Les vols de câble,
le fléau du rail

Depuis plusieurs mois, les chemins de fer
belges sont touchés par une nouvelle vague
de vols de câbles. Sur le terrain, l'impuissance
se fait sentir. Et mine le moral de ceux qui
réparent les dégâts pour éviter que les pillards
ne puissent ajouter à leur butin des minutes de
la sacro-sainte ponctualité.

C’est effrayant… Le scénario se répète plusieurs nuits par semaine.” Les torches de Christophe, Yannick, Davy et Jean-Paul, quatre agents Infrabel, sont braquées sur un ensemble de câbles fraîchement sectionnés par des pinces coupantes isolées. La nuit (de lundi à mardi) a été fructueuse pour les pillards qui sévissent sur le rail depuis le début de l’été. Le réseau a été touché à Landen, sur la ligne 2 à grande vitesse entre Bruxelles et Liège, à la bifurcation Josaphat à Schaerbeek sur la ligne 161 qui relie Namur et la capitale et sur la ligne 24, qui relie Visé à la frontière allemande.

Les quatre collègues sont devenus des habitués des réparations des vols de câble. En quelques mois à peine, le stress a laissé place à un sentiment d’impuissance. “Ils viennent, ils volent, ils partent. On vient, on répare. Puis ils reviennent, volent et ainsi de suite. Honnêtement, on ne voit pas d’évolution dans ce qu’on fait”. Yannick en est à son troisième vol de câble en une semaine, Christophe – censé être en congé – est venu de Welkenraedt et entame bientôt sa 17e heure de travail de la journée, Jean-Paul n’a qu’une heure et demie de sommeil dans les pattes, Davy accumule les heures supplémentaires et les retards dans les travaux d’entretien.

La portion de rail touchée se situe entre Visé et Bassenge, en haut d’une route en terre, sinueuse et cabossée. Un endroit paumé où même la pollution lumineuse a déserté le ciel. Lampes frontales vissées au front, Christophe, Yannick, Davy et Jean-Paul évaluent les dégâts. La L24 ne sera plus totalement opérationnelle avant les douze prochaines heures. À droite, les détrousseurs ont tirés deux fois 200 mètres de câble. À gauche, deux fois 84 mètres. Le calcul est vite fait : un mètre de câble pèse 2,7 kilos. Un kilo de cuivre se vend environ 5 euros. Pactole pour 568 mètres de câbles arrachés : 7 668 euros. Le modus operandi ne laisse aucun doute : les bandes sont très bien organisées.

Toute avarie est devenue suspecte

© Michel Tonneau

© Michel Tonneau

Quelques heures avant l’arrivée des agents de terrain sur la L24, une équipe de nuit prenait les commandes du Block 45 à Liège. Surplombant les voies ferrées entre Kinkempois et Liège-Guillemins, cette méga cabine de signalisation couvre le réseau ferré entre Visé, Waremme, Welkenraedt, Statte (Huy), Marche-en-Famenne et Gouvy. Dans la salle de contrôle, chaque personne fait face à six écrans. Les “îlots” fonctionnent, au minimum, en binôme : un safety supervisor et un traffic controller. Le rôle du premier est de prendre des mesures de sécurité, s’occuper des avaries et gérer les chantiers. La mission du second est d’assurer la fluidité du trafic, autant que faire se peut.

Les vols de câbles – et les avaries – se manifestent par la couleur bistre sur les écrans. Depuis la cabine de signalisation, il est parfois impossible de faire la différence entre les deux types d'incidents. Certains indices ne trompent toutefois personne. Le trait jaune d’une ligne virant au bistre en pleine nuit, alors qu’aucun train ne circule, ne laisse rien présager de bon. “On en est arrivé au stade où on doit suspecter tout couac d’être un vol alors qu’en fait, ça peut très bien être un problème de balise ou un dérangement à la signalisation”, admet Didier, safety officer qui a vécu la vague précédente de vols entre 2009 et 2012. “On est mieux préparés aujourd’hui mais ça n’a plus rien à voir avec ce qu’on a connu à l’époque. C’est de plus en plus spectaculaire. Quand on voit les quantités volées… On ne glisse pas ça dans une berline. C’est astronomique !”.

Pour le personnel technique envoyé sur place, le danger est réel. Les voleurs coupent parfois dans tout ce qu’ils trouvent, y compris les câbles de retour de courant, qui ne servent à rien si ce n’est à décharger le réseau en cas de surplus d’électricité. Le danger quand ceux-ci ne sont plus en contact avec la terre ? L’électricité vagabonde pour sortir par où elle peut. Il y a quelques années, des riverains avaient informé Infrabel de débuts d’incendies le long des voies du chemin de fer. Didier, encore marqué par cet épisode, s’était rendu sur place. “Le courant s’échappait par le rail, ce qui avait créé des feux de taillis partout. Avec une telle surcharge d’électricité, si un des gars pose le pied sur la voie.

À 22h30, tout est calme à Liège. C’est plutôt à Bruxelles que ça sent le roussi : le premier vol de la nuit, sur la ligne 161, vient d’être détecté. “Les gens ne se rendent pas compte de ce que ça implique en coulisses. Il faut à tout prix éviter l’effet boule de neige”, observe Eric, traffic controller. Un vol pouvant tout bousculer, la coordination entre les services doit être sans failles. En effet, une information perdue peut avoir d’importantes répercussions sur la ponctualité. “Pour assurer la régularité du trafic et ne pas impacter les navetteurs, il faut trouver du matériel roulant, prévenir le personnel,chercher trouver des solutions de secours – selon les connaissances des conducteurs de train -, prendre les bonnes décisions au bon moment. Tout ça en étant tributaires des règles de sécurité”, résume-t-il. Et plus le tic-tac de l’horloge se rapproche de l’heure de pointe, plus la pression grandit.

Là, vous voyez ? On a perdu le contrôle des signaux. Ce n’est peut-être rien hein… Mais à cette heure-ci, ça m’étonnerait.” Il est un peu plus d’une heure du matin. Au Block 45, plongé dans une ambiance où sérieux et sérénité se mélangent, tout le monde se redresse sur sa chaise. Le coup de fil redouté provient du Block voisin, le 44 à Kinkempois, responsable de la zone où un tronçon vient de virer couleur bistre. Quelques minutes plus tard, ce qui n’est encore qu’une supposition se mue en certitude. “Les voleurs n’avaient encore jamais fait main basse à cet endroit”, observe Jacques, traffic officer.Au Block 44, on réveille le personnel qui doit se rendre sur place.

Véritable fléau du rail, les vols de câble en 2018 sont déjà plus nombreux que sur toute l'année 2017. Les bandes organisées sont équipées de bobines qui permettent d'arracher les câbles sur de longues distances. Preuve de leur richesse : ils laissent parfois des véhicules derrière eux.

© Michel Tonneau

© Michel Tonneau

Une collaboration qui laisse à désirer

Quand Davy et Jean-Paul arrivent sur le site spolié, la police des chemins de fer (SPC) n’est pas encore là. À les entendre, aucun membre d’Infrabel ne leur en tient rigueur : ce n’est pas la première fois que ça arrive. Leur absence n’en reste pas moins indicateur d’une collaboration qui laisse à désirer. “Le grand problème, c’est qu’entre l’endroit présumé du vol et l’endroit réel, il peut y avoir plusieurs kilomètres de distance. Il faut ratisser la zone pour trouver ce qu’on cherche”, explique Pierre Huberty, inspecteur à la police des chemins de fer de Liège. Christophe, chef technicien-électromécanicien, s’était lui aussi arrêté au mauvais endroit quelques minutes auparavant. “Je peux déterminer la zone où l’incident s’est produit mais pas la localisation exacte”, avance-t-il également.

Stress, fatigue et lassitude

Les lampes-torches balaient les buissons longeant le rail plongé dans le noir. “Vous voulez porter plainte maintenant ou revenir plus tard au commissariat ?”. On perçoit, dans l’équipe, de la déception à l’égard des responsables haut perchés dans la hiérarchie, qui ne place pas moyens et ambitions sur un pied d’égalité alors que le vol de câble s’est diablement professionnalisé. Les policiers ne cachent pas non plus leur lassitude. “Avant c’étaient des petites quantités. Des toxicomanes venaient prendre une dizaine de mètres pour se payer leur dose. Ici, on n’a plus affaire à des amateurs. Ils visent beaucoup les grandes lignes qui sont plus isolées et où ils peuvent opérer sans se faire remarquer. Et de préférence, près des frontières, qu’ils peuvent vite franchir pour revendre le cuivre aux Pays-Bas (la frontière bâtave n'est qu'à quelques kilomètres du tronçon abîmé entre Visé et Bassenge, N.D.L.R.) sans devoir fournir une carte d’identité”, détaille l’inspecteur. “Sa” zone s’étend sur les provinces de Liège, de Namur et du Luxembourg. Ils sont trois pour la patrouiller. “Voilà, la plainte est remplie.”

Le binôme de policiers repart en patrouille. Les quatre agents Infrabel se scindent en deux équipes pour travailler plus vite. La conversation tourne autour du stress, de la fatigue, de la colère de leurs compagnes réveillées elles aussi par les coups de fil nocturnes et tracassées pour la sécurité de leur moitié. Des collègues sont déjà tombés sur les voleurs. “Ils n’ont rien fait. Avec l’habitude, ça ne me tracasse plus trop. Mais imaginons qu’ils décident de revenir ici… C’est sûr qu’on ne fera pas les malins si on voit des lumières se rapprocher”, remarque Christophe.

Un problème sans fin ?

Quelles solutions pour mettre fin au problème ? Tout en préparant les têtes auxquelles viendront se greffer les nouveaux câbles, chacun y va de sa petite hypothèse. Un hélicoptère de la police avec caméra thermique ? Des puces pour tracer les câbles par-delà les frontières ? Ou faire grève des réparations, histoire que les instances décisionnelles prennent conscience de l’ampleur du problème. Un fantasme nocturne avancé sur le ton de la boutade qui en dit toutefois long sur l’état d’esprit des équipes qui subissent de plein fouet une des plus importantes vagues de vols de l’histoire du rail belge.