Au cœur d'une opération au cerveau en "chirurgie éveillée"

Images: Christel Lerebourg, Sophie Devillers. Attention, certaines images peuvent heurter.

Images: Christel Lerebourg, Sophie Devillers. Attention, certaines images peuvent heurter.

Sur l’image qu’affiche l’ordinateur de Florence Lefranc, dans son bureau de l’hôpital Erasme, la tumeur apparaît comme une tache rouge. Si sur les imageries du cerveau fournie en noir et blanc par l’IRM, elle est quasi invisible, elle est bien là, mieux visualisée par l’imagerie métabolique, le “pet scan”.

C’est un gliome, une tumeur cérébrale primaire, réapparue chez ce jeune patient il y a quelques semaines, après une première chirurgie il y a huit ans. “Elle est localisée proche de la zone du langage du jeune homme et est également près de la zone de mobilité de sa main droite”, détaille la chirurgienne, chef de clinique en neurochirurgie oncologique. La récidive de cette tumeur est la raison pour laquelle le jeune homme est actuellement allongé sur la table d’opération en ce mardi matin au quartier opératoire de l’Hôpital Erasme, à Bruxelles.

Autour de lui, se pressent déjà six personnes en blouse bleue, masque sur le visage et bonnet sur la tête. Une scène habituelle au bloc opératoire, sauf que les yeux du patient sont bien ouverts, et qu’il échange quelques mots à voix basse avec l’anesthésiste - membre de ce qu’on appelle “l’équipe de stimulation” - qui lui tient la main.

“Stimulation” car le jeune patient devra rester totalement conscient et actif, les trois heures suivantes, alors que l’opération de résection de son gliome se déroulera. Avec ce type de tumeur infiltrante c’est-à-dire sans limite nette avec le cerveau normal, il est le plus souvent impossible de “retirer” la tumeur sans risque pour le patient s’il est endormi. En effet, le patient doit être éveillé afin de réaliser diverses tâches et permettre ainsi la réalisation d’une cartographie de son cerveau – qui est différente selon les individus - et localiser les zones fonctionnelles du cerveau à ne pas toucher. 

Au bloc, c’est déjà le moment de la première étape : Florence Lefranc se saisit d’un marqueur bleu et trace une ligne sur le crâne du patient, où la peau puis l’os devront être ouverts.  Le patient est sédaté avec des substances d’anesthésiologie afin qu’il soit détendu et sa peau est endormie localement.   Philippe Paquier, l’orthophoniste, rappelle son rôle au patient. “Vous allez devoir compter sur vos doigts”.  Au-dessus de la table d’opération, de grands écrans affichent des images 3D du cerveau du jeune homme, qui s’inquiète de savoir s’il verra ces images durant l’intervention.  “Non, vous ne devez pas vous en faire, vous ne verrez pas l’écran, rassure Florence Lefranc derrière son masque. Un champ opératoire sera placé.”

"Ok parfait ! Incision !"

L’équipe s’affaire en effet rapidement à placer un large drap vert placé de chaque côté d’une barre, au niveau de la tête du patient. La scène opératoire semble à présent découpée en deux par ce “paravent” : d’un côté, le patient, l’anesthésiste qui lui tient la main, le neurologue et l’orthophoniste qui observe la scène ; de l’autre, la chirurgienne et la partie stérile, avec l’arrière du crâne du patient, qui a été recouvert d’un antiseptique brunâtre, et dont n’apparaît plus maintenant qu’un losange de peau, d’environ dix centimètres sur quinze, au milieu d’un champ opératoire.

“Ok, parfait ! Incision !” Le scalpel découpe petit à petit la peau, Florence Lefranc soulève le cuir chevelu, et place sur son pourtour une série de petites pinces bleues. “C’est pour l’hémostase de la peau, c’est-à-dire empêcher l’hémorragie, la peau c’est quelque chose qui saigne fort si on n’y fait pas attention, surtout le cuir chevelu.”

La peau est repliée dans l’autre sens et cousue, afin de permettre à Florence Lefranc et son assistante de travailler confortablement. On aperçoit désormais l’os du crâne et le bruit d’un moteur - avec comme une foreuse puis une scie - retentit dans la salle, se mêlant aux “bips” du moniteur cardiaque. “C’est le moteur pour traverser l’os”, commente la chirurgienne.

Elle est là en train de découper le “volet osseux”, comparable à une porte que l’on ouvre pour avoir accès au cerveau. “Monsieur ne doit pas trop bouger la tête pour le moment, s’il vous plaît”, demande la chirurgienne. Le message est relayé par l’équipe de stimulation, qui ne quitte pas le chevet du patient, lui parle doucement et l’encourage quasi en permanence.

Le morceau d’os du crâne -d’environ 8 centimètres sur 8, et d’une épaisseur d’un peu plus d’un demi-centimètre, est lui désormais ôté et mis de côté. C’est la dure-mère - la peau qui recouvre le cerveau - qui est désormais apparente. “Une fois qu’elle sera ouverte, vous verrez le cerveau”, précise Florence Lefranc. Ici, on arrive aux choses sérieuses.” Avec une sorte de poinçon à trois branches - son outil de “neuronavigation” - qu’elle pose sur la dure-mère, la chirurgienne peut localiser, sur l’écran du Petscan et de l’IRM, où elle se trouve sur le cerveau.

Le bistouri pénètre doucement la dure-mère, la pince soulève la peau et le cerveau apparaît enfin : beige-rosé, parcouru de vaisseaux, ‘gonflé’, palpitant aux rythmes de la respiration et du cœur. “Il faut que monsieur respire bien, car ça pousse un petit peu.”
En clair, le cerveau est tendu par la présence de la tumeur et menace de “sortir” de sa cavité, ce qui compliquerait l’opération.

De l’autre côté du paravent, Delphine Van Hecke, l’anesthésiste, interroge : “vous savez dans combien de temps, on va commencer à faire les exercices ?” “Une demi-heure, répond la chirurgienne, mais il faut que monsieur soit encore plus détendu.”

Delphine Van Hecke pose sa main sur l’épaule du patient, l’encourage à bien respirer, puis le félicite de ses efforts. “Allez-y, continuez. Très bien”, souffle-t-elle. “C’est bien, monsieur, lance Florence Lefranc, c’est déjà beaucoup mieux, continuez comme ça...” Dans une telle opération, un patient calme est essentiel et une tension artérielle contrôlée s’associe en effet à moins de risque de saignement. “J’ai peur que cela gonfle à nouveau quand le patient va se mettre à travailler, donc je propose d’ouvrir l’ancienne cavité opératoire, où se trouve la récidive de la tumeur, confie Florence Lefranc. Cela permettra de relaxer le cerveau.

Le cœur de l’opération peut à présent se dérouler, environ 1h30 après son début: “Allez, on y va !”, lance la chef de clinique, se saisissant de ce qui ressemble à un bic de couleur rouge. C’est en fait une électrode bipolaire, qu’elle pose directement sur le cerveau du patient, où elle pense que sont localisées les zones du langage et de la mobilité de la main droite.

Pendant ce temps, l’orthophoniste Philippe Paquier dialogue avec le patient : “comptez sur vos doigts, 1-2-3-4...” Le jeune homme lève la main droite et commencer à compter à voix haute, posant chaque fois un doigt sur son pouce... “Bien fort”, répète l’orthophoniste. Son patient obtempère. De son côté, le neurologue Philippe Voordecker, assis juste à côté à son ordinateur a pour mission de maîtriser l’intensité du courant électrique que l’on fait passer dans le cerveau du malade. “Continuez, c’est bien !”, lance l’orthophoniste. “1-2-3...”, continue le patient. Silence : le “4” lui, ne lui sort pas de la bouche. “Il y a un arrêt”, indique Philippe à Florence. “- Verbal ou la main ?” “Les deux !

"Le cerveau ne fait pas mal”
Peau, muscle et dure-mère font mal, mais sont endormis localement pour l’opération. Le patient reçoit aussi des antidouleurs, nous dit Florence Lefranc.

"On lui distille des paroles agréables, c’est important"
Pour Florence Lefranc, c’est une indication capitale : cela signifie que l’endroit du cerveau où elle a posé l’électrode est une zone fonctionnelle (pourvu d’une fonction définie, comme c’est le cas pour la plupart des endroits du cerveau), puisque lorsque le courant perturbe la zone, le patient s’arrête de faire une tâche, ici la parole et le mouvement de la main droite. Conclusion ? “Dans notre cartographie du cerveau, c’est un sens interdit. On ne peut pas y toucher en enlevant la tumeur”, explique le Pr Lefranc.

L’exercice est à nouveau répété, à un nouvel endroit. “Un, deux, trois, quatre...” “Gardez bien le rythme” “Un, deux...”Nouvel arrêt” “Je confirme”, lance Philippe Voordecker, derrière son ordinateur. “Très bien, monsieur, vous avez très bien fait cela. Vous comprenez que c’est très important de faire cela à haute voix...” “Je peux avoir à boire ?”-”Pas un verre, mais on peut humecter votre bouche avec un tampon...” “On lui distille des paroles agréables, c’est important”, nous glisse Philippe Voordecker.

Désormais, la chirurgienne connaît les endroits où elle peut travailler et ceux où elle ne doit pas aller : “Si on ne peut pas aller par-là, on va essayer de passer par ici, indique-t-elle sur le cerveau à son assistante. Il faut trouver une solution. On va passer à l’intérieur de l’ancienne cavité et aller par en-dessous...” Le trou résultant de la première opération est en effet encore clairement visible. Avec une pince, la chirurgienne commence à extraire des petits bouts de matière gris clair : c’est la tumeur. Ces morceaux sont envoyés au laboratoire pour analyse. “C’est bien, continuez à parler", dit-elle en s’adressant au patient et aux deux Philippe, avant de saisir son cavitron, un tube aspirateur ultrasonique doté d’une pointe fine qui peut aspirer la tumeur, sans blesser les vaisseaux.

"C’est bon, j’ai fini"

Au centre de la conversation de l’autre côté du paravent: la pêche à la ligne, le hobby du patient, passion dont l’évocation a été choisie au préalable afin de le relaxer au maximum aux moments critiques. “Racontez-moi un peu votre plus belle partie de pêche”, demande ainsi le neurologue. “Ah, c’était récemment, à Dijon”, répond calmement le patient, d’une voix grave, à peine hésitante. Brièvement, Florence Lefranc demande au patient de continuer à parler, afin de vérifier en direct que toutes les zones fonctionnelles le sont toujours. “C’est bon, j’ai fini. Monsieur peut se reposer, maintenant !”, avertit la chirurgienne.

Reste à présent à réaliser le chemin en sens inverse. Recoudre la dure-mère d’abord, puis replacer le volet osseux crânien, en le fixant à l’aide de micro-plaques, vissées avec un petit tournevis chirurgical. Volet ensuite recouvert en partie d’une sorte de plâtre. “De la poudre d’os”, pour ne pas avoir ensuite de “creux” visible à l’œil nu sous la peau, nous explique Florence Lefranc, avant de recoudre avec grand soin le cuir chevelu. Car “finalement, la cicatrice, c’est la seule chose que le patient verra après...” Et s’adressant encore au jeune homme : “Encore un peu de courage, monsieur, on a fini”.