Le trésor des Indiens et
la baronne belge "un peu chaman"

Un récit de Guy Duplat

La grande collectionneuse belge Dora Janssen a réalisé un geste rare : rendre leur or aux Indiens de Colombie. Une saga qui suit le chemin inverse de Christophe Colomb.

La baronne Dora Jansen, 80 ans, d’un dynamisme toujours inaltérable, garde deux passions que l’âge n’érode pas : les voyages et l’art. Elle vit entourée d’œuvres venues de tous les continents : icône russe, crucifix du Moyen Age, statues grecques et romaines, masques précolombiens, un bouddha japonais de bois rongé par le temps, "mon œuvre préférée", nous dit-elle. "L’art rend heureux, il m’a ouvert les yeux et me fait vivre."

Toujours sur les routes, elle repart cet été voyager autour du lac Baïkal, en Sibérie, avec deux de ses petits-enfants. L’an prochain,elle pense retourner dans les hautes montagnes de Colombie retrouver ses chers Indiens Kogis pour poursuivre un feuilleton très extraordinaire qu’elle nous raconte à nouveau.

Une collection unique

Le grand public avait appris à connaître Dora Janssen après le décès, en 2003, de son mari Paul, fondateur de Janssen Pharmaceutica. Elle voulait alors utiliser la toute récente loi sur la dation pour payer des droits de succession en donnant en échange, à l’Etat, sa formidable collection d’art précolombien, une des plus riches au monde.

Après de longues tribulations politiques, la dation se fit au profit de la Flandre qui expose ces chefs-d’œuvres sur tout un étage au musée MAS (Museum aan de stroom) à Anvers. La collection fut auparavant exposée au musée du inquantenaire et à l’étranger en 2006.

Le MAS

Le MAS

"Cette collection, nous disait-elle alors, c'est 35 ans de ma vie. J'allais deux fois par an à New York, spécialement voir les marchands. Je descendais tous les deux jours dans mon musée personnel, le 'Xibalba' ('L'inframonde'), creusé sous ma maison de Campine, comme une tombe maya. Elle est pour moi, un hommage à ces maîtres artistes de l'Amérique dont on ne connaît pas les noms puisqu'ils n'ont rien signé. Beaucoup de ces objets magnifiques ont été fabriqués entre le Ve siècle avant J.-C. et le Ve siècle après J.-C. Mais où étions-nous (les Occidentaux) à cette époque?"

L'émotion de la rencontre

C’est à cette occasion que commença sa relation avec les Kogis, un peuple menacé de 15.000 Indiens, ayant leur langue propre, leurs systèmes politique, judiciaire, religieux, éducatif, médicinal, et qui vivent dans les montagnes de la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie, le long de la côte Pacifique. Ils furent repoussés sur les hauteurs il y a 500 ans par les conquistadors espagnols mais ont gardé leur culture.

Dans la foulée de l’exposition de la collection au Cinquantenaire, l’ambassadeur du Mexique à Bruxelles lui a présenté deux Indiens Kogis en tenue traditionnelle, venus plaider leur cause à Bruxelles. Elle en fut émue et leur donna un collier ancien en or et visita ensuite leur "pays". Elle y passa plusieurs jours, dormant dans un hamac, se lavant à la rivière. "Ils m'ont amenée sous terre", relate-t-elle. "Un chaman m’a dit : 'Vous avez été des nôtres jadis'."

Avant de rentrer en Belgique, elle leur acheta un grand terrain au bord de l’eau, un choc car "cela faisait 531 ans que les Kogis avaient été chassés du littoral pour que les colons puissent exploiter les mines d’or."

Elle entra en contact avec Eric Julien de l’association française Tchendukua qui se bat pour les droits des Kogis.

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Dora Janssen avait commencé à collectionner l’or précolombien à l’occasion d’un des nombreux voyages scientifiques ou d’affaires de son mari. Un soir, il y a plus de 40 ans, en Colombie, elle avait rencontré lors d’un dîner une femme qui portait autour du cou un bijou magnifique : un papillon de l’art Chimu du XIIe siècle. A la fin du repas seulement, cette dame lui précisa qu’il était précolombien. Dans la foulée, elle acheta cinq premiers bijoux en or, des petites sculptures réalisées à la cire perdue (un pectoral, des boucles d’oreilles, etc.). Ce fut le début d’une collection quasi sans équivalent.

Une caisse jamais ouverte

A part le musée de l’or à Bogota et le musée de Berlin, peu d'institutions ont de l’or précolombien. Après l’or, elle acheta des statuettes mayas, des masques olmèques, des vases peints. "Ma collection comprenait des objets représentatifs de chaque ethnie précolombienne de l’Alaska au sud du Chili."

Après avoir réuni de nombreux objets en or, elle arrêta de les collectionner. Mais un jour, en 1980, un homme est venu sonner à sa maison d’alors, à de Vlasselaer en Campine, pour lui proposer une caisse de bijoux en or attribués aux Indiens Kogis de Colombie. Ces bijoux provenaient encore des années de pillages "légaux" de tombes au début des années des 70. Ils se trouvaient dans une tombe de Ciudad Perdida, une cité construite par la civilisation Tayrona, ancêtre des Kogis.

Ciudad Perdida

Ciudad Perdida

Elle ne voulait pas acheter ce "trésor", ayant arrêté alors de collectionner l’or précolombien. Mais le vendeur lui expliqua que ce trésor finirait alors fondu en or pour dentistes !

Elle acheta donc la caisse mais sans l’ouvrir vraiment ni exposer ces objets. "Je me suis toujours dit que j’allais leur rendre un jour. En plus, ces bijoux étaient plus intéressants sur le plan ethnologique qu’artistique. Je suis un peu chaman. J'ai su que je ne pouvais pas toucher à cette boîte. J'ai senti qu'elle avait une autre destination et cela s'est avéré exact."

Dans la caisse, il y avait 17 objets en or datant du Xe au XVIe siècle : des assiettes, des boucles d’oreilles, des bijoux, une couronne.

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Après sa rencontre avec les Indiens Kogis et avec Eric Julien, elle décide de rendre ce trésor à ses anciens propriétaires. Un cas très rare de restitution. "Ce n’est pas vous qui rendez l’or, lui ont dit les Indiens Kogis, c’est l’or qui revient à la maison."

L’inverse de Colomb

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

La saga n’était pas terminée. La gouvernement colombien voulait que ces objets viennent au musée de l’or à Bogota alors que Dora Janssen souhaitait qu’ils retournent chez les Kogis pour lesquels l’or a une valeur symbolique et spirituelle.

Après de nouvelles tractations qui ont duré deux ans, ces objets ont pu être restitués il y a un an aux Kogis lors d’une cérémonie haute en couleurs.

Un petit voilier de 6m50 accostait le 25 février sur la plage de Santa Maria, près de la Sierra Nevada qui culmine à 5775 mètres d’altitude. Dans les soutes du voilier mené par Olivier Jehl et appelé Zigoneshi ("Je te donne, tu me donnes", en langue kogi), il y avait la fameuse caisse. Symboliquement, c’est un voilier qui ramenait des trésors alors que, il y a cinq siècles, Colomb avait fait le chemin inverse et lancé un large pillage des richesses locales avec les caravelles emportant l’or d’Amérique vers l’Espagne. 50 Kogis guettaient l’arrivée d’Olivier Jehl. Il s’est mis à pleuvoir et le chaman a expliqué : "C’est la mère qui pleure de joie".

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Printscreen "13h15 le dimanche", France 2

Dora Janssen n’assista pas à ce retour. "La veille de mon départ, j’avais reçu un appel anonyme m’intimant de ne pas y aller !".

Les chamans et les Mamas Kogis (les chefs religieux) ont décidé de placer ce trésor sous terre, "pour soigner la terre". "Ces Indiens, explique Dora Janssen, ont un immense respect de la nature et en particulier des arbres qu’il ne faut pas couper. Pour eux, les arbres vivent pleinement et sont en liens avec les hommes. Leur philosophie de vie en harmonie avec la nature m’inspire beaucoup. J’ai appris à apprécier les arbres et les forêts durant mon enfance, quand mon père, avocat anversois,préférait nous envoyer en vacances dans les forêts ardennaises plutôt qu’à la mer. J’ai toujours besoin de voir, depuis chez moi, des arbres et de me promener chaque jour près des arbres. Je devrais retourner l’an prochain chez les Kogis et j’espère que les terres neuves qu’ils ont acquises proches de l’Océan, les mettant en contact avec notre XXIe siècle, ne leur feront pas perdre cette riche spécificité."