Au cœur du "service le plus difficile" de l'hôpital psychiatrique du Beau Vallon

Introduction

Les patients polypathologiques sont définis comme les cas psychiatriques les plus compliqués à gérer par le corps soignant. Leurs maladies sont lourdes, chroniques. Pourtant, les hôpitaux psychiatriques les accueillent de moins en moins. Comment expliquer une telle réalité ? Existe-t-il d’autres structures pour les recevoir en Belgique ?

Afin d’éclairer ces zones d’ombre, le docteur Xavier De Longueville nous ouvre les portes du Beau Vallon, situé à Namur. Cet établissement de 346 places hospitalières compte actuellement 56 lits pour ces patients souffrant de polypathologie.

Pour la série "Dans le secret des lieux", LaLibre.be vous propose une plongée dans les murs d’un établissement autrefois isolé, dans lequel les malades sont désormais le plus rapidement possible poussés vers le monde extérieur.

A l’intérieur des murs du Beau Vallon

Près de 25 hectares de liberté

Toutes les grilles sont ouvertes. Les patients sont libres de parcourir les 25 hectares de l’établissement. Habillés de leurs vêtements du quotidien, ils passent d'ailleurs plutôt inaperçus à côté des visiteurs.

"Je me demande parfois si ce sont des membres du personnel ou des patients", plaisante Xavier De Longueville, directeur médical depuis cinq ans.

De l’extérieur, Beau Vallon ne ressemble pas à un hôpital psychiatrique. En effet, ils sont loin les sombres clichés véhiculés par les thrillers psychologiques. Lumineux, vivant, moderne, Beau Vallon ressemble davantage à un quartier résidentiel avec ces bâtiments de briques rouges, encerclés par d'imposants arbres fruitiers.

Assises sur des tables en bois, deux patientes discutent tranquillement dans le fond du jardin. L’appareil du photographe les intrigue. Loin d’être effrayées, elles se dirigent vers nous et insistent avec enthousiasme pour passer devant l'objectif. "C'est bien la première fois que je me fais photographier", affirme fièrement l'une d'elles.

Autrefois dirigé et financé par des sœurs, l’hôpital compte encore aujourd’hui une majorité de patients de sexe féminin. A l'origine, Beau Vallon était le seul hôpital psychiatrique pour femmes de la région. C’est en 1924 que le Beau Vallon, anciennement appelé "Sanatorium", devient une ASBL. "On a de la chance d’être sain financièrement", note d’ailleurs le psychiatre qui affirme ne pas manquer de personnel.

Au total, le Beau Vallon compte plus de 500 places en tenant compte des services d’hébergement extra-hospitaliers. Parmi l'ensemble de ces malades se trouvent les patients les plus compliqués à gérer.

"C'est le service le plus difficile"

Au fond d’un long couloir, une silhouette déambule lentement, le dos courbé. Agée d’une cinquantaine d’années, cette femme, imperturbable, a les yeux fixés sur le sol. Dans un calme absolu, elle arpente d’un pas nonchalant les couloirs du service "Bleuets", celui des longs séjours.

Une autre femme s’approche. Vêtue d'une longue robe aux teintes estivales, elle arbore un lumineux sourire. "Elle veut vous faire un bisou", indique le directeur médical. Dans ses mains, cette patiente garde précieusement des mandalas qu’elle tend généreusement à chaque personne qui croise son chemin.

"Chaque semaine, elle reçoit 5 euros d’argent de poche", explique le chef infirmier, Patrick Brodkom. Avec ce montant, elle achète des crayons et du papier. "Vu le stock qu’elle a récolté, on pourrait fournir toute une école", plaisante-t-il.

Les traits du visage de la patiente changent soudainement. Inquiète, elle nous interpelle : "J’ai un problème à l’œil, vous voulez voir ?". Une question qu’elle ne cessera de répéter telle une cassette VHS abimée, jusqu’à l’arrivée du kinésithérapeute.

"Contrairement à ce que l’on imagine, ces personnes ne sont pas des fous furieux qui grimpent aux murs", pointe le docteur De Longueville. "Mais cette femme qui parle à tout le monde de ses yeux, dans la vie courante, elle se ferait embarquer, les voisins ne le supporteraient pas."

"C’est le service le plus difficile, ici", affirme-t-il.

L’hôpital du Beau Vallon dispose actuellement de 56 places pour les patients de longue durée, "qui sont incapables de vivre hors institution", souligne le psychiatre. Et pourtant, ces mêmes patients sont de moins en moins reçus par les hôpitaux psychiatriques.

"Ce ne sont pas les patients les plus dangereux"

"Tout d’abord, les patients les plus compliqués ne sont pas les plus dangereux, bien sûr que non", souligne Xavier De Longueville.

Selon lui, les situations compliquées sont essentiellement liées aux cas de polypathologie. "Ce sont les patients les plus malades qu’on puisse imaginer", assure-t-il. Ils peuvent souffrir d’un retard mental, de troubles du comportement, d’une maladie psychiatrique et de maladies somatiques (cancer, obésité morbide, diabète, problème cardiaque…).

Résultat : ils demandent nettement plus d'attention pour le personnel. "Dans les autres services, il n’y a quasiment pas de soins physiques ou de toilettes, par exemple, à faire le matin", précise le docteur. Sur les cinquante patients, une trentaine ont besoin d'être aidés pour la toilette tous les jours. Entre les soins spécifiques et ces toilettes régulières, le travail du corps soignant est constant et intense.

"Ce sont des cas très difficiles à prendre en charge d’autant que ce sont des patients qui ne peuvent pas être placés dans d’autres structures", poursuit-il.

Il est ainsi impossible pour le patient pluripathologique d’être placé dans une structure pour handicapés. "En cause : sa maladie psychiatrique et les troubles du comportements liés à celle-ci", précise le directeur médical. "Même constat pour les maisons de repos qui sont souvent mises à mal par des patients psychiatriques turbulents", ajoute-t-il. 

"Si on place ces patients seuls dans un appartement, ils ne disposeront pas des soins adéquats", estime le psychiatre, car ils ont besoin d’un contact régulier. Ces patients ne seront jamais autonomes alors que c’est désormais l’un des objectifs principaux réclamés aux hôpitaux psychiatriques.

Pourquoi sont-ils de moins en moins pris en charge par les hôpitaux psychiatriques ?

"Aujourd’hui, l’hôpital psychiatrique a pour ambition de devenir un hôpital normal. L’objectif est de réintégrer l’ensemble des patients dans la communauté. Le corps soignant essaie ainsi de les prendre en charge de plus en plus vite et qu’ils puissent quitter l’hôpital le plus rapidement possible", partage Xavier De Longueville en s’appuyant sur un rapport de 2008.

Selon cette étude réalisée par le Centre fédéral d'expertise des soins de santé (KCE), au-delà de deux ans d’hospitalisation, le patient ne sort plus jamais de l’hôpital. "C'est l’objectif fixé : ne pas prendre des patients pour plus de deux ans au sein de l’établissement. Par ailleurs, les durées de séjour dans nos services ont diminué de 30% depuis trois ans."

Une évolution possible notamment grâce à la qualité et l’efficacité de plus en plus élevée des médicaments. "Grâce aux médicaments, les patients sortent de l’hôpital plus vite qu'il y a quelques dizaines d'années car les troubles aigus sont plus rapidement stabilisés."

L’hôpital psychiatrique est désormais un lieu de passage dans lequel les patients pluripathologiques, autrefois les malades dits "historiques", n’ont plus leur place à long terme. Or, malgré l’efficacité croissante des médicaments, il est impossible pour ces patients de vivre seuls en toute autonomie.

Pour comprendre cette évolution majeure, il faut remonter plus de 50 ans en arrière.

Un retour dans
le temps

Un hôpital sur la colline, isolé du monde

Dans les années 1960, un hôpital psychiatrique comptait des lits aigus et des lits chroniques.

Les soins aigus consistent en des prises en charge de courte durée, avec une intensité de soins importante. Les maladies chroniques, quant à elles, représentent des problèmes de santé de longue durée. Elles nécessitent des soins à long terme, ce qui engendre un coût important pour le système de soins de santé.

A cette l’époque, l’hôpital psychiatrique était un établissement éloigné, dressé sur la colline, en dehors du monde. Les patients passaient généralement toute leur vie enfermés derrière de hautes grilles, à l'abri des regards.

"Avant les années 1960, les sœurs ne pouvaient également pas sortir, sauf pour raison médicale", raconte le docteur De Longueville.

Dans les années 1980-1990, les mentalités commencent à changer. Il faut déstigmatiser, les gens doivent vivre chez eux. L’idée de la réinsertion apparait. "Quand vous prenez le bus ici à 16h pour descendre en ville, vous êtes entouré d’une série de patients qui, sans doute, il y a 30 ans, auraient vécu à l’hôpital", illustre le psychiatre.

"Depuis 2011, la plupart des hôpitaux psychiatriques de Belgique ferment les lits chroniques pour laisser plus de place aux lits aigus et intensifier les prises en charge ou pour créer des équipes mobiles dans tous les hôpitaux", indique le docteur, qui soutient ce projet "à condition de mettre en place d'autres structures".

Les normes hospitalières ont également évolué. Désormais, on compte une équipe de 15 professionnels de la santé pour 60 patients de longue durée. Dans le service aigu, on retrouve le même nombre de soignants mais disponibles pour 30 patients de courte durée.

"Si ces patients ne sont plus aussi nombreux, c'est aussi parce qu'on ne peut plus les placer dans un hôpital psychiatrique et que certains échappent donc à un diagnostic et un traitement."

On les retrouve alors, par exemple, dans les prisons ou bien hospitalisés sous contraintes judiciaires. Le nombre de celles-ci a d’ailleurs doublé à Beau Vallon depuis la dernière réforme.

Il y a 30 ans, cet établissement comptait ainsi 1000 lits, explique-t-il. "800 de ces lits étaient occupés par des patients polypathologiques. Aujourd'hui, on a 500 lits et plus que 50 places pour ces patients", constate-t-il. Un chiffre à la baisse marqué par l'arrivée de nouveaux médicaments sur le marché mais pas seulement...

"C'est aussi lié au changement de l'organisation de la santé mentale. Pendant 50 ans, nous avons considéré normal de payer le logement, la nourriture de ces personnes-là". Depuis, le budget de la sécurité sociale consacré à ce type de patients a été réduit. Cette tendance se poursuit, s’intensifie même ces dernières années.

Les vestiges du passé

A côté des nouveaux bâtiments modernes se dressent deux établissements plus anciens.

L'un d'entre eux fait partie "des vestiges du passé", comme l'indique le docteur De Longueville. Désormais, l’ancien pavillon des Lilas est hors d'accès et sera prochainement détruit. "Tout commence à s'effondrer à l'intérieur, regardez."

Noirci et décomposé par la pourriture, le sol semble effectivement dans un piteux état. Autrefois blanche immaculée, cette immense pièce située au rez-de-chaussée accueillait jadis les longs dortoirs des malades.

En 1914, les patients dormaient tous ensemble dans cette grande allée, les lits les uns à côté des autres. Aujourd'hui, ils ont le choix: dormir seul ou en chambre double.

A l’intérieur du deuxième bâtiment qui est moins ancien, le silence règne. Les couloirs sont vides et les portes de toutes les chambres sont ouvertes. La température est pourtant agréable par rapport aux températures extérieures. "Le chauffage fonctionne car on compte convertir ce lieu en centre de consultations externes", explique le docteur De Longueville. Cet établissement accueillait auparavant 45 lits chroniques. Ils ont tous été fermés et convertis en lits aigus, consacrés aux patients de courte durée, en hôpitaux de jour et en structures de soins à domicile.

En attendant d'être reconverti, ce bâtiment est utilisé comme un lieu de stockage. "Rien n'est perdu", constate le directeur médical.

Les patients pluripathologiques sont-ils délaissés?

La Région wallonne compétente et… impuissante

Si l’hôpital psychiatrique ferme désormais ses portes aux patients pluripathologiques, quelles structures existe-t-il pour les recevoir ?

Depuis la réforme de 2014, la Région wallonne est en charge des deux structures psychiatriques consacrées aux patients de longue durée.

"La décision a été prise lors de la réforme de l’Etat de 2014 mais est d’application depuis 2018", explique Xavier De Longueville.

Ces deux structures psychiatriques sont les Maisons de soins psychiatriques (MSP) et les Initiatives d’habitation protégée (IHP). Ces institutions ne sont pas des structures hospitalières mais des maisons communautaires.

Deux Maisons de soins psychiatriques, qui accueillent 90 patients, font ainsi partie du paysage du Beau Vallon. Les malades ont un accès direct aux soins et peuvent participer aux activités sportives et culturelles de l'établissement. Ils consultent, toutefois, les médecins généralistes et spécialistes à l’extérieurs de l’hôpital.

Contrairement aux MSP, les Initiatives d'habitation protégée se trouvent en dehors de l'établissement hospitalier, en ville. Ces studios, appartements ou maisons disposent de 82 places au total. "Le patient est libre de faire ce qu'il veut. Il peut travailler, voyager, prendre des cours... Une équipe soignante continue de veiller sur lui", explique le docteur. Le séjour moyen des patients est de plusieurs mois à plusieurs années.

Ces deux structures sont prévues pour les malades stabilisés. Encadrés par une équipe de soignants, ils vont apprendre en douceur à essayer de vivre en toute autonomie.

Xavier De Longueville affirme que ces structures sont "complètement remplies".

De plus, leur coût est plus élevé pour le patient que dans les service hospitaliers de long séjour, bien que la Région Wallonne les subventionne en partie.

L’entièreté du budget fédéral n’a par ailleurs pas été transférée aux régions en même temps que les compétences. "Il ne doit plus y avoir de patients chroniques en hôpital à proprement parler mais la Région wallonne n'a plus d'argent pour développer de nouvelles structures d’accueil", interpelle le docteur.

Les maisons pirates, l’alternative controversée

Les patients polypathologiques se retrouvent donc délaissés, sans structure où vivre.

Face à cette situation, certains parviennent à intégrer des maisons pirates, "des hébergements non subventionnés qui procurent soit des soins de très bonne qualité, soit... de très mauvaise qualité".

Les soins sont, certes, remboursés par la mutualité mais le patient doit financer lui-même le logement à condition qu’il trouve une place. "En dépit de la qualité des soins et du montant important lié à celle-ci, ces maisons pirates sont souvent remplies", remarque le psychiatre.

En effet, le prix de ce logement est nettement plus élevé que celui de l’IHP ou de la MSP. Il peut grimper jusqu’à 1500 euros par mois alors qu'une MSP coûte environ 800 euros: le logement, la nourriture et les soins compris. De plus, dans une MSP, la gamme de soins est généralement plus spécialisée (psychologue disponible) et plus intense.

"On fait effectivement des économies dans la santé mais sur le dos des patients", relève le docteur. "Il faut toujours bien avoir en tête que les hôpitaux ne font pas bénéfices, ce sont des ASBL.  Dès lors, quand on rogne sur le budget des hôpitaux, c’est la qualité des soins qui en pâtit ou bien le patient qui doit compenser financièrement."

Ces patients psychiatriques, parfois gravement décompensés, n’ont d’ailleurs souvent pas les moyens financiers d’intégrer une maison pirate.

Le malade est alors soit livré à lui-même soit pris en charge par sa famille. Entre désarroi et sentiment d’abandon, les familles endossent ainsi le rôle d’aide-soignant. Un rôle qui devient un fardeau souvent très lourd à porter...