Les prothèses de demain feront-elles de nous des surhommes ?

Un dossier de Laura Lieu

Depuis des millénaires, les hommes redoublent d’ingéniosité pour pallier la perte d’une main, d’une jambe, d’un bras... Du latin prothesis (l’ajout), la prothèse leur a parfois permis de retrouver une vie « normale ». Coût, douleur, rigidité, adaptation… Les enjeux restent néanmoins multiples.

De nombreuses entreprises et universités dans le monde se sont lancées dans une course au développement prothétique. D’ici une quinzaine d’années, les prothèses que nous connaissons aujourd’hui pourraient bien être mises au placard. Peau artificielle ultra-sensible, précision des gestes, contrôle par la pensée… Tels sont les défis de la science.

Mais des questions d’ordre éthique et philosophique pourraient également se poser. Nous dirigeons-nous vers une nouvelle évolution de l’espèce humaine ?

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La prothèse, un outil millénaire qui a évolué avec les guerres

La plus ancienne trace de prothèse remonte à 2.600 ans avant J.C.. Découverte en Egypte, elle est désormais exposée au British Museum de Londres. Selon les archéologues, la femme momifiée aurait perdu un gros orteil et celui-ci aurait été remplacé par un faux membre tenu par une gaine en cuir.

Au fil des siècles, les techniques d’amputation ont évolué et, avec elles, les prothèses. Bien que lourdes et réservées aux riches ou aux soldats, peu de traces de ces objets ont été répertoriées. Mais c’est au 16ème siècle que son évolution va vivre un réel tournant grâce à Ambroise Paré. Ce chirurgien français va développer de nouvelles techniques d’amputation comme la ligature des vaisseaux et la cautérisation au fer chaud. C’est également lui qui deviendra le père des armatures métalliques, des pilons articulés et des cuissards à pilons, autrement dit, les ancêtres de nos prothèses actuelles.

Photo d'époque - 2ème guerre mondiale

Photo d'époque - 2ème guerre mondiale

Les deux guerres mondiales ont joué un rôle non négligeable dans l’évolution des techniques prothétiques. Pas moins de 300.000 soldats ont été amputés lors de la première et plusieurs millions lors de la deuxième. De nombreuses victimes ont dès lors bénéficié des recherches sur les prothèses.

Bras, jambe, œil, main, tympan… Tous les membres du corps peuvent être remplacés

Les causes des amputations
Selon Arnaud Hannar, prothésiste chez Creteur, « les accidents nécessitant une prothèse sont plus en plus rares. En réalité, 75% des cas représentent plutôt des amputations liées à des accidents vasculaires dus à une mauvaise santé, au tabagisme, à l’alcoolisme, au diabète ou au cancer. Parmi nos clients, 10% seulement sont des personnes ayant subi un accident de la route, en majorité des motards d’ailleurs. De même, les accidents de travail ne sont pas fréquents ».

Des recherches multidisciplinaires
Pour bien percevoir les enjeux des prothèses de demain, il est important de concevoir que la recherche prothétique mêle quatre domaines : la robotique, les matériaux, l’informatique et la chirurgie réparatrice. Jusqu’il y a vingt ans, les prothèses se limitaient à de la mécanique. Dorénavant, de petits moteurs électriques font office de muscles et des mini capteurs sont utilisés pour reproduire certaines sensations. Deux éléments de recherche sont également devenus inévitables dans la conception des prothèses : les électrodes et les capteurs myoélectriques.

- Les électrodes recueillent les signaux sur des nerfs moteurs intacts et les analysent pour commander les mouvements.
- Les capteurs myoélectriques se fixent sur la peau et détectent les petits mouvements des muscles et les stimulent.

Voici quelques exemples seulement des prothèses les plus prometteuses.

La main
Le projet européen Lifehand 2 a réuni des chercheurs de différents pays pour recréer la sensorialité d’une main amputée. Un Danois de 36 ans, Dennis Aabo Sørensen, gravement blessé à cause de feux d’artifice, s’est porté volontaire pour porter un mois cette prothèse d’un nouveau genre. Et le résultat est incroyable : « Lorsque je soulevais un objet, je pouvais sentir s’il était doux ou dur, rond ou carré », a-t-il déclaré.
Comment ça marche ? La main artificielle est dotée de capteurs qui réagissent à la tension de tendons artificiels. Le système transforme ensuite les informations émises par la manipulation de l’objet en courant électrique. Ces signaux électriques sont traduits en langage similaire aux impulsions nerveuses, puis transmises aux quatre électrodes greffées aux nerfs du bras du patient. Neuf ans après son amputation, le testeur a pu à nouveau sentir des objets.

Cependant, le poids de la « machine » reste un frein à la commercialisation. « Les gens considèrent la prothèse comme un poids mort. C’est toujours un corps étranger qui ne fait pas partie d’eux. Ce n’est pas quelque chose qu’ils peuvent activer facilement. Une prothèse, c’est un compromis. Mais rendre la prothèse plus légère aiderait énormément les patients à l’adopter », déclare le prothésiste.

La prothèse Bebionic de RSLSteeper, quant à elle, commence timidement à être commercialisée. Considérée comme « hyper-fonctionnelle », elle permet au porteur de choisir parmi un éventail de fonctions (serrer, pincer, toucher, appuyer…).

Comment ça marche ? Dans un premier temps, le patient choisit la fonction dont il a besoin en tournant la main. Ensuite, « l’activation » de la prothèse se fait grâce au signal envoyé par le cerveau. Il faut compter entre 30.000 et 43.000 euros pour se procurer le prototype de cette main.

Le bras
Claudia Mitchell est la première personne équipée d’un bras connecté à son épaule et à sa poitrine qu’elle peut contrôler en partie par la pensée. Les recherches sont menées à l’Institut de réhabilitation de médecine de Chicago. En imaginant qu’elle bouge la main, son cortex moteur envoie des signaux électriques le long de son épine dorsale vers les racines des nerfs du membre amputé. Les électrodes reçoivent ces signaux et les envoient vers la prothèse. Les inconvénients restent le poids, la lenteur des mouvements et leur manque de naturel.

L’œil
Grâce à la miniaturisation électronique, les recherches ont fait un bond cette décennie. Des laboratoires travaillent depuis plusieurs années sur des rétines artificielles qui permettraient de rendre la vue à des personnes l’ayant perdue suite à un accident ou une maladie. Les patients dont le nerf optique est encore fonctionnel mais dont la rétine a été endommagée pourront bientôt se faire implanter un capteur. Dans quelques années, ces technologies pourront être aussi banales que les prothèses auditives.

La jambe
L’un des inconvénients signalés par le prothésiste est l’adaptation de la prothèse en terrain « accidenté ». « Le problème principal des prothèses de jambe actuelles est la mobilité de la cheville ».

Lorsque la personne perd son genou et sa cheville, il est difficile de lui rendre, même avec une prothèse, une marche totalement naturelle.

Hugh Herr a très vite cerné le problème. Sportif de nature, il a réalisé lui-même ses prothèses dont il peut changer la hauteur et auxquelles il peut hisser des crampons. Selon lui, « nous entrons dans l’ère où des machines attachées à notre corps nous rendront plus forts et plus efficaces ».

C’est dans cette optique que l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne a travaillé sur une prothèse munie de capteurs renseignant sur les forces exercées lors des mouvements, l’alignement de la prothèse et le degré de mobilité. Ces données récoltées sont envoyées vers un ordinateur connecté. Selon l’équipe de recherche suisse, « notre objectif est d’améliorer le confort des patients, mais également, grâce aux données que nous pourrons recueillir, d’optimiser les futures générations de prothèses ».

Les enjeux

Les sensations perdues retrouvées ?
Selon le prothésiste Arnaud Hannar, « au niveau technologique, on espère voir arriver dans les prochaines années une prothèse qui procure des sensations. Juste en y pensant, le contrôle nerveux permettrait de ne plus devoir forcer le mouvement. Ce serait une avancée incroyable. Certaines universités américaines ont déjà testé 4-5 prothèses ».

Selon lui, il ne faudra pas attendre longtemps avant d’arriver à cette technique révolutionnaire : « D’ici 10-15 ans, on sera plus avancé. Et même si ce ne sera pas encore standardisé, cela deviendra déjà plus accessible ».

La douleur
« Le problème c’est que beaucoup de victimes ressentent des douleurs. Certaines ne peuvent pas recevoir une prothèse tant c’est insupportable », admet Arnaud Hannar. « Et même pour les personnes qui y arrivent, elles souffrent de petites blessures aux moignons à cause des frottements. Ce n’est pas agréable de porter une prothèse. »

De plus, « les personnes portant une prothèse doivent suivre une hygiène de vie stricte, ne pas perdre ou gagner du poids par exemple, car la prothèse devrait être changée. Il faudrait qu’elle puisse s’adapter », selon Arnaud Hannar.

Le coût
A l’heure actuelle, seules les prothèses de base sont remboursées par les mutualités belges. « Par exemple, plus un patient est actif, plus les pièces doivent être performantes pour qu’il puisse reprendre ses activités physiques. Mais cela a toujours un coût. Ce qui est frustrant, c’est qu’il existe des produits très intéressants mais qui ne sont pas remboursés en Belgique, comme de nouvelles chevilles intelligentes qui s’adaptent au terrain », déplore Arnaud Hannar.

« J’ai également vu qu’il existait des genoux prothétiques qui procurent une esthétique de marche impressionnante. Ils apportent tellement au patient, ce serait une avancée énorme pour les gens. Ils commencent déjà à être remboursés dans certains pays, mais la Belgique traîne sur ce dossier-là. »

Question éthique, bioéthique et philosophique

Le risque d’une mauvaise conception

Dans les années 2000, le scandale des prothèses mammaires PIP a défrayé la chronique. Rupture des prothèses, irritations, cancer… 7.000 femmes en France se sont portées partie civile pour dénoncer la fraude face à laquelle elles étaient victimes.

A l’image de cette affaire, le risque reste qu’une entreprise se lance trop tôt dans la commercialisation de son produit ou le réalise dans de mauvaises conditions.

Les dérives non médicales

Les plus sceptiques évoquent le danger que les prothèses deviennent un effet de mode. Le pire des scénarii selon eux serait que les prothèses perdent toute utilité médicale.

Au-delà de l’effet de mode, la question de l’amélioration des performances sportives pourrait également se poser. En 2012, la participation d’Oscar Pistorius aux Jeux Olympiques a énormément fait débat. La question était de savoir s’il avait sa place parmi les athlètes sans handicap. Avait-il un avantage ? Difficile de l’affirmer selon les experts.

De même, les prothèses pouvant possiblement améliorer les performances, les sportifs seront peut-être tentés un jour d’abandonner le dopage chimique pour se doter de membres bioniques plus performants.

Lalibre.be a contacté plusieurs Comités d’Ethique francophones mais aucun n’a encore eu à traîter la question des prothèses améliorées. « Nous y réfléchirons quand nous serons dans le cas. Mais ce n’est pas impossible qu’on ait à le faire un jour », a précisé l’un d’eux.

Avant de vouloir décupler les forces humaines, les scientifiques souhaitent d’abord parvenir à reproduire le plus fidèlement possible les membres amputés. Esthétique, poids, sensation, coût… Même si la recherche prothétique a fait un prodigieux bond en avant en quinze ans, il faudra attendre quinze années de plus avant de pouvoir créer la prothèse parfaite.