasseurs. "Vers six ans, j’ai commencé à manipuler des fusils", se remémore-t-elle.

Sur les platines du Big Five, les têtes des cinq grands animaux sauvages sont gravés.

Sur les platines du Big Five, les têtes des cinq grands animaux sauvages sont gravés.

Crosse, bascule, canon : chaque pièce porte un nom. Les armes de ce type en comptent plusieurs dizaines. Toutes se montent et se démontent. Anne-Marie Moermans se tourne vers le mur où sont exposés les fusils et carabines. "Ils sont ici parce qu’ils nécessitent une réparation, ou parce qu’ils m’ont été prêtés pour une exposition", précise Anne-Marie Moermans. Chacun est unique. Elle en saisit un de ses deux bras. "Les chasseurs passionnés ont rarement moins de dix armes, remarque la directrice. Je commence toujours par demander à mes clients quel genre de chasse ils pratiquent. Chasser dans les bois ou dans les plaines, ce n’est pas pareil. On ne tire pas avec la même arme sur du petit gibier et sur un buffle. Les fusils de chasse de luxe, c’est comme les belles voitures : quand vous faites un rallye, vous n’allez pas prendre une Bentley."

En plus de la singularité de chacun de ces objets, certains ont une histoire. Ils ont parfois appartenu à des personnalités publiques. Le fusil qu’Anne-Marie Moermans tient dans les mains vient d’Hollywood. "Il a été commandé en 1986 pour figurer dans le film Murrow, comme fusil du Président Franklin Roosevelt. Regardez, le sceau présidentiel est gravé sur le bas de la crosse. Un collectionneur belge l’a racheté et me l’a prêté pour une exposition", explique-t-elle. Son prix ? Entre 300 000 et 400 000 euros. Ce montant s’explique par le processus de fabrication, l’origine de l’arme et par les détails en or vingt-quatre carats sur les platines.

On finit par en oublier le motif premier de ces objets de luxe. "Je n’appelle pas ça une arme, mais une œuvre d’art", distingue Anne-Marie Moermans. Leur utilisation peut cependant poser question. La marque produit un modèle appelé Big Five, destiné à chasser les cinq animaux sauvages africains les plus impressionnants : le lion, le léopard, l’éléphant, le rhinocéros et le buffle. A l’exception de ce dernier, les quatre autres animaux font partie de la liste rouge de l’UICN, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. Ils sont considérés comme des espèces menacées. Face à ces critiques, Anne-Marie Moermans défend le rôle de la chasse dans la préservation de certaines espèces : "Dans certaines régions d’Afrique, on a réinstauré la chasse des éléphants car le braconnage était trop important. Les chasseurs sont des meilleurs gestionnaires. Ils sont en bonne entente avec le gibier. C’est le braconnage qui est néfaste, pas la chasse."

Certaines armes partent dans le monde entier, d’autres restent en Belgique. La moitié des clients de la marque est belge et l’autre étrangère. "Nous avons fourni le Roi d’Espagne, Vladimir Poutine, Steven Spielberg..." Les explications de la directrice sont interrompues par la sonnerie du téléphone. Elle sort un smartphone dernière génération aux bords couverts de paillettes. Une petite voix sort du téléphone : "Mamy !". On est vraiment loin de l’idée qu’on se fait d’un armurier.

Voici le processus de fabrication d'un fusil.

1. La première découpe

Chez Lebeau-Courally, chaque salle est occupée par un artisan, spécialisé dans un matériau. Chaque porte s’ouvre sur une nouvelle technique et de nouvelles prouesses de précision. L’ensemble du processus de création se passe ici. Seuls les canons bruts sont fabriqués en dehors de ces murs, en Italie et en Autriche. Il faut une année entière pour produire un fusil. Plus on avance dans la fabrique, plus le produit se dessine et s’affine.

Le client doit d’abord choisir le bois qui composera la crosse. "On utilise du noyer, qui provient de Turquie. Il peut à lui seul valoir 10 000 euros", raconte la directrice. Le bois est brut, il n’a pas encore subi de transformations.

À travers la porte, on entend une grosse machine vrombir. Elle occupe la moitié de l’espace. C'est ici que le métal est taillé. La découpe se fait une première fois grossièrement. Le bloc d’une quinzaine de centimètres est découpé pour dessiner les pièces du fonctionnement interne de l’arme.

A la fin du processus, l'assemblage ressemblera à un mécanisme aussi précis qu'une montre suisse : chaque petite pièce s’emboîte parfaitement avec les autres.

Le métal grossièrement découpé

Le métal grossièrement découpé

Une fois retravaillée, voici à quoi ressemblera la pièce de métal.

Une fois retravaillée, voici à quoi ressemblera la pièce de métal.

2. Le travail de précision

Au deuxième étage, commence le travail de précision. Plus le processus de production avance, plus les limes utilisées rapetissent. Vincent, Jean, Serge et Danny sont chacun spécialisés dans une étape de la fabrication. Ce n’est pas tellement la passion pour la chasse qui les rassemble. D’ailleurs, ils ne sont pas toujours chasseurs. Ils se passionnent pour l’artisanat et la minutie.

Vincent est le seul artisan de la production à travailler le bois. Ses doigts sont noircis par la cendre. Vêtu d’un tablier bleu, il tape avec un petit marteau trois coups sur le matériau. "Pour un seul fusil, il faut compter une centaine d’heures de travail", estime-t-il. Il a fait toute sa carrière dans l’entreprise. Pour les jeunes armuriers sortis de l’école de Liège, travailler chez Lebeau-Courally est un rêve. "J’adore mon métier. Malheureusement, pour les jeunes, c’est galère d’avoir une place", observe Vincent. Les postes se font rares dans ce secteur car le nombre d’entreprises a chuté. Au début du siècle passé, la région liégeoise, fleuron de l’armement, comptait 200 manufactures d’armes. Aujourd’hui, il ne reste plus que la FN Herstal en production industrielle et Lebeau-Courally pour le luxe. Pour lui trouver un concurrent de la même gamme, il faut se tourner vers le Royaume-Uni.

Prochaine salle, prochaine étape. Ici, les pièces grossièrement coupées destinées au mécanisme sont retravaillées. Deux hommes s'y attellent. Ils portent l’emblème de la maison sur leur t-shirt. Baskets Vans aux pieds, Serge déambule dans l’atelier pour montrer leur travail. "Mon collègue Jean ajuste le canon sur la bascule et façonne le crochet. Nous faisons toutes les finitions avant la gravure, décrit Serge. On peut se permettre de faire du fin travail parce que ce sont des armes de luxe." Toutes les pièces du mécanisme de chaque arme sont stockées ensemble dans une boîte à compartiments. Chaque pièce est unique et correspond à un fusil particulier. "Tout est fabriqué en fonction du client. C’est comme un costume chez Dior, on fait du sur mesure", précise Anne-Marie Moermans.

Les canons sont assemblés par Danny. Il en existe deux types, en fonction de l’arme. Les canons lisses tirent des cartouches de plomb. On les retrouve sur les fusils. Les canons rayés sont assemblés sur des carabines et tirent des balles. "En plus, il existe différents calibres. Si on se trompe de taille, on peut faire exploser les tubes", avertit Danny.

Les artisans travaillent seuls mais s’échangent les pièces au cours de la production. Elles font des allers-retours. "Comme tout doit s’emboîter, les pièces ne peuvent pas être conçues séparément. Par exemple, la courbe du bois est taillée pour y insérer le mécanisme de l’arme", explique la directrice.

3. Le banc d'épreuves

L’arme est désormais opérationnelle. Il ne manque plus que les gravures. Mais avant cette dernière étape, le fusil doit passer devant le "banc d’épreuves". Les armes sont littéralement mises à l’épreuve pour vérifier leur conformité dans un stand de tir. Elles sont aussi suivies avec une carte d’identité. N’importe qui ne peut pas se balader avec une arme en Belgique. La législation en la matière s’est renforcée depuis 2006. En mai de cette année-là, un jeune sympathisant de l’extrême droite abat brutalement une femme et une enfant avec un fusil dans une rue d’Anvers. Le pays est sous le choc. "Le gouvernement a réagi avec une loi sous le coup de l’émotion. Depuis, on ne peut plus détenir d’arme sauf si on est chasseur ou tireur professionnel. Les collectionneurs de fusils de luxe ne peuvent pas en posséder, sauf s’ils demandent une autorisation", détaille Anne-Marie Moermans. Les règles pour les exportations sont aussi renforcées. "Pour livrer un fusil à un client étranger, il faut remplir une tonne de paperasse. Pour le transport en avion, c’est le commandant de bord qui a le dernier mot. S’il ne veut pas décoller avec les fusils, ils ne quitteront pas le sol. Ça complique les ventes", regrette la directrice.

4. L'esthétique de l'arme

Les platines de l’arme sont gravées à la main. Valérien est un prodige du métal. Le jeune homme travaille en musique. Il colle ses yeux sur le microscope. Il est occupé à reproduire à l’identique une gravure d’un fusil déjà existant. "Je travaille avec une fine pointe par petits traits, décrit Valérien. J’en ai en moyenne pour 350 heures de travail." Des courbes végétales se dessinent. La pointe mord le métal et laisse deviner le motif floral. Le plus souvent, il s’agira d’une tapisserie anglaise. "C’est intemporel", commente Anne-Marie Moermans. Le graveur peut aussi reproduire les demandes du client.  "Un jour, un client avait demandé de dessiner son labrador sur son fusil. J’ai retrouvé le bureau de Valérien couvert de photos de chiens", s’amuse la dame de la maison.

En moyenne un an après la commande, le fusil est prêt. Pour Anne-Marie Moermans, qui "n’a jamais été avec des pieds de plomb au travail", la création de l’objet doit être un plaisir partagé. "Le client doit y trouver de la satisfaction, et moi aussi. Un jour, un homme est arrivé au bureau, a pointé une arme en disant qu’il la voulait. J’ai refusé de la lui vendre. Il faut prendre le temps de la concevoir. Je ne cède pas un fusil comme ça", affirme la directrice en souriant.