Contrôler des objets par la pensée, un rêve devenu réalité

En octobre dernier, pour la première fois de l’histoire, un tétraplégique est parvenu à faire quelques pas grâce à un exosquelette contrôlé par la pensée. Avant cela, d’autres personnes avaient déjà pu reprendre mentalement le contrôle de leur bras paralysé pour saisir des objets, boire ou manger. 

Ces incroyables avancées scientifiques pourraient un jour permettre à des patients prisonniers de leur corps de retrouver leur autonomie. Mais également bouleverser complètement notre rapport aux machines. 

L’homme d’affaires Elon Musk, déjà impliqué dans bon nombre de projets futuristes, rêve de développer une technologie “si sûre” qu’elle pourrait être utilisée par des personnes en bonne santé pour “augmenter les performances de leur cerveau”. 

Entre rêves et réalités, zoom sur le monde fascinant du contrôle d’objets par la pensée.

Comment contrôler des objets
par la pensée?

L’idée date de 1973, les premiers essais chez l’homme remontent, eux, au milieu des années 90. Depuis, les techniques n’ont cessé d’évoluer, même si de nombreux défis restent encore à relever.

Le contrôle d’objets par la pensée n'a en tout cas rien de paranormal. Il est rendu possible par une interface cerveau-machine, aussi appelée interface neuronale directe. Ce système de liaison directe entre le cerveau et la machine permet à un individu d’effectuer des tâches en contournant le circuit normal des nerfs périphériques et des muscles. 

Concrètement, l’utilisateur focalise son attention sur une stimulation extérieure de son choix, ou bien imagine effectuer un mouvement. Cela génère une activité cérébrale caractéristique et mesurable à l’aide de capteurs. Ces signaux sont transmis à un ordinateur qui les analyse pour en extraire les données utiles, puis les transforme en commande pour la machine (prothèse, exosquelette, fauteuil roulant, interface logicielle, voix artificielle…)”, peut-on lire sur le site internet de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). 

Analysons ce processus plus en détail.

Etape 1 : Mesurer l’activité cérébrale 

Lorsqu’un individu pense à quelque chose, cela se voit dans son cerveau car certaines régions deviennent métaboliquement plus actives. S’il pense à un mouvement, il va ainsi faire appel à son cortex moteur. Mais, en fonction de l’ordre choisi (bouger le bras ou la jambe), ce ne sont pas les mêmes neurones qui vont se mettre à échanger des informations. En regardant lesquels sont actifs, il est possible de reconnaître l’intention de l’individu. 

Lorsqu’ils travaillent, les neurones génèrent une activité électrique qui pourra être mesurée par des instruments. Il en existe de trois types : non invasifs (casque en tissu avec des électrodes), semi-invasifs (électrodes placées sur la dure-mère, la membrane qui entoure le cerveau) et invasifs (électrodes placées directement dans le cortex).

Ces appareils de mesure ne présentent pas tous la même résolution spatiale, c’est-à-dire qu’ils ne recueillent pas tous le signal avec la même précision”, explique Jean Vanderdonckt, directeur du laboratoire d’interaction homme-machine à l’UCLouvain. Un simple casque en tissu est ainsi beaucoup moins précis que des implants placés dans le cortex. Malgré tout, c’est le système le plus largement utilisé étant donné qu’il permet de capter des tâches simples (comme des intentions de mouvement) à prix abordable. Si on veut pouvoir enregistrer des tâches plus complexes (comme saisir un objet), il faudra en revanche opter pour une technique invasive. Implanter des électrodes directement dans le cerveau permet en effet de récolter des signaux cérébraux avec énormément de précision. Mais cela nécessite aussi une opération microchirurgicale délicate qui peut être source de complications. 

Un casque d'électroencéphalographie

Un casque d'électroencéphalographie

Etape 2 : Interpréter l’activité cérébrale

Après avoir été recueillies, les “images cérébrales” sont transmises à un logiciel qui va les analyser et reconnaître l’intention de la personne. “Pour que le logiciel fonctionne bien, il doit travailler avec beaucoup d’images”, poursuit le professeur. Cela veut dire que l’individu doit parvenir à reproduire à de nombreuses reprises une pensée claire, ce qui n’est pas toujours évident. “Certains experts estiment que 30 à 40% de la population n’y arriveront jamais.”

Etape 3 : Envoyer la commande 

Dès qu’il a compris l’intention de la personne, l’ordinateur va transmettre la commande correspondante à l’objet qu’elle essaie de contrôler. Cela peut être l’ordinateur lui-même ou un objet comme une chaise roulante. 

Les applications concrètes

Etant donné que l’objectif premier est de contourner le cycle cerveau-nerfs-muscles, les principales applications se retrouvent dans le domaine médical”, explique Jean Vanderdonckt. Cette technologie a ainsi pour but d'aider les personnes souffrant d’un handicap moteur (comme les tétraplégiques) ou du syndrome d’enfermement (leur cerveau fonctionne mais les muscles ne répondent plus). “On peut aussi s'en servir pour mieux comprendre comment agissent les maladies neurodégénératives comme Parkinson”, précise l’expert de l'UCLouvain.

Mais, bien entendu, les interfaces cerveau-machine ne sont pas réservées à cette seule tranche de la population. Les personnes qui ne souffrent pas de handicap peuvent également les utiliser, "notamment dans les applications multimédia ou les jeux vidéos.

Permettre à des tétraplégiques de retrouver le contrôle de leur corps

En octobre 2019, des chercheurs français du centre de recherche Clinatec (Grenoble) sont parvenus à faire remarcher un tétraplégique grâce à un exosquelette suspendu contrôlé par la pensée. Thibault, paralysé depuis 4 ans, a pu effectuer quelques pas, plier le coude ou encore lever les épaules. C’était la première fois qu’un tétraplégique pouvait contrôler simultanément ses quatre membres par la pensée. 

Pour réaliser cet exploit, il a fallu implanter des électrodes dans le cerveau de Thibault et trouver un moyen de transmettre en temps réel et sans fil ses intentions de mouvement vers l’exosquelette. 

Si ces chercheurs ont déjà relevé pas mal de défis, il leur en reste plusieurs: parvenir à garder l’exosquelette en équilibre sans le suspendre et fluidifier les mouvements de son utilisateur.

Grâce à des chercheurs américains du projet BrainGate (Cleveland), l’américain Bill Kochevar, paralysé à partir des épaules suite à un accident de vélo, avait réussi en 2017 à “faire revivre” son bras et sa main droite par la pensée pour boire, manger et même… se gratter le nez. Il était aidé dans son effort par un support mécanique chargé de combattre la gravité. Mais aussi par 192 micro-électrodes implantées dans son cerveau et 36 électrodes placées dans son bras et son avant-bras. 

Déplacer une chaise roulante 

A l’aide de techniques non invasives, des personnes ont déjà réussi à déplacer une chaise roulante ou encore un bras mécanique par la pensée.

Ecrire un message 

En 2017, trois personnes tétraplégiques ont pris le contrôle d’une tablette par la pensée pour surfer sur internet et envoyer des messages. Le tout, grâce à des électrodes implantées dans le cerveau et à un module Bluetooth directement relié à la tablette. Comme l’explique Futura Sciences, les participants à l’expérience de l’Université de Stanford ont pu atteindre un rythme de "22 pointages et clics par minute" et sélectionner dans une grille "jusqu’à 30 caractères par minute" en déplaçant un curseur par la pensée. Précisons qu'il s'agissait d'une tablette classique qui n'avait subi aucune modification visant à leur faciliter la tâche.

Avant cela, d’autres expériences, qui utilisaient cette fois un système non invasif, avaient déjà permis à des personnes de contrôler un curseur pour sélectionner des lettres présentes à l’écran et former des mots. 

Interagir avec des applications multimédia

Toujours à l’aide de systèmes non invasifs, il est aujourd’hui possible de monter ou diminuer le volume d’une musique par la pensée ou encore de stopper ou reprendre une vidéo. 

Contrôler un personnage de jeu vidéo

Plutôt que d’actionner une manette pour faire bouger le personnage d’un jeu vidéo, on peut d’ores et déjà utiliser la pensée pour y parvenir. Une telle expérience a été menée avec un skieur virtuel qu’il s’agissait de faire slalomer entre des piquets.

Les obstacles

Si cette technologie laisse rêveur, elle doit encore faire face à de nombreux obstacles.

Les changements du cerveau

L’un des enjeux sera de tenir compte de la plasticité cérébrale, c’est-à-dire le fait que notre cerveau s’adapte aux différents contextes et change au fur et à mesure du temps”, précise le professeur Vanderdonckt. En d’autres termes, lorsqu’on pense à quelque chose, ce ne sont pas toujours exactement les mêmes neurones qui vont s’activer tout au long de notre vie. “Les images peuvent changer avec le temps. Le système doit donc toujours être réentraîné et recalibré.

Les risques de rejet

Lorsqu’on implante des électrodes dans le cerveau ou sur la dure-mère, il existe un risque de rejet. Il faudra donc créer des électrodes “biocompatibles” afin de limiter ces risques. Notons que des chercheurs de l’Inserm ont déjà réussi à créer une puce 100% biocompatible. 

Le coût

En médecine, le problème de l’égalité du traitement revient souvent. A l’instar des médicaments les plus chers, tout le monde n’aura pas les moyens de se permettre cette technologie. 

L’éthique

Jusqu’à présent, nous avons surtout évoqué les interfaces homme-machine en tant qu’émetteurs de signaux. Mais certaines interfaces sont dites “bidirectionnelles”, c’est-à-dire qu’elles peuvent aussi recevoir des informations. Si on s’en sert à bon escient, on pourrait “envoyer” des images dans le cerveau de personnes aveugles. Mais si on s’en sert à des fins malhonnêtes, on pourrait en arriver à influencer les pensées de quelqu’un. “On pourrait pousser la personne à faire n’importe quoi ou alors endommager gravement son cerveau”, poursuit Jean Vanderdonckt.

Le piratage

Si on utilise un système sans fil pour décoder l’intention de la personne et transmettre ses ordres à la machine, il faudra s’assurer que le système ne pourra pas être piraté. 

Les problèmes juridiques

Si une personne commande une machine par la pensée et que cette machine cause des dégâts, qui est responsable : la personne qui a pensé l’ordre ou la machine qui a agi ?

Que peut-on espérer dans le futur?

Comme souvent lorsqu’il s’agit de projets futuristes, le fantasque directeur-général de Tesla, Elon Musk, se montre d’un optimisme à toute épreuve. Via sa start-up “Neuralink”, il a annoncé avoir conçu un robot capable d’implanter des fils ultra fins dans le cerveau. Il prévoit d’ailleurs les premiers essais sur des humains en 2020. Son but premier est de traiter certaines maladies cérébrales mais il souhaite aller plus loin. “Nous souhaitons créer une interface totale entre le cerveau et la machine pour arriver à une symbiose avec l’intelligence artificielle.” Si plusieurs neurologues s’accordent à dire qu’on n’est pas près d’arriver un jour à ce stade, d’autres évolutions pourraient quand même survenir dans le futur. 

Depuis son lit, on pourrait un jour être capable d’allumer une cafetière connectée par la pensée. Etant donné que c’est une tâche binaire - allumer ou éteindre -, ce serait plausible”, souligne Jean Vanderdonckt, de l'UCLouvain. Impossible par contre d’imaginer passer un appel par la pensée pendant que l’on cuisine. “Si on est concentré sur sa recette et qu’on souhaite téléphoner, la machine ne reconnaîtra probablement pas l’intention de l’utilisateur car l’image cérébrale va être brouillée et difficile à reconnaître. Par contre, si on est assis à ne rien faire, cela pourrait fonctionner. Mais je ne suis pas sûr que les gens aient véritablement envie d’être capables de faire ces actions par la pensée.

Michio Kaku, physicien et futurologue américain, est quant à lui persuadé que “dans une cinquantaine d’années, il sera tout à fait normal d’interagir avec nos ordinateurs directement par la pensée”. Dans son livre La destinée du cerveau humain (*), il va même plus loin en affirmant que “tous les accessoires dont nous nous servons pour communiquer avec un ordinateur (souris, clavier...) finiront par disparaître”. “Bientôt, il suffira de donner des ordres par voie mentale et nos souhaits seront exécutés silencieusement par de minuscules puces cachées dans l’environnement. Que l’on soit simplement assis dans notre bureau ou en train de flâner dans un parc (...) notre cerveau pourra interagir avec toute une série de puces invisibles, lesquelles nous permettront, mentalement, de régler des factures, d’acheter des places pour le théâtre ou de réserver une table au restaurant.


(*) M. Kaku, La destinée du cerveau humain. Comprendre, améliorer et accroitre ses pouvoirs, 1ère éd., Éditions De Boeck Supérieur, Septembre 2019, 448 p., 9782807322332.

Texte : Jessica Flament
Photos : Pexels, Reporters, Pixabay, Shutterstock