Au coeur de la création
des décors de "1984"
Au milieu de la scène du Théâtre royal du Parc, Winston Smith (interprété par Fabian Finkels), le regard terrifié, est solidement ligoté à un vieux fauteuil de dentiste. Devant lui se dresse son bourreau O’Brien (Guy Pion). Trois immenses parallélépipèdes rectangles gris divisés chacun en trois niveaux cloisonnent l’arrière et les côtés du plateau. – “Combien est-ce que je vous montre de doigts, Winston ?" – “Quatre”. Grésillement. Cri de douleur. […] – “Combien de doigts, s’il vous plaît?” – “Quatre! Cinq ! Quatre! Tout ce que vous voudrez. Mais arrêtez cela! Arrêtez cette douleur !” Bienvenue dans la salle de torture de 1984 !, la nouvelle pièce librement adaptée du célèbre roman de George Orwell par Thierry Debroux, directeur du Parc, et mise en scène par Patrice Mincke.
Crédit: Jean-Luc Flémal
Crédit: Jean-Luc Flémal
“J’ai chaque fois de grosses sudations”
Nous sommes pile sept jours avant la première, le jeudi 7 mars. Le décor vient d’être installé. En tout, il aura fallu une bonne semaine et une petite dizaine de personnes (régisseurs plateau, constructeurs, directeur technique,…) pour monter l’imposante structure imaginée par Ronald Beurms, scénographe et costumier de 1984. Trois blocs de containers en métal et en bois de plus de sept mètres de haut forment, dans la première partie, un immense cube, avant de se désolidariser pour constituer, en seconde partie, trois entités séparées : le Ministère de la Vérité (avec cantine, cabine “spermaton”, une machine à donner du sperme, et postes de travail) ; les escaliers d’accès au Ministère (ainsi que l’appartement d’O’ Brien) ; et l’appartement de Winston avec, aux deux étages supérieurs, celui d’un antiquaire.
Les comédiens, qui ont jusqu’alors répété sans décors et en faisant semblant, doivent à présent trouver leurs marques et les appuis de jeux pour se placer correctement en fonction des différents éléments du décor, de leurs partenaires et des spectateurs. “Ronald a fait les plans de ses maquettes à l’échelle du plateau. Dans notre salle de répétitions, nous avons mis des marquages au sol pour indiquer le bord de scène et la place qu’on aura quand le container sera dans telle ou telle position. Mais on a quand même toujours des surprises", sourit Patrice Mincke. "Quand je découvre le décor sur le plateau, j’ai chaque fois de grosses sudations. C’est lors des premières répétitions avec le décor que l’on découvre tout ce qui foire : zut ! On n’a plus de place ou on a trop de place ; ou le comédien est trop loin et on ne voit pas, on ne ressent pas ce qu’il joue, etc. Donc, on va avoir plein d’emmerdes et on va chercher des solutions une à une”.
Assis dans la salle, face à ses décors, Ronald Beurms observe, examine, veille à chaque détail.
“Ça fait toujours quelque chose de découvrir son décor, qui n’était qu’un jouet à la base, en grandeur nature."
"Mais, à cette heure, je n’ai pas encore l’apaisement pour le regarder sans penser à tous les détails qu’il y a encore à régler."
"Cette semaine, je ne dors quasi pas. C’est la semaine d’effervescence”.
Tendu, Patrice Mincke opine : “Le gros problème de ce décor est qu’il est très lourd et donc, il y a plein de mouvements [entre les changements de décor] qui ne sont pas beaux pour le moment. Donc, ce n’est pas magique : on voit juste des gens qui poussent méchamment un truc qui ne bouge pas. Mais ça va s’arranger : on est en train de chercher deux régisseurs plateau en plus et… costauds !”.
Dans le vaste atelier de décors, attenant au Théâtre du Parc, copeaux, chutes de bois, planches, cadres en métal,… jonchent le sol. Un vieux fauteuil en cuir beige, un peu esseulé, attend encore d’être teint en rose pour compléter la déco du “spermaton”, “mais c’est difficile de trouver des bonbonnes de teinture de cuir roses”, sourcille Ronald Beurms.
Yahia Azzaydi, chef constructeur, s’attelle, avec ses deux menuisiers, à passer en revue, vérifier, modifier ou arranger des éléments de décor. À la demande de Ronald, il vient de resserrer le boulon des plateaux-repas servis à la cantine de 1984. Sur un tabouret est posée l’une de ses nombreuses to-do-list : mettre un plafond, placer l’ascenseur, poulies + fermetures,… “On a plein de listes de choses à arranger", montre Yahia, "comme des portes qui doivent se fermer d’un coup. Mais je ne suis pas inquiet”, assure celui qui œuvre à la construction des décors du théâtre depuis 32 ans. “Moi, ce que je sais, c’est que le 7 mars, c’est la première. Donc, fini ou pas fini, le 7, on joue".
“Nous avons ouvert les portes
de l’imaginaire”
Érigé en 1782 en bordure du parc de Bruxelles, le Théâtre du Parc s’inscrit dans “une grande tradition du décor", indique Thierry Debroux, à sa tête depuis 2010. "Les spectateurs savent, même bien avant que je n’y arrive, qu’il y a un soin apporté aux décors”. Le théâtre collabore à ce titre avec “des scénographes très différents” afin de proposer au public des univers visuels variés. “À chaque fois, il y a des défis. On veut se surprendre et surprendre les spectateurs. Donc, il y a des moments où on souffre un peu parce que, forcément, ça coince toujours à un moment", raconte-t-il. "Il faut trouver des solutions. C’est très excitant”. Sa première collaboration en tant que directeur et metteur en scène avec Ronald Beurms date de 2011 avec Le tour du monde en 80 jours.
"Ronald est un joyeux fou. Immédiatement, lui et moi, nous avons donné le “la” à la folie, car son décor était tout à fait fou."
"Cette première collaboration a été très importante, car nous avons ouvert les portes de l’imaginaire : dorénavant, tout est permis visuellement !" Alors, quand Ronald Beurms a débarqué dans son bureau en décembre dernier avec sa maquette de 1984, “on s’est dit : ‘Certes, est-ce que ce bazar ne va pas être monstrueusement lourd ?’ Et puis, voilà, ça ne pouvait se vérifier que lorsque ce serait construit. C’était un petit risque ; on l’assume”.
Un autodidacte à l’âme d’enfant
Une maquette que, la veille de sa présentation officielle, La Libre a découvert en primeur dans l’atelier saint-gillois de Ronald Beurms…
Passées l’entrée discrète et une petite cour, une porte vitrée s’ouvre sur une véritable caverne d’Ali Baba ! On ne sait plus où regarder. Ici, un magnifique costume de Dark Vador et le vaisseau de Star Wars ; là, des ailes d’Icare suspendues au plafond ; là encore, de vieilles mappemondes, des scaphandres d’époque, des horloges, un squelette à chapeau noir,…
“Je suis tombé dedans quand j’étais petit. J’ai grandi dans un magasin de jouets à Molenbeek."
"Mes grands-parents étaient semi-grossistes. Ils avaient beaucoup de jeux de société. Je me souviens d’une Saint-Nicolas, à 7-8 ans, où l’appartement de mes grands-parents était rempli de toute la collection de jouets Star Wars.” Diplômé du Conservatoire sur le tard – Ronald Beurms a d’abord travaillé dans le domaine de la sécurité avant de devenir comédien –, il en est venu à la scénographie et à la création de costumes “par hasard” au fil des demandes sur divers projets (Peter Pan, Le tour du monde en 80 jours, L’Odyssée,…).
Au milieu de son atelier, sur sa table de travail, est disposée la maquette de 1984 en forme de cube métallique. Chaque cellule du cube est un container dans lequel sont installés des chaises de bureau, des escaliers droits, un appartement doté d’un lit, d’une bibliothèque, d’un phonographe et d’un piano,…
Totalement autodidacte et guidé par son âme d’enfant, “généralement, ce sont des objets qui m’inspirent une scénographie”, explique-t-il : une mappemonde pour Le tour du monde en 80 jours, une boule à neige pour Le Noël de M. Scrooge,… et un Rubik’s Cube pour 1984.
"Très vite, j’ai eu en tête un cube, quelque chose d’oppressant, mais qui s’effiloche au fur et à mesure du spectacle puisque d’une pensée unique, Winston va peu à peu penser autrement", détaille le scénographe. "Concernant l’esthétique, je cherchais quelque chose qui soit juste par rapport au moment où le roman a été écrit (1949), mais aussi cohérent de 1984, d’aujourd’hui et du futur”. Avec Patrice Mincke,
“On voulait quelque chose qui fasse penser à une ruche, une fourmilière”.
Leur choix s’est donc porté sur les containers, qui revêtent ce côté rangé, ordonné de 1984. Après quelques dessins et plans du futur décor, “je passe très vite à la maquette en 3D”, d’abord en carton puis avec des matériaux et éléments précis.
Crédit : Marie Russillo
Crédit : Marie Russillo
“De la fébrilité jusqu’au dernier moment”
Janvier. Un mois plus tard. Dans l’atelier de décors du Parc, les travaux de construction vont bon train. Une odeur de bois fraîchement coupé envahit tout l’espace. Les escaliers ont déjà été réalisés, les structures en métal des trois modules aussi. Certains pans sont entre les mains des peintres, d’autres sont encore à la découpe. Entre les échelles, les pots et rouleaux de peinture, les foreuses, le scotch, les mètres,… Yahia Azzaydi, serein, supervise.
“Construire et peindre tout le décor représente un mois de travail, avec une équipe d’une dizaine de personnes."
"Il y a 24 lieux, donc 24 changements de décor. Je reçois la maquette et je l’ai en tête. Je n’ai pas besoin des plans. S’il y a une erreur, je la vois directement. C’est vrai qu’au début, quand on regarde la maquette la première fois, ça fait peur. Puis, il faut la regarder deux, trois fois. Et, quand quelque chose ne marche pas, il faut toujours avoir deux, trois idées de rechange”.
Changer, adapter, supprimer, ajouter, alléger, améliorer. “Jusqu’au soir de la première, ça bouge tout le temps”, reprend Ronald Beurms. “Il y a une sorte de fébrilité jusqu’au dernier moment", enchaîne Patrice Mincke.
"Et puis grâce à la magie du théâtre, à la fin, ça marche. Il faut y croire”.
La pièce
Le pitch ? Londres, 1984. À la suite de guerres nucléaires, le monde est divisé en trois “blocs”, dirigés par des partis totalitaires. Winston Smith travaille au ministère de la Vérité, où il révise les archives pour les faire correspondre à la version du Parti. Mais il va en transgresser les règles…
Où et quand ? Au Théâtre royal du Parc. Du 7 mars au 6 avril. À partir de 14 ans.
Infos et réservations au 02.505.30.30 –www.theatreduparc.be