"L'Union européenne doit se penser comme une puissance économique globale"

par Olivier le Bussy

L'Europe manque de fierté quand elle parle de son économie et doit proposer une lecture harmonisée de ses politiques industrielle, commerciale et de concurrence, épingle Nicolas Petit, de l'Université de Liège.





ENTRETIEN




Nicolas Petit
Nicolas Petit

Nicolas Petit est professeur ordinaire à l'Université de Liège et Directeur du Liege Competition and Innovation Institute (LCII). La politique industrielle de l'Union européenne est un de ses domaines d'expertise.



Quelles sont les caractéristiques de la politique industrielle de l'Union européenne ?

La politique industrielle de l'Union européenne est une politique de compétitivité, tout à fait horizontale, qui entend éviter l'allocation de subsides à des opérateurs qui seraient choisis de manière discrétionnaire – "picking winners, saving losers", comme le disent les Anglo-Saxons.

Donc, plutôt que d'avoir une politique qui favorise ou défavorise certaines entreprises en particulier, l'Union européenne travaille sur la compétitivité horizontale. C'est-à-dire qu'elle cherche à renforcer l'ossature et la force de toutes les entreprises par des mesures de type : allégement administratif, renforcement de la concurrence pour des marchés de produits, allocations de suivis pour la recherche et développement, pôles de compétitivité… Mais là encore, elle le fait de manière assez neutre et transversale. Et elle a, par ailleurs, une position très dure sur les aides d'Etat.



Est-ce que cela porte des fruits dans tous les Etats membres ?

L'Europe a en général un problème de marketing, et cela se traduit dans le domaine de la politique industrielle. L'Europe est très souvent muette et quand elle parle, on ne l'entend pas nous dire que telle ou telle entreprise est particulièrement efficace, innovante et qu'elle mérite de recevoir du soutien, comme (le président américain) Barack Obama peut vanter et soutenir Apple ou Google. Dans l'Union européenne, on part du principe que toutes les entreprises doivent être soutenues plus ou moins de manière égale. Donc, on ne va pas parler de Bayer, on ne va pas parler d'EADS, on ne va pas parler des grands fleurons industriels. Aussi, quand l'UE essaie de vendre sa politique industrielle, elle inaudible auprès des citoyens européens, qui comprennent mieux qu'on leur parle de l'importance économique de certaines firmes ou de certains secteurs, plutôt que de choses abstraites comme les pôles de compétitivité ou la recherche et développement.

Or, l'Europe est née il y a 70 ans d'un objectif qui était de faire le paix. Ceci étant désormais acquis, les générations qui n'ont pas vécu la guerre ne comprennent plus exactement à quoi sert l'Europe. Elle devrait expliquer son utilité sociale aux citoyens et c'est précisément sur ce point que tout achoppe.

Il y a une nécessité que l'Europe se décomplexe. La croissance n'est pas extraordinaire, mais les économies allemandes, françaises, belges, sont stables, par rapport à celle des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), que l'on célèbre depuis dix ans.



L'Europe innove, mais elle est peu capable de vendre, au sens premier, ce qu'elle fait ?

Je ne suis pas tout à fait sûr de ça. L'Europe est une des zones exportatrices les plus importantes au monde : on vend très bien nos médicaments, nos automobiles, les produits de l'industrie du luxe...

En revanche, peut-être que les Américains se vendent mieux parce qu'ils sont actifs dans des industries nouvelles. La capacité d'émerveillement des opinions publiques est peut-être plus importante vis-à-vis de cette explosion permanente de nouveaux services informatiques.



Pourquoi l'UE est-elle à la traîne des Etats-Unis dans ce domaine ? Parce qu'elle est incapable de faire émerger des champions européens, ou pire qu'elle empêche leur émergence ?

Les Américains se présentent comme le berceau de l'innovation en mettant en avance les succès de la Silicon Valley. Mais ils n'ont pas innové exclusivement dans la Silicon Valley en raison d'une politique industrielle. Ces entreprises sont nées d'initiatives individuelles, le cas échéant portées par des venture capitalist ou des business angels et des grosses entreprises comme Google, Facebook ou Microsoft qui rachètent les jeunes pousses qui ont réussi. Aux Etats-Unis, il y a sans doute plus une culture de l'initiative industrielle qu'une politique industrielle à proprement parler. Les entrepreneurs américains n'attendent pas des soutiens de l'Etat ou la mise en place d'un cadre juridique pour se lancer. En Europe, on est beaucoup plus réticent à prendre des risques et on attend beaucoup plus de garantie d'un environnement légal et économique que l'Etat doit instaurer. D'où les différences entre les deux côtés de l'Atlantique.



L'imposante réglementation européenne est un frein à sa politique industrielle ?

C'est une critique récurrente, que j'entends et à laquelle je souscris. Ce sont sans doute les PME qui en sont les plus lourdes victimes. Il est très facile de monter une petite entreprise aux Etats-Unis, c'est loin d'être le cas en Europe.



L'agenda Better regulation (mieux réglementer) de la Commission pourrait être un des éléments d'une politique industrielle européenne ?

Absolument. Il y a certainement moyen de rationaliser les formalités administratives et les aides aux entreprises. L'idée force doit être de réduire les coûts de transaction que subissent les entrepreneurs quand ils souhaitent se lancer.



N'y a-t-il pas des contradictions entre la politique industrielle de l'UE et sa politique commerciale, basée sur le libre-échange ? On entend parfois dire que l'Europe ne protège pas assez ses entreprises, qu'elle est un peu naïve et qu'elle devrait être plus sévère dans les conditions qu'elle impose aux autres pour importer en Europe.

Depuis trente ans, on a vécu dans l'idée, qui est presque une idéologie, que le libre-échange et les institutions héritées du consensus de Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) conduiraient les Etats émergents à rattraper leur retard de croissance et que ces mesures éroderaient progressivement le dumping fiscal et le dumping social. C'est empiriquement faux. Cette illusion est aujourd'hui actée et on ne peut plus se bercer de l'espoir que le libre-échange gomme le dumping social.

Néanmoins, il me semble que l'UE a quelque peu musclé son discours ces dernières années : on se souvient des mesures prises par l'alors commissaire européen au Commerce Karel De Gucht pour bloquer des importations chinoises de panneaux photovoltaïques. Aujourd'hui, le débat est de savoir si l'on doit accorder ou non à la Chine le statut d'économie de marché. Les lignes bougent un peu et l'UE donne l'impression de prendre la mesure du problème de déséquilibres du level playing field, du "terrain de jeu".



La politique de concurrence est-elle, comme on l'entend parfois dire, un frein à la politique industrielle ?

Il faut distinguer deux dimensions de la politique de concurrence européenne. Elle est extrêmement stricte, et peut-être anti-industrielle, au sein de l'UE, parce qu'elle soupçonne en permanence les Etats membres de dissimuler des opérations de protectionnisme des champions nationaux. Quand la France soutient une opération de fusion, quand la Belgique octroie une aide, la Commission est immédiatement soupçonneuse : elle déteste le protectionnisme interne à l'UE et applique donc les règles de concurrence de manière extrêmement dure. Dans les opérations de fusion, elle n'est jamais séduite par les arguments des Etats qui avancent que cela va permettre l'émergence d'un champion.

En revanche, quand on se place à l'échelon externe, quand les Etats-Unis et la Chine font du protectionnisme en poussant des opérations de fusions ou en octroyant des aides aux entreprises, l'UE applique sa politique de concurrence de manière beaucoup plus souple. Cette clémence peut bien sûr répondre à des préoccupations juridiques. Mais il faudrait corriger ce déséquilibre et que l'UE se montre plus dure vis-à-vis du protectionnisme dont peuvent faire preuve ses concurrents économiques. Là encore, cela nécessite qu'elle s'affirme comme une puissance si elle veut rivaliser avec les États-Unis et avec la Chine. Puisqu'elle refuse de relever le défi, elle a une position très faible, très attentiste. Alors on voit des entreprises européennes absorbées par des entreprises chinoises et on ne dit rien. Tout ceci alors même que ces entreprises chinoises sont subventionnées par leur gouvernement, que la Chine joue sur le cours du yuan et que la plupart de ses entreprises sont sous le contrôle du Parti communiste chinois. C'est China Inc. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'avoir une Europe Inc., mais il importe que l'UE se pense comme une entreprise globale en compétition avec les autres économies.



Ça demande que les Etats membres la pensent eux-mêmes comme une entreprise globale. Ce n'est pas nécessairement le cas...

Il me semble que ce discours d'Europe puissance comporte deux avantages : il est possible de le vendre aux opinions publiques et de convaincre de ses mérites ; les capitales de l'Union se laisseraient aussi convaincre par une Europe qui proposerait d'utiliser sa surface, et sa taille, comme levier pour les Etats membres. Jusqu'à présent la relation entre l'UE et les Etats membres intervient sur le mode de relation de coopération-conflit. Il faut que l'Europe se décomplexe par rapport à la Chine, aux Etats-Unis, mais aussi qu'elle ne redoute pas de prendre parti pour certaines entreprises.



Il faudrait alors que les Allemands acceptent que l'Union vante une entreprise française, que la France accepte qu'elle vante une entreprise italienne, etc.

C'est vrai. Mais aux Etats-Unis, l'ouvrier qui travaille dans l'industrie fromagère dans le Wisconsin est très content que Barack Obama fasse la promotion de Google sur la scène internationale, parce qu'il s'agit simplement d'une entreprise américaine. Il pense au drapeau. Si l'Europe était un système fédéral, les Allemands devraient se réjouir que l'Europe vante à l'étranger les mérites de certaines entreprises françaises.




L’équipe


Gilles Toussaint

Journaliste à La Libre Belgique


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Journaliste à La Libre Belgique


Olivier le Bussy

Journaliste, chef ff. du service Inter à La Libre Belgique


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Journaliste - Photographe à mes heures - Service International de La Libre Belgique - Lalibre.be


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