Les naufragés de Tromelin

Des Noirs oubliés sur une île durant 15 ans

Introduction

A la fin du XVIIIème siècle, l’Utile fait naufrage sur une île méconnue. Des Blancs et des esclaves noirs vont alors tenter de survivre ensemble. Mais quand viendra le moment de quitter l’île, les Noirs seront laissés derrière et condamnés à vivre 15 ans coupés du monde. Une histoire rocambolesque qui contribuera en partie à l’abolition de l’esclavage… même si la traite des êtres humains existe encore aujourd’hui.

Chapitre I

Le naufrage

Nous sommes le 31 juillet 1761, il est 22h20. La nuit est noire, la mer houleuse. Seuls quelques officiers et l’homme de barre sont encore sur le pont de l’Utile, une flûte de la Compagnie française des Indes Orientales. Malgré les conditions de navigation difficiles, le bateau suit les ordres du capitaine, Jean de Lafargue, et fait route vers l’est. Le matin-même, une dispute avait éclaté entre le capitaine et son second, Barthélémy Castellan du Vernet, au sujet de la direction à prendre. Chacun, muni d’une carte différente, redoutait de passer trop près de l’Ile des Sables, un îlot d’un kilomètre carré dont la position n’était pas connue avec certitude. Buté, le capitaine Jean de Lafargue avait refusé d’écouter son second. Il en était sûr : la carte fournie par la Compagnie française des Indes Orientales était plus précise que celle, plus récente, dessinée par un vieux loup de mer. Le capitaine avait donc tué toute mutinerie dans l’œuf en déclarant d’un ton autoritaire que le cap resterait inchangé. Pourtant, une partie des 140 hommes d’équipage commençaient à croire qu’ils étaient en train de foncer droit vers l’obstacle qu’ils cherchaient à tout prix à éviter. Et le temps leur donna raison.

Le claquement sec d’une déferlante s'abattant sur le pont du bateau sortit les hommes de leur torpeur. Ils auraient sans doute pu croire qu’ils s’étaient assoupis quelques secondes et qu’ils avaient fait un mauvais rêve si une autre vague d’environ deux mètres de haut n’avait frappé le bateau plus violemment encore. En quelques secondes, des cris se firent entendre. Des hurlements de désespoir venant aussi bien des hommes d’équipage de toutes nationalités que des esclaves noirs, enfermés dans les cales du navire, piégés derrière des portes clouées. Castellan se mit aussitôt à distribuer des ordres. Son but : garder son bateau à flot jusqu’à ce que le soleil se lève. Durant dix longues heures, il fit son possible pour l'empêcher de tanguer. Malheureusement, il ne pouvait lutter contre les forces de la nature. Aux alentours de huit heures du matin, le 1er août 1761, la flûte se brisa en deux, jetant à la mer des hommes désespérés, Blancs et Noirs, pour la plupart incapables de nager. Beaucoup périrent noyés ou déchiquetés contre les rochers. Mais, comme une lumière au bout du tunnel, l’un d’eux aperçut une minuscule île. A peine eut-il crié « Terre en vue » que tous les survivants usèrent leurs dernières forces pour rejoindre les côtes. Cette île de sable qui avait tant effrayé l’équipage et qui les avait fait sombrer était maintenant devenue leur seul espoir de survie.

Durant cette catastrophe, personne ne vit le capitaine Jean de Lafargue, dont l’Histoire nous apprendra qu’il était resté caché dans les toilettes du navire, sans doute occupé à se demander comment tout cela avait pu arriver. Plusieurs facteurs pouvaient en effet expliquer ce naufrage mais, à chaque fois, le capitaine avait sa part de responsabilité. Ainsi, si le bateau avait respecté sa mission de départ, il n’aurait même jamais emprunté cette route chaotique. La Compagnie française des Indes Orientales l’avait en effet chargé de partir de Bayonne à bord d’un navire rempli de vivres afin de ravitailler l’île de France (aujourd’hui connue sous le nom d’île Maurice). Malheureusement, obnubilé par l’appât du gain, Lafargue avait fait un crochet par Madagascar afin d’y acheter 160 esclaves – hommes, femmes et enfants – pour les revendre une fois arrivé sur l’île Maurice et ainsi tripler sa mise de départ. Le seul (gros) problème de son plan était que le gouverneur de l’île Maurice avait interdit la traite des esclaves afin d’en avoir le monopole. Jean de Lafargue avait donc été contraint de prendre une route maritime peu connue pour éviter la Marine royale. En plus de perdre tout l’argent qu’il avait investi, le capitaine avait maintenant la mort de dizaines de personnes sur la conscience. Il avait détruit son bateau et perdu son honneur. La culpabilité et les regrets le menèrent à la folie. Pourtant, ce capitaine qui n’avait plus le goût de vivre parvint par miracle à rejoindre le petit bout de terre perdu dans l’Océan Indien. Quand il arriva sur l’île, ce fut d’ailleurs le premier qui pensa à l’avenir. Certes ils étaient vivants mais, sans bateau, ils n’avaient aucune chance de quitter cette île maudite près de laquelle aucun marin ne passait jamais. Comment allaient­ils donc survivre dans un endroit minuscule sur lequel il n’y avait ni arbres ni eau potable ? Tout compte fait, il aurait préféré être mort.

Chapitre II

Une vie à réinventer

Après ces heures difficiles, aucun des naufragés n'a réellement le temps de souffler: ils savent tous qu’ils doivent trouver au plus vite de quoi boire et se nourrir. Aussitôt, les tâches se répartissent : certains font du feu, vraisemblablement à l’aide d’un fusil chargé de brindilles, d’autres chassent des oiseaux marins pour les faire cuire. Quelques naufragés plongent dans l’épave pour récupérer tout ce qui peut l’être (outils, armes, vivres, eau) tandis que le dernier groupe construit des tentes avec les voiles de leur défunt Utile. Les Blancs et les Noirs ne se mélangent pas, chaque groupe prenant ses quartiers dans un campement différent. Et, déjà, les différences se font sentir puisqu’aucun Noir ne peut sortir du sien sans être accompagné d’un officier blanc. Dans ce contexte, les tensions ne tardent pas à apparaître. Les quelques tonneaux d’eau potable rejetés par l’Utile ne sont pas suffisants pour abreuver les 210 rescapés (122 Blancs, 88 Noirs). Des vols ont lieu, les hommes assoiffés se montrent violents aussi bien envers les hommes qu’envers les femmes. Castellan donne donc l’ordre que quiconque sera pris en train de voler des vivres ou violer des Noires sera exécuté sur le champ. Mais ceci n'empêchera en rien les dérapages.

Au bout de quelques jours, les survivants entament la construction d’un puits de 5 mètres de profondeur qui leur offrira de l’eau saumâtre, de l’eau de mer dont la majorité du sel est filtré par le corail. Une fosse commune est également creusée afin d’y enterrer les corps des Noirs morts de soif. Mais, une idée beaucoup plus ambitieuse vient à l’esprit du chef : construire un gigantesque bateau et sortir de cet enfer. La nouvelle fait le tour de l’île telle une traînée de poudre. Mais si les Noirs sont avertis du grand projet grâce au traducteur blanc qui fait la navette entre les deux camps, c’est uniquement parce que la majorité des Blancs refuse de participer à sa construction. Il faudra 57 jours à l'équipe – principalement composée d'esclaves – pour lancer la Providence à la mer. Aussitôt, les hommes y embarquent. Tous les hommes? Non. Les Noirs ne sont pas invités. Ils regardent donc partir les Blancs avec pour seule consolation la promesse de Castellan de venir les rechercher. Une promesse qu'il ne pourra pas tenir.

Au bout de plusieurs jours en mer, les Blancs parviennent à se faire repérer par un bateau: ils sont sauvés. Lafargue, lui, meurt durant le voyage. Une fois sur la terre ferme, Castellan demande l’autorisation au gouverneur de l’île Maurice d’aller secourir les esclaves. Mais, comme il fallait s’y attendre, le gouverneur refuse d’affréter un bateau pour des esclaves qu’il leur avait interdit de transporter. Après plusieurs tentatives, Castellan renonce et décide de retourner en France. Un manuscrit narrant ce récit sera publié dans l’Hexagone et lu par une petite partie de la population. Cependant, avec la guerre de Sept ans qui oppose la France à l’Angleterre et le déclin progressif de la Compagnie française des Indes Orientales, tout le monde oublie ces naufragés, sans doute morts mais qui en fait attendent toujours du secours. Ceux-ci referont surface aux yeux du monde lorsqu’un navire passant près de l’île les repèrera. A partir de ce moment, il faudra encore trois ans pour organiser le sauvetage. Ce n’est qu’au bout de quinze ans, en 1776, qu’un bateau viendra enfin les sauver pour de bon. Celui du chevalier de Tromelin qui donnera d’ailleurs son nom à cette île. Malheureusement, il ne trouvera vivants que sept femmes et un bébé de 8 mois. Des esclaves qui seront affranchis avant que leur trace ne soit définitivement perdue.

Chapitre III

Quinze ans d'isolement pour le seul crime d'être Noir

L'on sait peu de choses sur ce que les 60 esclaves ont fait durant ces 15 années d’isolement. Seuls quelques indices révélés grâce aux missions archéologiques du Groupe de Recherche en Archéologie Navale (GRAN) parrainé par l'UNESCO nous permettent d’imaginer leur quotidien (1). Après avoir épuisé les quelques vivres laissés par les Blancs, ils se sont vraisemblablement nourris de tortues, bernard-l'hermite, coquillages, oiseaux de mer et de poissons. Ils ont continué à faire du feu grâce aux planches de l’Utile et à utiliser le four étant donné que les archéologues ont retrouvé un trépied servant à faire chauffer des marmites. La forge les a également aidé à travailler divers métaux et à réparer leurs gamelles.

Durant leur très long séjour, les esclaves ont construit plusieurs bâtiments en corail ou en grès de sable afin de se protéger des tempêtes. Une décision très dure à prendre psychologiquement puisque les pierres étaient réservées aux tombeaux dans la culture malgache tandis que les végétaux – signes de vie - composaient les maisons. En plus d’assurer leur survie, ils ont tenté de recréer des liens sociaux puisqu’ils ont forgé des bracelets et autres bijoux. Le fait qu’un bébé de huit mois ait été secouru confirme également les relations sexuelles au sein du groupe.

A l’heure actuelle, personne ne peut dire de quoi les esclaves sont morts, toutefois, il est très probable que quelques-uns aient tenté de s'enfuir à bord d'une embarcation de fortune tandis que les autres ont dû mourir de maladie.

Chapitre IV

Un étendard dans la lutte contre l’esclavage

A cette époque, les esclaves constituent une énorme force de travail pour les Blancs. La traite des Noirs est donc un commerce comme un autre, au service du pays. Mais le calvaire vécu par les oubliés de Tromelin commence à refaire surface dans les salons et les cafés. Les intellectuels se souviennent en avoir entendu parler avant la fin de la guerre de Sept ans, dans un petit manuscrit. Cette histoire devient alors un symbole de la lutte contre l’esclavage. Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet, un homme politique français des Lumières, évoquera ce récit dans son manuscrit intitulé « Réflexions sur l’esclavage des Nègres » (2). Il y présente l’esclavage comme un crime et plaide pour une abolition progressive.

« Un nombre d’hommes assemblés n’a pas le droit de faire ce qui, de la part de chaque homme en particulier, serait une injustice. Ainsi l’intérêt de puissance et de richesse d’une nation doit disparaître devant le droit d’un seul homme, autrement il n’y a plus de différence entre une société réglée et une horde de voleurs ».

Ce texte, avec d’autres, sera à l’origine de la première abolition de l’esclavage en France, en 1793. De quoi consoler un tant soit peu ceux qui ont été abandonnés pendant 15 ans puisque leur calvaire a au moins permis d’améliorer la condition des autres esclaves.

Chapitre 5

La traite des êtres humains, un fléau de notre époque

Si aujourd'hui l'esclavage a été aboli dans nos sociétés, la traite des êtres humains, elle, existe toujours. Dans une directive du Parlement européen et du Conseil datant de 2011 (3), on peut lire que « la traite des êtres humains est une priorité aux yeux de l'Union et des Etats membres. Elle constitue une infraction pénale grave ». Une infraction grave qui fait toujours de nombreuses victimes.

En Europe, pas moins de 30.146 personnes ont été l'objet d'une traite entre 2010 et 2012. Parmi elles, 80% de femmes. Un problème qui concerne d'autant plus l'Union européenne que deux tiers des victimes sont issues d'un Etat membre (4). Ces personnes sont la cible dans la plupart des cas (69%) d’une exploitation sexuelle ou de travail forcé (19%), mais également de prélèvements d'organes, d’activités criminelles ou de ventes d'enfants.

En Belgique, il y a eu plus de 1.000 constats d'exploitation d'êtres humains en 2013, selon la Banque de données nationale (BNG) de la police. La Belgique, qui n'a toujours pas transposé la directive anti­traite, a d’ailleurs récemment été rappelée à l'ordre par la commissaire européenne qui était en charge du dossier, Cecilia Malmström. Mais notre pays garde la lutte contre la traite d’êtres humains à l’esprit puisqu’en octobre 2014, la Belgique s’est dotée d’un nouveau service : le centre fédéral migration.

Dans l'actualité, il arrive aussi fréquemment que des bateaux coulent avec à leur bord des passagers clandestins. Rappelez­vous de ce drame survenu mi­septembre dans la Mer Méditerranée, 500 personnes avaient alors disparu. En 2013, en Italie, une embarcation transportant 500 migrants faisait naufrage près de la petite île de Lampedusa ; le bilan faisait alors état de 366 morts. Ces passeurs, tout comme les Blancs de l'Utile, tentent donc encore et toujours de faire du profit sur le dos de personnes désespérées profitant ainsi de leur misère et provoquant leur mort.

Interview

de Bernard Rimé, professeur de psychologie

Afin de mieux comprendre comment ont réagi les naufragés en découvrant l’île de Tromelin,
nous avons interrogé Bernard Rimé, professeur de psychologie à l’UCL.

« L’être humain a une capacité d’adaptation incroyable »

L’être humain est-il prêt à tout pour survivre ?

Il a en tout cas une capacité d’adaptation absolument incroyable. Il est capable de sortir des sentiers battus. Il y a par exemple eu beaucoup de cas où des hommes se sont coupé des membres pour pouvoir survivre lorsqu’ils étaient coincés en montagne. En 2010, un avion s’est perdu dans la cordillère des Andes et l’on a constaté des cas de cannibalisme. Si l’homme veut vraiment rester en vie, il peut faire des choses dont il ne se croyait pas capable, qu’il s’agisse de comportements déviants ou non.

Comment peut-on trouver l’énergie de se battre ?

Deux choses nous aident à affronter les pires situations : notre capacité à prévoir ce qu’il va se passer et notre capacité à contrôler ce qu’il va se passer. A partir du moment où l’on perd un de ces deux leviers d’action, on entre dans une phase de dépression. C’est lors de cette phase que la motivation baisse sensiblement, c’est ce que l’on appelle l’impuissance apprise. Mais tant que l’une de ces deux capacités est conservée, nous gardons la force de nous battre.

Peut-on se reconstruire après une expérience comme celle-là ?

Une chose est sûre : cela va prendre beaucoup de temps. Pendant ces années d’isolement, les choses ont forcément changé. Imaginez que ces personnes aient disparu il y a quinze ans et qu’elles aient été retrouvées aujourd’hui, elles auraient raté des changements importants dans notre société comme la généralisation de l’usage d’internet. Le monde a évolué et a changé sans eux. Si c’étaient des enfants à l’époque de leur disparition, ces personnes n’ont pas eu le temps de se construire et doivent tout apprendre, un peu comme les enfants sauvages. Par contre, si c’étaient des adultes, ils avaient déjà un bagage qui doit seulement être adapté aux nouvelles tendances de la société.