Une garde sur le qui-vive

15 heures au sein des urgences

Caroline Ton-Nu travaille aussi bien au SMUR qu'à la porte.

(Ce reportage s'inscrit dans un partenariat entre LaLibre.be et le Bruxelles Bondy Blog (BBB), un site produit par des jeunes et des étudiants en journalisme de l’Ihecs)

INTRODUCTION

"Il n’y a pas dû y avoir beaucoup de patients aujourd’hui", s’étonne Caroline Ton-Nu à la vue du nombre de voitures sur le parking. Aux urgences, le calme plat peut précéder une tempête. Impossible de prévoir le déroulement d’une garde. À peine arrivée, le docteur Ton-Nu doit déjà partir…

Durant une garde de nuit, de 17h à 9h, notre équipe s’est immergée au sein du service des urgences du site Paul Brien, à Schaerbeek. Nous avons aussi suivi le docteur Ton-Nu lors de ses interventions avec le SMUR, le "Service Mobile d’Urgence et de Réanimation".

17h20 - 20h15

Il est 17h20 lorsque Caroline Ton-Nu franchit la porte des urgences de Brugmann, sur le site Paul Brien, à Schaerbeek. Cinq minutes seulement séparent son lieu de travail de son domicile et donc de sa famille. Cette médecin de 38 ans travaille depuis presque deux ans au SMUR.

Ce mardi soir, les patients se font rares. La salle d’attente reste déserte. L’occasion pour le personnel de discuter dans le local commun situé au cœur du service. Cette pièce est le centre de ralliement des infirmiers et des médecins. Ils y passent toujours pour consulter un dossier ou rédiger de la paperasse. Alors que les cliquetis des claviers font office de bruit de fond, il règne une ambiance d’entraide et de partage. Tous discutent : les nouveaux demandent des conseils aux plus anciens, et inversement. Un échange permanent de savoirs et de compétences. "L’apprentissage ne s’arrête jamais", confie Aline, l’infirmière en charge du tri des patients. Les anecdotes fusent aussi à tout-va, même lorsqu’il s’agit de l’achat d’électroménager. Les "shifts" s’enchaînent et les équipes tournent. De nouveaux collègues arrivent, d’autres partent.

En fin d’après-midi, un patient se présente pour un mal de tête, mais il peine à expliquer son cas. La difficulté ? Il s’exprime uniquement en arabe. "Ça arrive souvent", affirme Aline. Heureusement, une dame de l’accueil est présente pour traduire. "Quick, Quick", insiste le patient migraineux auprès de l’infirmière dans le but d'être rapidement pris en charge.

Quand un patient arrive aux urgences, il est enregistré par le personnel de l’accueil et ensuite appelé par Aline. "Je procède à l’anamnèse. Je demande au patient tous ses symptômes, ses allergies… Un dossier à son nom est complété sur l’ordinateur. Tous les médecins et infirmiers ont accès à ces données."  Des écrans, situés dans la salle du personnel et dans les bureaux, permettent de suivre le parcours du patient. Quand il est déplacé, sa position est instantanément modifiée dans l’ordinateur. "J’inscris le plus d’informations possibles dans son dossier car, avec la barrière de la langue, je dois d’autant plus me protéger légalement." L’infirmière doit également lui attribuer un code couleur en fonction de la gravité de son cas : du vert pour les cas les plus bénins au rouge pour les plus urgents. Cette fois, le patient est classé jaune.

Arrive ensuite une dame pour une plaie ouverte, un homme pour un problème à la cheville... Les cas "bénins" se succèdent.

Paul Brien accueille également des "écrous" : des personnes arrêtées par les forces de l’ordre qui nécessitent un examen médical avant d’atterrir en cellule. "Certains de ces patients connaissent bien le système et en profitent pour passer plus de temps à l’hôpital qu’en cellule…" C'est le cas ce soir. Un homme, escorté par deux policiers, mène les infirmières en bateau, rigole à leur nez. "J’ai du mal à distinguer le vrai du faux dans ce qu’il me dit", admet l’infirmière.

La salle commune continue d’être rythmée par les va-et-vient. Les équipes de nuit s’installent et se préparent à une garde plutôt calme.

La salle des médecins et infirmiers, le coeur du service.
Le personnel de l'accueil est prêt à accueillir les patients à leur arrivée aux urgences de Paul Brien.
L'infirmière en charge du tri des patients procède à l'anamnèse.
L'infirmière procède à l'anamnèse.
La médecin procure les premiers soins dans l'ambulance en chemin vers l'hôpital.
Le patient dans les mains de l'équipe des urgences, Caroline Ton-Nu s'occupe de l'administratif.

AUTRE AMBIANCE AU SMUR

Aujourd'hui, le docteur Ton-Nu troque ses Crocs portées lors des gardes à l’hôpital pour des bottines. Ce soir, elle est affectée au service en ambulance médicalisée.

À peine le seuil des urgences franchi et quelques bonjours échangés, elle doit déjà partir au pas de course pour rejoindre le véhicule du SMUR qui l’attend dans le garage. "Stéphane [N.D.L.R : son collègue en charge du shift de la journée] a presque fini, je vais y aller pour éviter qu’il ne fasse des heures supplémentaires."

Le pantalon et la veste jaune floquée de l'inscription "médecin" sont enfilés à la hâte. Une infirmière, Sabrina, et une étudiante attendent déjà Caroline Ton-Nu dans la voiture, prêtes à partir. Les ceintures bouclées et les portières fermées, elles démarrent à vive allure. Le 4 x 4 Toyota tente de se frayer un passage dans les bouchons de la capitale. Beaucoup d’automobilistes ne semblent pas entendre les diverses sirènes enclenchées par l’infirmière au volant. "Cela prend parfois plus de temps d’arriver chez le patient que de s’en occuper."

Une fois à destination, elles sont accueillies par deux pompiers. Dans le supermarché du quartier, un homme déboussolé est assis sur une chaise, entouré de sa femme et de personnes qui semblent le connaître. La femme ne parle pas français et peine à suivre le déroulement des événements. Grâce à un client du magasin qui parle le turc, le corps médical réussit à communiquer avec le couple. L’homme, mentalement limité, a perdu connaissance dans l’établissement et ne parvient plus à marcher. Le docteur Ton-Nu décide de l’emmener pour des examens plus approfondis. Les démarches officielles exigent que le patient soit transporté à l’hôpital le plus proche et le plus approprié. Caroline Ton-Nu prévient donc les urgences d’une institution voisine de leur arrivée imminente. Une bonne demi-heure de palabres avec l’homme commence.

Seul un soda le convainc de sortir du magasin et de monter dans l’ambulance. Mais l’homme, de nature agressive, est toujours effrayé et se débat. "Nous voulons juste savoir ce qu’il se passe au niveau de vos jambes", explique Caroline Ton-Nu. Malgré sa démarche titubante, le patient tente tout de même de montrer aux médecins sa capacité à se déplacer. Avec l’aide de la police, l'équipe médicale arrive à maîtriser et à calmer l'individu. Les premiers soins et examens se déroulent dans l’ambulance : tension, rythme cardiaque, médicaments.

Il est 18h24 quand le patient est pris en charge à l’hôpital. Après ce transfert, l’équipe du SMUR prévient la radio ASTRID, l’opérateur de télécommunication belge spécialisé dans les services de secours et de sécurité, qu’elle est disponible. "Notre but, en tant que SMUR, est d’acheminer à l’hôpital le patient vivant et pas trop moche. Ensuite, nous passons le relais aux médecins de l’hôpital et nous nous concentrons sur les cas à venir."

L’horloge indique 19h lorsque Caroline Ton-Nu et son équipe rentrent aux urgences de Paul Brien. A peine douze minutes plus tard, une autre intervention les attend. Le fax rose en main [N.D.L.R : envoyé dans le service avec les premières informations de l'intervention], le docteur Ton-Nu se dirige vers le garage. Le shift de l’infirmière est terminé depuis 19h. Le docteur Ton-Nu change donc de coéquipier pour la nuit. Benjamin remplace Sabrina. Aucun stagiaire ne les accompagne. Nouvelle équipe, nouvelle destination et nouveau cas : "Evere, homme de 97 ans hypertendu avec problèmes respiratoires." Un cas ne ressemble jamais à un autre. Sur les lieux, l'équipe prendra rapidement en charge le patient en difficultés et le transférera sur le site de Paul Brien. L'homme y a tout son dossier médical.

20h15 - 4h30

Le retour à l’hôpital est synonyme de paperasse. La médecin et l’infirmier travaillent ensemble dans le bureau réservé à l’équipe du SMUR. L’urgentiste ne lâche pas son cache-cou. "Ça fait bon chic bon genre, mais c’est surtout pour me protéger d’une possible angine." Chacun doit compléter le même dossier : anamnèse, rapport physique objectif, etc. Le tout de manière manuscrite, pour ensuite le retranscrire à l’ordinateur. "C’est clairement de la redondance administrative, mais c’est surtout une protection légale", affirme Benjamin. Officiellement, les dossiers doivent être remplis endéans les sept jours. Certains manquent pourtant de temps et accumulent les retards.

Sur des musiques de Queen, tous deux vaquent à leurs occupations mais gardent à l’esprit qu’ils peuvent être appelés à tout moment. "C’est fatiguant psychologiquement, mais je sais qu’avec Benja, nous serons appelés vers 3h. Il porte la poisse", blague le docteur Ton-Nu. "La beauté des urgences est que nous touchons un peu à tout, nous sommes polyvalents. Cependant, il y a des pathologies que nous ne maîtrisons pas. Nous nous dirigeons alors vers les spécialistes. J’en apprends encore tous les jours", confie Caroline Ton-Nu. Selon elle, la concentration est primordiale dans son métier. Il faut faire abstraction de l’affect le temps des interventions. "Mais nous avons tous des moments de faiblesse : tomber sur un enfant, rater un diagnostic, etc. Ça arrive, personne n’est à l’abri."

Certaines nuits, l’équipe n’a pas le temps de manger. Ce soir, au contraire, le bip reste silencieux. Vers 22h, les ventres gargouillent. Un membre du personnel fait le tour des urgences pour prendre les commandes. "Pour moi, ce sera un coca, une salade à 3,5€ et des pains à l’ail à 6€", demande Caroline Ton-Nu.

Tout en grignotant ses pains à l’ail, la médecin déplore le manque de budget de son hôpital. "Tout est une question de politique et d’argent. La réputation de Paul Brien n’est pas la même qu’ailleurs. Nous ne travaillons pas tous dans les mêmes conditions. Nous avons moins de matériel et moins de personnel. En période de grande affluence, c’est parfois difficile à gérer." En effet, selon l’analyse sectorielle annuelle des hôpitaux généraux réalisée par Belfius en 2017, "en Belgique, plus de 40% des institutions présentaient une situation déficitaire".

Du manque de budget des hôpitaux découle un autre aspect : la durée de travail des médecins. Au CHU Brugmann, les gardes de semaine sont de 12 heures, alors que celles de week-end durent 24 heures. Certains estiment que cette règle est dangereuse et qu'elle menace le rôle premier du médecin : soigner correctement les patients, avec l’esprit clair et une concentration maximale. D’autres, comme Caroline Ton-Nu, pensent à leur bien-être familial et préfèrent enchaîner 24 heures d’affilée pour pouvoir ensuite se consacrer à leur vie privée.

En Belgique, les pratiques et organisations varient d’un hôpital à un autre. Cependant, toutes les institutions doivent se soumettre à la loi fixant notamment "la durée de chaque prestation de travail des médecins qui ne peut excéder 24 heures sauf dans les cas prévus". Caroline Ton-Nu est frustrée de ne pas pouvoir accompagner ses enfants dans tous leurs moments de vie, à l’image des devoirs. Elle se remet parfois en question. "La nuit, je passe plus de temps avec mes collègues qu’avec mon mari. Le taux de divorces est important au sein du personnel de l’hôpital. Il faut avoir un couple solide", confie-t-elle.

Selon une enquête de 2015 de l’association des médecins urgentistes de Belgique, en collaboration avec l’Université de Gand, un médecin urgentiste sur deux envisagerait sérieusement de changer de métier. La surcharge administrative, le peu de reconnaissance pour le travail et un déséquilibre entre vie privée et vie professionnelle sont les causes pointées du doigt par cette étude. Caroline Ton-Nu précise tout de même qu’elle n’est pas près de quitter son travail.

Vers 00h30, quelques signes de fatigue se font sentir. Benjamin propose que tout le monde aille dormir. Sauf lui. Les infirmiers n’y ont pas droit.

Les rapports d'intervention servent de protections légales pour les médecins et infirmiers.
Aux urgences, le travail d'équipe est important.

4h3O - 5h30

4h30, le bip résonne dans tout le service. Pas le temps de traîner, il faut partir. Le docteur Ton-Nu et Benjamin ne courent pas pour autant. La médecin embarque dans la voiture, les cheveux en bataille. "Nous ne risquons pas de louper un appel. La sonnerie est stridente. Ça prend au cœur." Moins de cinq minutes suffisent pour partir vers le domicile du patient. La nuit, il y a peu de circulation. Les deux collègues parviennent rapidement à atteindre leur destination. "C’est au premier étage", crie le fils du patient par la fenêtre. Dans la chambre, un monsieur âgé d’une soixantaine d’années est allongé inconscient dans son lit, ses enfants et sa femme à son chevet. La dame est en pleurs. Elle s’est réveillée à côté de son mari qui convulsait. Malgré des piques de stress, la plus jeune des filles essaye de tout gérer. "Ça va aller, vous avez bien réagi, ne vous inquiétez pas", rassure la médecin.

Yeux livides. Visage gris. Glycémie à 22. Le diagnostic est rapide, le patient est en hypoglycémie. Dans l'équipe médicale, la distribution des rôles est automatique. "Chacun son taff. Les infirmiers piquent mieux donc je les laisse faire", explique la médecin. "Il est stable", rassurent les deux collègues.

L’évacuation est loin d’être évidente. L’escalier est très étroit. Heureusement pour l’équipe soignante, le patient reprend des forces rapidement grâce à sa perfusion. Il parvient à se lever et à descendre, soutenu par les pompiers. Dans l’ambulance, les soins se poursuivent sur le chemin du CHU.

Après cette intervention et l’administratif, il est 5h36. L’équipe est fatiguée. Les cernes et les bâillements se multiplient. "Les gars, je vais repieuter, mais attendez-vous à être réveillés vers 6h quand le personnel des homes fait son tour. Après une nuit sans surveillance, beaucoup de patients âgés semblent moins bien que la veille", prévient la médecin.

En intervention chez un patient, chacun connaît son rôle et agit.
Dans l'ambulance, les soins continuent.

8h

Il est déjà 8h07 quand le téléphone du SMUR sonne. La garde du docteur Ton-Nu est terminée, l’autre équipe a pris le relais. Après une garde, Caroline Ton-Nu aime prendre le temps de se doucher avant de rentrer chez elle. "Au revoir" à ses collègues de la nuit, "bonjour" à ceux qui arrivent. La médecin ne quitte pas l’hôpital avant 9h. "J’aime sortir par la grande porte du garage, ça donne l’impression d’être un héros qui a accompli sa mission."