5G, une course effrénée pour dominer le monde

Les enjeux géopolitiques derrière la technologie

Un levier de pouvoir pour les États

La 5G déchaîne les passions. En 2020, les questions sur les ondes et les effets sur la santé ont souvent pris le dessus dans les débats, malgré le manque de preuves scientifiques. L’impact environnemental a également fait couler beaucoup d’encre. Si la modernisation et l’amélioration de l’efficacité du réseau internet mobile peuvent être nécessaires, l’effet rebond dans la consommation de données et les dépenses énergétiques qui s’ensuivent doivent être pris en compte.

Malgré cela, le déploiement de la 5G semble être une course effrénée où les critiques et les questionnements sont relativement balayés.

Même Martin Bouygues, à la tête du groupe du même nom et propriétaire d’un des principaux opérateurs français, Bouygues Telecom, avait demandé au début de la crise du Covid-19 un moratoire sur le sujet. S’il était surtout inquiet par rapport aux coûts du déploiement en pleine pandémie pour les opérateurs, sa demande a été rapidement rejetée. En décembre, la France saute d’ailleurs dans le bain, peu de temps après la Belgique, même si c’est encore très limité chez nous et que les enchères sur les fréquences devraient se dérouler d’ici 2022. Les arguments avancés sont, pour résumer, qu’il ne faut pas rater le train du progrès et ne pas s’isoler. Il en irait de l’attractivité des pays, de leur compétitivité et de leur image.

Au-delà du cliché “pour ou contre” la modernité, qu’est-ce qui motive cet entrain ? Et quels sont les enjeux purement géopolitiques ?

L’importance des brevets

Le dépôt de brevets technologiques par les pays forme un moyen d’évaluation de leur capacité d’innovation. Si l’on peut un peu tricher sur le nombre et la qualité des brevets, sans compter que cela représente aussi un business, cela reste un marqueur intéressant. Ce n’est pas pour rien que les constructeurs, en particulier dans le secteur des télécoms (Apple, Samsung, Huawei, Xiaomi…), se livrent des batailles juridiques sur le sujet. La 5G, résolument vecteur de modernisation et de nouveaux usages, sans parler de l’Internet of Things (Internet des objets), soit les objets connectés qui en seront dépendants, influence forcément cette course. Qui dit maîtrise de la technologie dit possibilité de recherche et développement de produits liés et donc de dépôts de brevets pour toute l'industrie qui en découle.

Rappel historique : la 3G a permis la généralisation des téléphones portables intelligents dans les années 2000, dont l’avènement, en précurseur, de l’iPhone. La 4G, adoptée dans ses prémices en Europe du Nord en décembre 2009 mais très rapidement généralisée aux États-Unis, a dopé le marché et l’innovation dans le domaine. C’est donc aussi sur ce terrain que la 5G pourrait agir, et bien au-delà des smartphones. Et en seulement quinze ans, la Chine a littéralement explosé en termes de dépôts de brevets. Passant de moins de 3 000 en 2005 à plus de 30 000 en 2015 et figure à la première place en 2019 avec… 58 990 brevets déposés, coiffant sur le poteau les États-Unis et leurs 57 840 brevets.

À titre d’exemple, la Belgique cumule 2 423 brevets déposés en 2019. Un score respectable étant donné sa population. Ses domaines de prédilection sont la chimie, les biotechs, l’industrie pharmaceutique mais aussi les nanotechnologies et l’automatisation. Par cette volonté d’être à la pointe de l’innovation, la Chine montre donc clairement qu’elle ne veut pas se contenter d’être l’usine du monde. Très active dans l’export de matières premières dans le passé puis dans celui de produits manufacturés, elle veut se positionner depuis plusieurs années en producteur de produits à haute valeur ajoutée.

En maîtrisant une bonne partie des ressources, de la filière industrielle et désormais de la recherche et développement, elle conforte sa place de première puissance économique mondiale (même si le classement peut changer selon la méthodologie utilisée).

La maîtrise de la 5G et son avance prise dans le domaine pourront contrebalancer ses quelques retards, comme dans le domaine des semi-conducteurs, indispensables à l’électronique, aux objets connectés et dont les États-Unis gardent, pour le moment, le monopole sur la technologie.

Infographie: Qui mène la course à la 5G ? | Statista

Maîtriser l’industrie et les ressources

Les brevets ne sont rien sans la capacité de production. D’ailleurs, la Chine a beaucoup profité d’entreprises étrangères venues sur son sol pour bénéficier du marché et de la main-d’œuvre bon marché, en particulier lorsqu’elle a conditionné cette venue via un transfert de technologie et donc de propriété intellectuelle. Et c’est là que le bât blesse pour les économies occidentales. De plus en plus désindustrialisées, tertiarisées, sans maîtrise directe de la plupart des ressources et avec un coût salarial plus élevé, leur échappatoire restait l’innovation. D’où le mantra de beaucoup de personnalités politiques axé sur l’innovation, pour créer des activités à forte plus-value. Mais la Chine n’a pas abandonné le combat dans ce domaine.

Le pays maîtrise également une problématique centrale de toute industrie : son approvisionnement énergétique. Premier pays producteur et consommateur de charbon, c’est de là que la Chine tire sa puissance, avec plus de 60 % de sa production d’énergie primaire, même si elle se diversifie dans le nucléaire, le gaz ou encore les sources d’énergies renouvelables. Elle maîtrise également l’approvisionnement de ressources comme des matériaux indispensables au secteur technologique. Si l’on parle moins de terres rares ces trois ou quatre dernières années, ces éléments restent sans l'ensemble indispensables dans beaucoup de hautes technologies, dont le secteur des énergies renouvelables. La Chine en détient toujours le monopole avec plus de 70 % de la production mondiale. Un chiffre qui a baissé depuis la prise de conscience d’autres pays producteurs comme l’Australie, numéro 2 avec seulement 12 %, ou les États-Unis, qui étaient numéro 1 il y a encore un peu plus de trente ans.

L’Empire du Milieu a donc vu à long terme, maîtrise ses besoins énergétiques, dispose d’une industrie puissante et reste sur le devant de la scène de l’innovation. Avec la multiplication des objets connectés que provoquera la 5G, cette maîtrise des ressources et de l’énergie sera fondamentale et renforcera les cartes que la Chine a déjà en main.

Une nouvelle forme de polarisation du monde ?

La Chine, la Russie et le monde occidental. Le lobbying de Washington à l’encontre de Huawei a porté ses fruits dans les nations occidentales ces deux dernières années. L’Europe, bien que divisée sur le sujet, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont majoritairement pris des distances avec le constructeur chinois. Le Japon avait également fait de même. Par contre, du côté de la Russie, dès 2019, l’opérateur principal MTS a signé avec Huawei pour le futur déploiement de la 5G. L’État dirigé par Vladimir Poutine a d’ailleurs préféré miser sur le renforcement de ses relations avec son voisin et principal partenaire commercial (derrière l’Europe si l’on regroupe l’ensemble des pays), la Chine. En août dernier, le ministre des Affaires étrangères russe, Serguei Lavrov, a d’ailleurs apporté publiquement son soutien à Huawei, balayant ainsi les critiques américaines. Une alliance entre deux des plus grands pays du monde qui n’est pas anodine.

Quelques arguments pro-5G

(et leurs limites)

Parmi les arguments mis en avant pour le déploiement de la 5G, on trouve donc l’Internet des objets, les smart cities (villes intelligentes) et les véhicules autonomes. En quoi ceux-ci pourraient-ils avoir un impact sur la géopolitique mondiale ?

L’Internet des objets et la relance économique

La multiplication des objets connectés induit plusieurs effets sur l’économie mondiale. Premièrement, si l’on ne prend pas en compte l’impact environnemental lié à l’extraction de ressources, ceux-ci permettront d’augmenter la croissance des entreprises qui se positionnent sur ce marché naissant et donc des pays où elles résident. La population mondiale étant déjà dotée de smartphones, même s’il y a des disparités, ces “nouveaux besoins” en objets connectés pourront doper l’économie. Mais qui dit objets connectés dit besoins en métaux, en lithium pour les batteries, en pétrole pour les plastiques, en cuivre pour l’électrification du système qui en découle, etc.

Un bénéfice pour le Chili, par exemple, premier producteur mondial de cuivre, avec qui la Chine renforce ses partenariats stratégiques depuis une dizaine d’années. Pour le lithium, dont le prix, bien que parfois volatil, a triplé entre 2010 et 2018, c’est l’Australie qui fait figure de numéro un en termes de production. Mais si l’on parle de ressources identifiées, l’Amérique du Sud détiendrait près de 60 % de celles-ci. Si le prix de celui-ci est tout de même passé de 17 000 à 13 000 dollars la tonne en 2019, la demande pour les batteries d’objets connectés et des véhicules électriques pourrait bien refaire grimper le cours. De quoi changer la donne au niveau de l’approvisionnement en ressources dans le monde.

Un timelapse qui montre l'évolution de la mine de Chuquicamata, au Chili depuis 1984.

Les “smart cities” et l’argument sécuritaire

Un autre point avancé par les promoteurs de la 5G, c’est la modification complète du paysage urbain. Du côté des points positifs, on signale la possibilité de mieux gérer le réseau électrique selon les besoins, les infrastructures d’approvisionnements de biens, la circulation dans les ports, sur les routes et même dans les centres de stockage et de distribution de produits. Connecter tous ces éléments permettrait de réduire les dépenses énergétiques inutiles, la perte de temps, d’analyser et améliorer la mobilité. La promesse de véhicules autonomes, bien que leur démocratisation ne soit pas pour demain, pourrait également transformer notre paysage urbain.

La sécurité est également un élément mis en avant, souvent sollicité pour faire taire les critiques. La 5G permettrait un contrôle accru des déplacements, des besoins de secours et autres. La crise du Covid-19 a d’ailleurs mis en lumière les avantages liés à une plus grande maîtrise des données de circulation des individus, les bénéfices tirés de la digitalisation, sans parler ici uniquement du télétravail.

Le revers de la médaille est, par contre, un contrôle possible plus poussé de l’ensemble de la population ainsi que la multiplication des points sensibles au niveau cybersécurité. C’est là-dessus que les États-Unis ont fondé leur diatribe anti-Huawei.

Alors si on veut contrôler les équipements et les antennes 5G, qu’en est-il de la myriade de produits connectés et piratables ?

"Celui qui dominera la 5G dominera le système international de demain"

“L’équilibre mondial peut changer”

Attentif à la question chinoise depuis de nombreuses années, Tanguy Struye de Swielande, professeur en relations internationales à l’UCLouvain et spécialisé en géoéconomie, nous fait part de son point de vue et des enjeux de la 5G pour l’Union européenne.

La 5G représente-t-elle un point majeur dans la géopolitique mondiale ?

C’est certainement l’enjeu le plus important des années à venir. Elle est reliée à tout ce qui est nouvelles technologies, smart cities (les “villes intelligentes”), voitures autonomes, sécurité… Et sur ce point, les Chinois dominent, avec Huawei et ZTE. Donc tout ce qui est géoéconomique, au sens large, sera influencé. Grâce à l’aide massive du gouvernement chinois qui subventionne ses entreprises, il est évident que la Chine est en position de force. D’autant plus que les États-Unis n’ont pas développé eux-mêmes la 5G et dépendent de fournisseurs extérieurs. L’Union européenne a Ericsson et Nokia mais les pays sont très divisés.

Quels sont les désaccords en Europe ?

Les institutions essaient de promouvoir une certaine unité et une autonomie stratégique au niveau 5G mais les États ne suivent pas. Les pays du Sud, comme le Portugal et l’Espagne, sont encore très dépendants de Huawei. D’autres vont arrêter ou limiter le recours à Huawei à l’avenir, comme la Grande-Bretagne, la France et la Belgique. Ça veut dire qu’on va se retrouver avec des divisions et il y aura des conséquences du point de vue Défense, au niveau de l’Union européenne comme de l’Otan. Est-ce qu’on va faire confiance à des pays comme l’Espagne et le Portugal qui pourraient potentiellement continuer avec Huawei alors que les autres feront plutôt appel à Ericsson et Nokia ? Est-ce qu’il y aura une continuité dans le partage d’informations ? Les enjeux ne sont pas uniquement économiques.

Est-ce qu'il y a des preuves réelles d'espionnage par Huawei ?

On n’a pas de preuves mais beaucoup de soupçons. En partie à cause du lien avec l’armée chinoise, de par le fondateur, mais aussi par le fait que Huawei travaille directement avec celle-ci. Donc on a peur des fameux backdoors (les portes d’entrées, soit les failles de sécurité exploitables par les pirates informatiques, NdlR). Quand on parle de high tech et de R&D, d’Intelligence Artificielle (IA), de big data… est-ce qu’on peut se permettre de prendre ce risque ? Ça peut être un choix… Mais on peut aussi opter pour le recours aux entreprises européennes comme Ericsson et Nokia. Je suis plutôt dans la logique de principe de précaution. C’est aussi parce que j’étudie ce pays depuis vingt ans et j’ai appris à être méfiant à l’égard de la Chine.

On peut se méfier des États-Unis également...

Tout le monde s’espionne, il ne faut pas se leurrer. C’est classique. Mais Européens et Américains font partie d’une même alliance, qui est l’Otan. Il faut que les pays membres puissent se faire confiance au niveau des démocraties occidentales. Si l’Union européenne veut une politique de sécurité-défense autonome, est-ce que c’est intelligent d’avoir Huawei dans tout ce qui va être communication ? C’est la question.

L'Europe a tiré profit de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, non ?

Oui, en partie. Et on est tous d’accord que toutes ces nouvelles technologies vont déterminer l’économie de demain. La 5G permet d’améliorer l’efficacité de l’IA et des smart cities. Tout le reste va être accéléré, de la surveillance aux soins de santé. Toutes les informations que les pays et les entreprises récoltent seront utilisées pour la publicité mais aussi pour nous orienter politiquement. On voit d’ailleurs une volonté de souveraineté numérique des pays en ce moment. La Chine, par exemple, compte 1,3 milliard de personnes. Ce qui représente autant de data. Ils veulent donc maintenir cela pour eux. C’est une source de puissance énorme. La 5G chinoise commence aussi à bien s’implanter dans les pays du Sud. Si on compte le mécanisme de crédit social qui pourrait aussi s’imposer – les Chinois vantent ce système de contrôle de la population et le régime autoritaire qui va avec -, ça pourrait avoir des conséquences énormes. Beaucoup d’États voient aujourd’hui les démocraties en crise et observent la Chine s’en sortir assez bien, même avec le Covid, et donc se disent “pourquoi pas”. Il y a donc un recul potentiel des démocraties par rapport aux régimes autoritaires. Là, on rentre dans les enjeux purement politiques. Donc ça veut dire que l’équilibre mondial peut changer. C’est un moyen pour eux de s’imposer. Le dernier point qu’on néglige fortement, et c’est une énorme erreur des Américains avec Trump, c’est que les Chinois en ont profité pour s’installer dans toutes les organisations internationales pour tout ce qui est télécommunications. C’est la Chine qui est en train de définir tout ce qui est nouveaux protocoles et standards avec la 5G. Tout l’enjeu n’est pas uniquement basé sur la rapidité d’Internet. Celui qui dominera la 5G dominera le système international de demain.

Les brevets, les standards, les normes: comment techniquement cela peut avoir un impact ? Comment l'expliquer ?

Il y a tout ce qui est lié aux brevets, aux droits et à la législation. Notons qu’il faut faire attention car les Chinois déposent un nombre incroyable de brevets mais qui ne valent pas toujours grand-chose. Cela étant, il est évident que, par rapport à il y a une quinzaine d’années, ils ont monté en puissance. Ce n’est plus de la copie, ils développent eux-mêmes ces nouvelles technologies. Évidemment, ils ont gagné pas mal d’années car ils ont copié chez nous et sauté des générations de développement et de recherche. Mais ils sont au top mondial.

Est-ce possible d'avoir une réelle protection des technologies de nos jours ?

Non. Ce jeu de copie va de toute façon continuer. Et si la Chine prend le dessus, on peut être sûr que l’espionnage industriel changera de camp. Les pays occidentaux vont aussi piquer des choses aux Chinois. L’échiquier se déplace au niveau géoéconomique. Il est beaucoup plus important que l’enjeu purement militaire. C’est une évidence. Et de plus en plus, on va essayer de se protéger de la Chine et en être moins dépendant. On dépend déjà trop fortement de certaines matières premières, de terres rares et autres. Cette logique s’applique aussi à la 5G. Si on compte trop sur Huawei et autres au niveau européen, à la moindre tension, ils auront des moyens de chantage énormes. On voit aujourd’hui comment ils traitent les Australiens car ils ont osé critiquer la Chine sur un ensemble de choses. On peut s’imaginer que s’ils maîtrisent l’ensemble des réseaux 5G et que Huawei s’installe un peu partout, ils vont avoir un pouvoir de sanction et de coercition énorme, qu’ils ont déjà sur des pays africains et sud-américains moins développés et moins indépendants technologiquement.

Sur le développement militaire, que peut-on attendre avec la 5G ?

Tout ira plus vite. Sur tout ce qui est lié à l’IA, les drones, la robotisation, il y aura un impact. Cela permettra d’être dans le just in time, avec des informations plus précises et obtenues plus rapidement. Mais cela va demander encore beaucoup de développement. L’autre aspect est aussi lié à tout ce qui est partage d’informations entre les membres du Five Eyes (l’alliance qui regroupe les services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis) sur tout ce qui est cyber. Si les USA veulent faire pression sur les Britanniques par exemple, ils peuvent dire “si vous prenez Huawei, vous sortez des Five Eyes”. Il est évident que le potentiel nouveau matériel dans les années à venir, dont les drones et les nouveaux systèmes des avions de chasse, sera dépendant de la 5G.

Les États-Unis ont un peu raté le train de la 5G...

Je suppose que l’administration Biden va mettre le paquet pour rattraper ce retard. Mais là où les Chinois ont pris de l’avance, c’est dans les pays du Sud. C’est là où il y a les matières premières. Ce sont aussi des pays qui pourront soutenir la Chine au Conseil de Sécurité des Nations unies. Ce sont des pays qu’il ne faut pas négliger, comme on l’a trop fait ces dernières années. Ils ont un rôle à jouer. Même lorsqu’il est secondaire. Dans un système international qui est occupé à complètement se recomposer, chaque voix compte. Alors qu’il y a vingt ans, les Américains ou les Européens ne prêtaient pas assez attention de savoir si l’Afrique les soutiendrait dans une guerre en Irak ou en Afghanistan par exemple. On a trop négligé cet aspect-là, ce que n’ont pas fait les Chinois. Et cela à travers la géoéconomie, la 5G, les partenariats et les accords commerciaux qui sont tissés. Ça leur donnera une puissance incroyable. Et, à nouveau, ils pourront utiliser les sanctions, la coercition, les menaces, si jamais des pays ne les soutiennent pas ou votent contre eux par exemple.

Une forme de néocolonialisme ?

C’est du pur néocolonialisme.

Ils l'ont déjà fait en construisant et en ayant la mainmise sur les grands réseaux de voies ferrées en Afrique. C'est un développement mais aussi une forme de dépendance...

Tout à fait. C’est la même logique et la 5G renforce la position des Chinois, qui sont déjà très présents en Afrique et en Amérique du Sud. Je ne sais pas si on a été naïfs ou si on n’a pas voulu investir suffisamment dans ces entreprises technologiques en Europe mais, selon le Wall Street Journal, Huawei a bénéficié de 75 milliards de dollars de soutien financier ces vingt dernières années pour se développer. Je ne pense pas qu’Ericsson ou Nokia aient eu autant de soutien. Pourtant, pour des raisons de sécurité nationale et de souveraineté européenne, avec le développement d’entreprises européennes, peut-être qu’on ne serait pas dans la même situation aujourd’hui, avec Huawei à nos portes.

Photo: Alexis Haulot.

Photo: Alexis Haulot.

Ne tombons pas dans la phobie du péril jaune

Un protectionnisme inquiétant ?

Attaquer la Chine sur sa volonté de puissance, son agenda, ses actions peut sembler simple, voire contre-productif si on se limite au constat. Au-delà de la méfiance, de la nécessité de repenser les rapports de force et la balance commerciale, il est peut-être utile d’agir avec diplomatie avec cette puissance mondiale. Une escalade des tensions pourrait compliquer la vie des Européens. C’est ce que pense Bernard Dewit, président de la Belgian-Chinese Chamber of Commerce (BCECC), une fédération d’entreprises et de personnalités voulant favoriser les échanges entre la Chine et la Belgique. Parmi eux, on retrouve Solvay ou encore ZTE, l’autre constructeur chinois actif dans l’équipement 5G mais qui se fait plus discret que Huawei.“Il faut être prudent en maniant cette grenade qui pourrait nous exploser dans la main”, alerte-t-il au sujet des mesures de restriction imposées à Huawei et ZTE en Europe.

La Belgique a toujours été un pays d’ouverture. Mais actuellement, il y a une tendance au protectionnisme en Europe. Une tendance à se replier sur ses frontières et protéger ses propres marchés. Cela m’inquiète car qui dit protectionnisme en Europe dit mesures de rétorsion en Chine. On ne peut pas exiger des autres une politique différente de celle qu’on applique. Ça ne va pas aider nos entreprises qui sont en Chine”, précise-t-il, soulignant la volonté globale de la Chine, depuis son adhésion à l’OMC en 2001, à ouvrir son marché et favoriser les opportunités pour les entreprises étrangères. Et malgré les quelques rétropédalages et autres variations dans cette politique, l’accord de principe pour l’investissement global entre l’UE et la Chine trouvé fin décembre confirme plutôt la tendance. Même si celui-ci est, lui aussi, critiqué car si la Commission européenne avance avoir obtenu des concessions, en particulier sur la protection de la propriété intellectuelle et le règlement de différends, la Chine n’aurait pas fait preuve d’assez de transparence sur les aides d’État à ses entreprises.

Il y a un enjeu géopolitique. Donc ça crée des tensions. Mais on n’empêchera pas des entreprises comme Huawei de continuer leur R&D (recherche et développement, NdlR) et à aller de l’avant. Ça serait dommage de se priver de ces technologies”, avance pour sa part Bernard Dewit.

"Ne tombons pas dans la phobie du péril jaune, comme on a pu le connaître pas le passé. Parfois, une méconnaissance de l'autre engendre des réactions de repli et de méfiance", ajoute-t-il.

Il faut une meilleure connaissance de l’autre. Il faut aider les entreprises belges présentes en Chine et attirer les entreprises chinoises. Il faut éviter de prendre des décisions qui vont à l’encontre de cela et ferment nos frontières. Ça ne veut pas dire que la Belgique doit être un vassal de la Chine. Elle a ses valeurs, son indépendance, son cadre européen mais elle doit disposer d’une forme d’ouverture”, répète-il, en insistant sur le besoin de nuance et de diplomatie plutôt que d’affrontement.

C’est un discours qui n’est peut-être pas dans l’ère du temps mais il faut l’entendre”, conclut-il.

Commentaire

Le déploiement de la 5G implique des enjeux d’indépendance technologique. Le lobbying américain contre Huawei est un marqueur des tensions qui existent entre les États-Unis et la Chine dans ce domaine. L’Oncle Sam a pris conscience de son retard de par l’absence de constructeurs d’équipements 5G sur son territoire. L’Union européenne, grâce à Ericsson et Nokia, a une carte à jouer. Mais si elle veut se détacher de l’influence américaine tout en conservant des relations stables, elle souhaite aussi rééquilibrer ses rapports de force avec la Chine.

Un juste milieu difficile à trouver alors que les enjeux géopolitiques se déplacent, avec l’Asie en tête mais également l’importance grandissante des relations avec les pays du Sud.

Alors que la pandémie de Covid-19 aura un impact considérable sur l’économie mondiale, la 5G, et toute l’industrie qu’elle implique, des objets connectés aux villes intelligentes (smart cities), représente un levier de relance que peu de personnalités politiques veulent balayer d’un revers de la main. Si l’Europe n’est pas mal positionnée sur le sujet, elle est tiraillée.

D’un côté, il y a sa volonté de réduction d’émissions de CO2 d’ici 2050. Un objectif pas toujours conciliable de prime abord avec le déploiement de la 5G, le rebond de consommation de données et la multiplication d’objets connectés qui y sont liés.

D’autre part, son positionnement humaniste face au régime chinois et la problématique du travail des Ouïghours, celle des relations compliquées avec Taïwan ou encore la gestion des tensions à Hong Kong rend les négociations complexes. Mais la prise de conscience des enjeux géopolitiques peut changer la donne.

À condition de ne pas partir perdant et de savoir mener sa barque intelligemment. Avec une vision à long terme.