LE WHISKY JAPONAIS
CHAMPION DU MALT, VICTIME DE LA MODE
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Le whisky japonais entre succès et soucis

" Où sont passés les whiskys complexes ? Où sont les mélanges qui offraient des couches surprenantes de profondeur ? (...) Il est temps pour une certaine dose d'humilité(...) de retourner aux bases. De réaliser qu'il manque quelque chose. " En 2014, un microséisme se produit dans le monde tourbé du whisky. Pour la première fois, c’est un whisky japonais, le Yamazaki Single Malt Sherry Cask 2013, qui obtient le prestigieux titre de meilleur whisky du monde selon la Bible du whisky, de Jim Murray. Pis, aucun scotch issu de terres écossaises ne figurent aux premières places de ce classement, puisque les deuxième et troisième place sont attribuées à des whiskies breuvages américains. L’affaire fait grand bruit dans les médias anglo-saxons.


Un sacré coup de pied dans la fourmilière des puristes du malt, tant jusqu’alors le whisky était une affaire de tradition et d’héritage, dont la science et le génie ne semblaient réservés qu’aux îles britanniques, Ecosse en tête.

Les champions du bout du monde

Dans l’imaginaire collectif, le whisky est une affaire de kilts et d’accents britanniques puissants, fait de brume et d’herbe humide. Pourtant, depuis plusieurs années maintenant, de nouveaux champions venus issus du bout du monde viennent défier les historiques aqua vitae d’Irlande, d’Angleterre et d’Ecosse, et notamment le Japon. En moins de vingt ans, l’archipel est devenu le quatrième producteur mondial de whisky, et est passé de moqueries et quolibets à son égard à la réception de nombreux prix et récompenses.


Toutefois, nuançons. Non, le whisky japonais n’est pas neuf. S’il est certes plus jeune que ses illustres aînés gaéliques, il n’a rien d’un enfant: la première distillerie japonaise -par ailleurs celle à avoir reçu la première place de Jim Murray- a vu le jour en… 1924. Masataka Taketsuru, qui a passé des années en Ecosse afin d’apprendre les secrets de la distillation du whisky, en a ramené le savoir-faire, et une épouse pour l’aider dans sa tâche. Pour le compte de Shinjiro Tori, richissime visionnaire qui veut faire découvrir au Japon les délices de l’orge malté, Taketsuru travaille sans relâche jusqu’à ce que le premier whisky japonais, Suntory Shirofuda, voit le jour. Quelques années plus tard, il montera sa propre distillerie, qui deviendra celle qu’on appelle -et respecte- aujourd’hui Nikka.

Islay mon amour

L’héritage des highlands n’est pas bien loin. Pratiquement l’entièreté de l’orge nécessaire à la création du breuvage est importé, il en va de même pour les levures et les alambics. « Le whisky japonais s’est calqué sur le whisky écossais, il est en général produit exactement de la même façon. La différence principale est le fait que les distilleries japonaises produisent chacune plusieurs styles différents, alors que les écossais n’en produisent en général qu’un » explique Serge Valentin, auteur du blog Whiskyfun, dont le palais a récolté et consigné les arômes de plus de 10.000 whiskies. Les Ecossais produisent très peu de styles de distillats, alors que le Japon s’en donne à coeur joie: Yamazaki produit à elle seule une centaine d’expressions, et Hakushu plus d’une quarantaine. Ils mélangent les variétés d’orge, de maltage, de levures, varient les temps de fermentation et les modes de distillation, combinent les alambics de formes et de tailles différentes, jouent sur la taille et l’origine des fûts.


« C’est la même différence qu’entre une winery californienne qui proposera tous les principaux cépages rouges, et, par exemple, un vigneron bourguignon ou toscan qui souvent n’en proposera qu’un » poursuit Serge Valentin.


Des racines écossaises, mais une identité propre, donc. Dave Broom, dans son livre « Atlas Mondial du whisky » l’explique: « Si l’on comparait le single malt écossais à un bouillonnant torrent de montagne où arômes et saveurs jouent des coudes pour trouver leur place respective, le malt japonais serait alors un lac limpide où tout est révélé. »

Victime de la mode

Le whisky japonais, aujourd’hui, a le vent en poupe. Grâce à sa grande qualité, certes, mais aussi grâce à un effet de mode. Very trendy, il sert d’attrape-convives pour les plus branchés d’entre nous, désireux d’impressionner la galerie avec un alcool « de niche ». Bob Harris, le personnage de Bill Murray dans le film de Sofia Coppola Lost In Translation n’est sans doute pas étranger à cette tendance. « For relaxing times, make it Suntory time. » Une scène directement issue d’une vraie publicité qu’avait tournée Sean Connery dans les années nonante.








Le whisky japonais « dispose d’apôtres très talentueux, notamment en France et ailleurs en Europe » explique Serge Valentin. « Le Web fait en général émerger les challengers, au détriment des leaders, ce dans tous les secteurs. Et il y a certainement un effet de mode, car le whisky japonais, qui a su garder une forte identité en ce qui concerne son packaging, permet à l’amateur d’impressionner et de surprendre ses invités. C’est l’effet “légumes oubliés” en cuisine. »



La fin d’une ère

Le whisky écossais doit-il s’inquiéter face à ce « légume oublié » qu’est le whisky japonais, comme le prétend Jim Murray? Pas forcément: « Au-delà de ses champions, il y a aussi beaucoup de whiskies japonais très moyens, qu’ils ne peuvent donc pas facilement exporter. Le whisky japonais a certes de quoi inquiéter les Ecossais, mais les volumes disponibles de très bons whiskies japonais sont faibles. Leur offre me paraît donc trop réduite en volume pour réellement devoir inquiéter les gros Ecossais à court ou moyen terme » conclut Serge Valentin.


D’autant plus que le succès nippon pourrait être endigué par la même galère que vécut l’Ecosse en son temps: une pénurie de ses nectars les plus âgés. Thierry Benitah, directeur général de la Maison du Whisky à Paris, prévenait déjà de ce danger en novembre dernier, dans L’Express: « Crise mondiale oblige, peu de whisky a été produit en Ecosse entre 1975 et 1995. Des distilleries ont même fermé durant ces deux décennies. En ce moment, les Ecossais reconstituent leurs réserves, mais il va falloir attendre dix ans avant d'en profiter. Cette période particulière sert aussi les intérêts des Japonais. Or ces derniers, à l'instar des Américains, vont connaître le même souci dans deux ans. » A en croire le magazine, les distilleries Suntory et Nikka seraient déjà en train de s’affairer pour pallier cette pénurie. L’Ecosse, elle, voit ses whiskys vieillir dans ses chais, attendant patiemment sa revanche…

De surcroit, si le Japon truste actuellement les plus belles places des classements, l’Inde et Taiwan commencent également à faire parler d’eux: après des années passées au service de la quantité, leur whisky moyen, voire bas de gamme, se mue petit à petit en nectar complexe et riche. Et puisqu’un peu de chauvinisme n’a jamais fait de mal à personne, n’oublions pas que cette année, c’est un whisky belge qui s’est hissé à la quatrième place des meilleurs whiskies de Jim Murray, le Belgian Owl. Aujourd’hui plus que jamais, la maitrise du malt se distille aux quatre coins du globe.



Équipe

Journaliste : Félix Dumont

Chef de projet : Pauline Oger

Rédacteur en chef : Dorian de Meeûs

Mise en page : Katarzyna Gunkowska


Sources

Ouvrages consultés:

HOFFMAN, Marc, Whisky: l'Encyclopédie d'une boisson noble aux traditions ancestrales, Paragon, 2011 SMITH Gavin, ROSKROW Dominic, DE KERGOMMEAUX David, DEIBEL Jurgen, Le grand livre des whiskies, Prisma, 2012 JUGE Philippe, Le whisky pour les nuls, First, 2014


Sites consultés:

https://abonnes.lemonde.fr/le-magazine/article/2014/09/19/le-japon-se-donne-du-malt_4489514_1616923.html?xtmc=whisky_japon&xtcr=2

https://www.theguardian.com/world/2014/nov/04/suntory-time-japanese-whisky-named-worlds-best-in-sour-dram-for-scotland

https://www.slate.fr/luxe/80581/idees-recues-whisky-japonais

https:tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141104.OBS4070/le-meilleur-whisky-au-monde-vient-du-japon.html