La solidarité française
est mise à rude épreuve

Les citoyens venant en aide
aux migrants à la frontière franco-italienne
sont soumis à la pression de l'Etat.

Des manifestants ont posé leurs pancartes devant la gendarmerie de Briançon, le 17 juillet 2018. ©S.Vt.

Des manifestants ont posé leurs pancartes devant la gendarmerie de Briançon, le 17 juillet 2018. ©S.Vt.

La France a rétabli ses contrôles aux frontières en 2015 en raison d'une "menace terroriste persistante". Les forces de l'ordre déployées à la frontière avec l'Italie s'attellent surtout à empêcher les migrants de passer. Notre reportage, en trois parties, a pour objectif d'éclairer la pression à laquelle font face les bénévoles et militants, le parcours des migrants et enfin les pratiques des forces de l'ordre. Voici la première partie.

L’attroupement s’est formé sur les trottoirs d’une rue étroite de Briançon. “Protégeons les vies, pas les frontières.” Un homme, chemise à grosses fleurs rouges et casquette couvrant la nuque des rayons du soleil de montagne, s’échine à fixer des banderoles sur la grille de la gendarmerie. “Assez de morts.” Ce mardi matin-là, une centaine de personnes – des gens du cru, des militants d’ici et d’ailleurs, des bénévoles qui viennent en aide aux migrants de passage, des jeunes, des plus âgés – se sont donné rendez-vous pour faire valoir, sous les fenêtres des forces de l’ordre qui ont braqué leur téléobjectif sur eux, qu’à “politique inhumaine, réponse fraternelle”.

Un drôle de chien se promène avec, attaché sur le flanc, une pancarte “Libérez mon maître”. Elie, grand jeune homme déjà, a déposé la sienne devant la grille de la gendarmerie : “Libérez papa”. Papa, c’est Benoît Ducos, 48 ans. Lui, deux hommes et une jeune femme ont été convoqués pour être placés en garde à vue. Ils auraient “aidé à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français, en bande organisée”.

Math, une militante passée par les zones à défendre de Notre-Dame-des-Landes (contre la construction de l’aéroport), Roybon (contre celle d’un Center Parcs) et Bure (contre un projet d’enfouissement de déchets nucléaires), s’en désole: “La bande organisée, c’est pour qualifier la mafia. La criminalisation du militantisme est criante en France. Ici, on a juste des gens qui donnent de leur temps parce qu’ils croient en quelque chose”. Ce qui les unit, tous autant qu’ils sont, c’est – au minimum – un accueil digne des migrants de passage dans la vallée.

Si Benoît Ducos a été convoqué ce 17 juillet, c’est parce que, trois mois plus tôt, près de 150 personnes ont franchi la frontière franco-italienne par les pistes de ski de Montgenèvre avec une vingtaine d’Africains. Elles voulaient répondre “pacifiquement” et “spontanément” aux “provocations haineuses et dangereuses” du groupuscule d’extrême droite Génération identitaire qui, la veille, avait bloqué le col de l’Échelle pour marquer son hostilité à l’entrée de migrants en France. “Elles s’attendaient à ce que les forces de l’ordre leur intiment l’ordre de s’arrêter à la frontière” entre Clavière en Italie et Montgenèvre en France, explique Anne Chavanne, membre du mouvement citoyen Tous Migrants, auquel appartient Benoît Ducos. “Mais il n’y a pas eu de contrôle, et les manifestants ont traversé.” Les forces de l’ordre françaises, “postées à 500 mètres de là”, n’ont plus eu qu’à resserrer le filet. “Les gens ont été piégés. On les a laissé passer et puis on les a accusés d’avoir fait passer des migrants.”

Ce mardi matin-là, Benoît Ducos a préparé un petit sac à dos – la garde à vue peut durer jusqu’à 96 heures, précise l’avocate Cécile Faure-Brac. Il parle sans un mot plus haut que l’autre. “J’ai la conscience tranquille. Mais certains d’entre eux ne doivent pas bien dormir”, dit-il en pointant le menton vers la gendarmerie. “Nous, on ne violente personne, on n’insulte personne, on ne repousse pas les gens comme du bétail. On est juste des bénévoles, on fait comme on peut avec les moyens qu’on a.” Secouriste, il maraude régulièrement pour venir en aide aux migrants en souffrance dans la haute montagne. Comme beaucoup d’autres citoyens, il n’y était pas préparé, mais il a choisi d’assumer cette nouvelle réalité à sa porte.

Tous Migrants a édité une petite BD, "De l'autre côté. Une nuit au col de l'Échelle", réalisée par P. Baur and Sister, relatant l'aide apportée aux migrants lors d'une sortie en montagne de citoyens maraudeurs.

Tous Migrants a édité une petite BD, "De l'autre côté. Une nuit au col de l'Échelle", réalisée par P. Baur and Sister, relatant l'aide apportée aux migrants lors d'une sortie en montagne de citoyens maraudeurs.

Lorsque les migrants, que les dangers des Alpes et le rétablissement des contrôles à la frontière franco-italienne n’ont pas arrêtés, ont commencé à arriver dans leur vallée il y a deux ans, des bénévoles se sont mobilisés, des familles ont ouvert leur porte. Puis, face à l’urgence, la communauté de communes a mis à disposition une ancienne caserne de CRS pour accueillir ces personnes éreintées, mal équipées, qui avaient déjoué les forces de l’ordre et les pièges de la montagne, souvent la nuit.

Réussir à mettre la distance

De nombreux bénévoles et militants se sont mobilisés. Mais, pour toutes sortes de raisons, juridiques, psychologiques, familiales et autres, cet engagement ne va pas sans difficultés. Certains bénévoles réussissent à mettre des limites, à maintenir de la distance, à réaliser qu’ils donnent ce qu’ils peuvent à leur échelle. “On n’est pas à l’école et on n’a pas à nous attribuer des bonnes et des mauvaises notes”, insiste Anne Chavanne.

Cédric Herrou, qui a pourtant vu sa vie entrer carrément dans une autre dimension ces deux dernières années, est sur la même longueur d’ondes. L’agriculteur a hébergé sur son terrain en terrasses de la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, “1 300-1 400 personnes” arrivées de Vintimille, l’Italienne, sans se faire repérer par les gendarmes et policiers français. Lui l’affirme très clairement, il aide dans un souci de respect de la dignité humaine et de la vie, mais “pleurer quand un gamin a mal, ce n’est pas mon rôle”.

"Quand on me demande ce qui est le plus dur dans ma vie de tous les jours, je réponds que c’est désherber les carottes."
Cédric Herrou, agriculteur à Breil-sur-Roya

Qui sont les aidants ?

Le profil des aidants est diversifié dans la vallée de Briançon, explique Anne Chavanne: "des gens qui ne sont pas du tout politisés qui veulent juste aider", "des catholiques qui veulent faire une bonne action", "des militants depuis toujours, engagés dans diverses associations" et puis "des gens plus politisés, de gauche, d'extrême gauche ou anarchistes". "Tout le monde se côtoie, forcément avec des différences d'opinion, des moments où l'on a besoin de se poser et de faire de la médiation." La crainte de certains est que le militantisme politique n'emporte le Refuge solidaire et l'aide d'urgence par le fond. Les forces de l'ordre "ont régulièrement essayé de nous diviser, en marquant les différents groupes. Jusqu'à présent, elles n'y sont pas arrivées parce qu'on en est bien conscients."

La manifestation à Briançon le 17 juillet 2018. ©S.Vt.

La manifestation à Briançon le 17 juillet 2018. ©S.Vt.

"On s'épuise"

Des bénévoles vivent leur "mission" plus dans l'affectif que d'autres. “Cela nous a bouleversé complètement la vie”, reconnaît Catherine Gros, l’une des chevilles ouvrières de l’association Roya citoyenne. “Vous faites, mais vous ne faites jamais assez, vu l’ampleur de la tâche. Des fois, on vous le dit, que ce n’est pas suffisant. Et puis, ça va durer. Moi, je sais que je fatigue, j’ai 67 ans. Si vous ne faites rien, vous culpabilisez. Si vous prenez vos vacances, vous culpabilisez. Mais je ne peux pas faire comme s’il ne se passait rien.” C’est dans son tempérament à elle, la “vieille militante du planning familial”.

Parfois, les aidants se sont lancés à corps perdu, jusqu’à se voir submergés par leur propre engagement et la détresse des migrants. "Il y a des burn-out. C'est émotionnellement très éprouvant, surtout quand la vie s'organise autour de cela et que cela devient assez obsessionnel", remarque Marie Dorléans, qui avait fondé Tous Migrants pour sensibiliser la population aux problématiques migratoires après la découverte du petit corps d'Aylan Kurdi sur une plage turque. "Il y a des couples et des familles qui ont été mis en difficulté", embraie Anne Chavanne.

“On s’épuise”, témoigne Marcel Deglane. Lui, maraude à VTT en montagne. Les migrants “se passaient mon numéro de téléphone. On m’appelait parfois à 3h du matin, en détresse”. Une âme perdue dans la nuit sans aucune possibilité de localisation. “J’ai craqué.” Et changé de numéro de téléphone.

La vallée de Briançon, venant du col de Montgenèvre, emprunté par les migrants cet été. ©S.Vt.

La vallée de Briançon, venant du col de Montgenèvre, emprunté par les migrants cet été. ©S.Vt.

Des tensions locales

La relation avec la population locale, si elle se passe bien dans l’ensemble, insistent plusieurs bénévoles, frotte parfois un peu aussi. Il suffit d’entendre les réactions au passage d’une manifestation ou à la terrasse d’un café. “On ne peut quand même pas tous les accueillir” ou “Ce n’est pas de notre faute si leur pays va mal” font florès.

“Je ne suis pas originaire de Breil, je suis considéré comme un hippie et ma médiatisation dérange”, constate Cédric Herrou. Habitants et commerçants ne croisent pas de migrants – ils restent à l’écart, au calme, sur le terrain de l’oléiculteur caché dans la montagne -, mais ils pensent que leur présence couplée à celle, massive, des forces de l’ordre nuit à l’image de leur jolie vallée. Dans la Roya, contrairement au Briançonnais, Marine Le Pen a fait le plein de voix. Cédric Herrou ne compte plus les insultes et les menaces, y compris de mort, qui lui sont destinées. “Je ne suis pas parano, mais je fais gaffe quand même.”

Des aidants, même des plus discrets, il y en a, mais des dénonciateurs aussi. Les militants de Génération identitaire l’ont bien compris en faisant du porte à porte dans les villages de Haute-Durance pour expliquer leur point de vue et permettre de “décomplexer les racistes”, comme le note Marie Dorléans. L’an dernier, un certain Rodolphe Crevel, déjà condamné pour provocation à la discrimination raciale, avait édité un journal, “A Vugi d’a la Roya”, qui s’en prenait tous azimuts aux aidants et autres sympathisants de cette vallée des Alpes-Maritimes, mélangeant informations, mensonges, diffamations, injures raciales. Près de 5 000 exemplaires avaient encrassé les commerces avant de finir au rebut. Mais l’initiative avait eu le temps de faire mal.

"Je n’ai plus confiance"

Ce qui se révèle particulièrement dur à supporter pour certains bénévoles, c’est la pression mise par les forces de l'ordre. Le service d’information de la Police nationale ne nous a pas donné l'autorisation de recueillir la version de ses représentants sur place. “Tout le monde n’est pas à mettre dans le même sac, mais il y a des gens parmi les forces de l’ordre qui se sentent pousser des ailes”, tonne Michel Rousseau, le porte-parole de Tous Migrants. La convocation groupée du 17 juillet “prend la suite de nombreuses pressions et tentatives d’intimidation (convocations en audition libre, harcèlement téléphonique, surveillance des domiciles) que subissent depuis des mois des personnes solidaires dans la région”, indiquent ainsi une série d’associations dans leur communiqué de presse commun.

“On a l’impression d’être fichés, surveillés, d’être de grands délinquants alors qu’on aide juste les autres. Je ne regarde plus la police du même œil. Je n’ai plus confiance…
Pauline Rey, bénévole au Refuge solidaire de Briançon.

Citoyens apolitiques et militants engagés en témoignent, même si, “quand moi, 58 ans, je me fais arrêter ou quand un jeune un peu baba cool se fait arrêter, le comportement de la police n’est pas le même”, note Anne Chavanne. Dans les environs de Montgenèvre comme dans la vallée de la Roya, prendre un Noir dans sa voiture augmente spectaculairement la probabilité de se faire arrêter, témoignent des habitants. Dans les Alpes-Maritimes, Raphaël Faye, un jeune de 19 ans, et Pierre-Alain Mannoni, enseignant-chercheur à Nice, ont d’ailleurs été condamnés respectivement à trois et deux mois de prison avec sursis pour avoir transporté des migrants en situation irrégulière en France.

Contrôles d’identité répétés, examen minutieux de la voiture, vérification des papiers, verbalisation pour avoir allumé le contact avant d’avoir bouclé la ceinture de sécurité: les occasions d’enquiquiner le monde de la solidarité ne manquent pas. Même les jeunes de Sospel, qui servent des repas aux migrants de Vintimille le soir, se font contrôler et recontrôler en chemin.

Les intimidations et tentatives de découragement portent parfois leurs fruits, quand l’un ou l’autre, inquiet, décide de retourner à sa vie d’avant.

Cédric Herrou est particulièrement sous pression. Les personnes qui lui ont libellé des chèques depuis 2014 ont été convoquées par la police, “cela m’a fait perdre pas mal de clients, des magasins”, rapporte l’agriculteur, qui vit de ses œufs et de ses olives. Emprunter le sentier discret, qui monte depuis la départementale vers sa maison et son camping, entraîne la plupart du temps un contrôle d’identité et la photo des papiers par un gendarme mobile, armé et vêtu d’un gilet pare-balles, posté sous les arbres de l’autre côté de la route.

L’accès à la propriété de 2ha, régulièrement survolée par des drones, DRAC (drones de reconnaissance au contact, soit des engins conçus à la base pour l'armée, NdlR) et hélicoptères, est surveillé par des gendarmes mobiles déployés autour et alentour 24h/24 – des hommes qu’on reverra sur la terrasse d’un très agréable hôtel de Menton où ils sont casernés.

“Quand on voit les moyens mis en place en termes de militarisation de la frontière et de contrôle, on se dit qu’ils pourraient être mis ailleurs, et notamment dans l’accueil des migrants.”
Richard “Pak” Lavinay, membre de l’association Roya citoyenne.

Placé à neuf reprises en garde à vue, perquisitionné cinq fois, convoqué et reconvoqué, condamné à huit mois avec sursis, mis en examen sous contrôle judiciaire avec, notamment, interdiction de sortir du territoire, Cédric Herrou essaie de prendre ce qui vient avec philosophie. Et ce, même si “les lumières dans la gueule toute la nuit et les cellules sales avec de la merde sur les murs, c’est un peu de la torture quand même”. “Je ne vais pas dire que j’aime ça, mais puisque j’y suis, il est intéressant de voir comment tout cela fonctionne…”

Le principe de fraternité réhabilité ?

C’est lui qui vient d’amener la Cour constitutionnelle à se prononcer sur le “délit de solidarité” au regard du principe de fraternité. Le 6 juillet, les Sages ont affirmé qu’une aide désintéressée au “séjour” et à la “circulation” des étrangers en situation irrégulière ne saurait être passible de poursuites. Le ministère de l’Intérieur y a ajouté que l’aide humanitaire en question ne pouvait avoir de “but militant”. Reste à voir de quelle manière cette décision de la Cour, qui satisfait Cédric Herrou, se reflétera sur les prochains arrêts de justice, sachant que l’aide au franchissement de la frontière, même si elle se révèle désintéressée, reste illégale. "On ne pouvait pas attendre du Conseil constitutionnel qu'il approuve le passage illégal de frontière, cela aurait été aberrant !"

Benoît Ducos et les autres, relâchés après huit grosses heures de garde à vue, ont rendez-vous au tribunal de Gap le 8 novembre. Lui, continue à penser que “le principe de fraternité ne peut avoir de frontières”.

"Lorsque la fraternité devient illégale parce qu'on lui donne des limites contestables, alors il faut désobéir."
Benoît Ducos

Mathieu, militant engagé, également renvoyé devant la justice, a sa vision de la stratégie des autorités: “liquider la résistance en Haute-Durance, piétiner les solidarités aux frontières, effrayer les populations pour régner en vainqueur. Ce procès se devra d’être le coup de semonce final sur la tête des vaincus”.