Nevers, un centre à louer

Les cœurs de villes de taille moyenne se désertifient
au profit de la périphérie. Les taux de vacance
de locaux commerciaux deviennent inquiétants, mais
les présidentiables n’en parlent guère.
Nevers s’y attaque avec détermination.

Reportage

Ici, dans ce local vide du cœur de Nevers, on aurait bien vu un café littéraire. Là, une fromagerie. Et là-bas – pourquoi pas ? – un théâtre municipal. Lorsque le maire Denis Thuriot a entrepris d’habiller de trompe-l’œil une série de devantures abandonnées, il ne s’attendait pas à susciter autant de commentaires.

Lui l’assure, l’opération à 12 000 euros –pour commencer – porte ses fruits. Les placards adhésifs donnent une impression de continuité au bâti, plus agréable à l’œil du promeneur qu’un local abandonné derrière une vitre sale. Mais ils permettent aussi “de donner des idées de métiers qu’on n’a pas à Nevers, d’éveiller l’esprit”.

“D'ailleurs, certains de ces locaux qui n’intéressaient personne depuis des années ont trouvé preneurs”.

Denis Thuriot
Une idée de commerce pour la rue Saint-Etienne. Le centre manque, notamment, de métiers de bouche.

Une idée de commerce pour la rue Saint-Etienne. Le centre manque, notamment, de métiers de bouche.

Bref, il ne s’agissait pas que de cacher la misère.

Au-delà de la petite polémique, le constat est établi : Nevers, une ville charmante qui a oublié qu’elle l’était, est la quatrième la plus touchée par cette désertification commerciale, avec une vacance des locaux dépassant les 22 % – Béziers emmenant le classement dressé par l’Inspection générale des finances dans un rapport consacré à la revitalisation des centres-villes. Dans une trentaine de ces cités éparpillées dans tout l’Hexagone, de Carcassonne à Calais en passant par Saint-Brieuc, “le commerce y est en grande difficulté”. Un déclin précipité, particulièrement marqué dans les villes de taille moyenne comme Nevers (35.000 habitants).

Jean-Luc Dechauffour, le libraire qui tient la maison de la presse de la place Maurice Ravel, s’en désole. Parce que “c’est ce qui fait battre le cœur d’un centre-ville. Sans commerces, pas de vie, pas d’habitants, pas d’attractivité, pas de sécurité. Comme un cœur qui ne serait pas irrigué.” Le quinquagénaire, qui a commencé en périphérie en vendant des livres scolaires et de la littérature à “des clients acquis à (sa) cause”, a choisi de s’installer dans le centre il y a dix ans. “Pour communiquer mon goût de la lecture à une frange plus large de la population.” Dans ses rayons, les bons romans côtoient les nouveautés et les essais politiques avec, en bonne place, les Emmanuel Macron, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon – “cela reste une terre de gauche”.

Jean-Luc Dechauffour.

Jean-Luc Dechauffour.

Il aime visiblement le lien social qu’il tisse avec les commerçants et les habitants. “Certains clients ont le commerçant comme seul interlocuteur de la journée.”

Un désintérêt politique

Place de la République.

Mais alors que s’est-il passé, au fil des ans, pour que ce centre en partie piétonnier se trouve comme cela délaissé ? “On peut l’expliquer par un manque d’ambition et d’investissements pendant une trentaine d’années”, avance le libraire, qui est aussi président des Vitrines de Nevers, association regroupant près de deux cents commerçants de la ville. Le maire Denis Thuriot, un ancien du Parti socialiste qui a régné en maître pendant près de quarante ans sur la Nièvre sans réussir à la désenclaver, enfonce le clou.“Il y a eu un temps d’hommes politiques importants, comme François Mitterrand et Pierre Bérégovoy qui était un maire très apprécié, puis les choses se sont un peu effondrées.

C’est lié à un certain désintérêt des équipes municipales pour les commerçants qui, selon elles, ne votaient pas en ville.”

Denis Thuriot
Denis Thuriot

Denis Thuriot

Peut-être se sont-elles aussi dit qu’elles n’allaient pas se décarcasser pour un secteur supposément tenté par les idées de la droite.

C’est dans ce contexte que Denis Thuriot a quitté le PS, pour “porter autre chose”, travailler “autour de projets”, avec les bonnes volontés d’où qu’elles viennent, “FN excepté”. “Un peu comme ce que fait aujourd’hui Emmanuel Macron au national.”

Si le candidat d’En Marche a la faveur du maire de Nevers, Denis Thuriot concède volontiers que les présidentiables, y compris son poulain, “ont parlé très peu pendant leur campagne” de cette désertification. “Ils sont déconnectés de la réalité” des commerçants et des artisans, pense Jean-Luc Dechauffour.

Des habitants qui se mettent au vert

Un ancien commerce de la rue de Loire.

Mais l’explication ne se trouve pas seulement dans le champ politique. “Adaptation rapide des acteurs du commerce”, “bonnes conditions économiques d’exploitation”, “équilibre entre périphérie et centralité” et “démographie dynamique” se révèlent indispensables, selon l’Inspection des finances, pour la vitalité commerciale d’un centre urbain. Nevers, si agréable soit-elle, posée en bord de Loire, a en effet perdu de sa population : 10 à 12 000 habitants en une vingtaine d’années. “La bourgeoisie, les catégories moyennes supérieures sont parties en périphérie avec leur famille pour avoir un peu de terrain”, explique Denis Thuriot. Le centre dès lors s’appauvrit, il vieillit, se désertifie.

“Aujourd'hui, il y a beaucoup plus d’offres de locaux commerciaux que de demandes.”

Jérôme Coquin

Un emplacement de premier choix “peut rester vide six mois à un an”, constate le conseiller en immobilier d’entreprise à l’agence ORPI. Pourtant, dans le cœur de ville, les locaux se louent entre “90 et 120 euros du m2. Des prix qui “ne sont pas élevés”, mais sans doute encore trop pour le niveau de confort de certains emplacements et pour le risque économique encouru. Dans certaines rues, le rideau reste baissé pendant“trois ou quatre ans…”

La rue Saint-Etienne offre ce triste spectacle : le coiffeur, le chocolatier, l’école de musique, le conseiller en placement, le marchand de laine, tous ont plié bagage laissant derrière eux des réminiscences de jours meilleurs. Ce genre de rue qui, bien que dans le cœur de ville, ne se situe ni en zone piétonne ni sur une perpendiculaire, a tout simplement“perdu son sens commercial”, malgré des loyers “très très bas, de 50 à 60 euros du m2.

Cap sur la galerie marchande

La galerie de l'hypermarché Carrefour à Marzy.

Ici et là, des affichettes annoncent la “fermeture définitive” de magasins, au mieux délocalisés vers une galerie commerçante de la périphérie. Dans leur petite boutique, face à une terrasse bondée de clients qui tendent le cou vers le soleil printanier, deux vendeuses préparent des caisses, sur le départ elles aussi. La marque de vêtements pour enfants qui les emploie veut bénéficier d’une superficie plus vaste – qu’on ne trouve pas dans le centre – et d’un potentiel de clients accru. Les magasins de téléphonie sont, eux aussi, quasi tous partis vers la galerie d’un hypermarché à cinq kilomètres de là, à Marzy.

“C’est une tendance nationale : beaucoup d’enseignes s’installent en périphérie de ville du fait de facilités d’accès de la clientèle à leur magasin”, décrypte Jérôme Coquin.

Elles se joignent autour de gros supermarchés qui sont aspirateurs de clients, ce qui leur assure un passage certain avec des chiffres qui sont avérés.

Jérôme Coquin

Certains commerçants tentent de jouer sur les deux tableaux, comme ce bijoutier neversois ou ce parapharmacien. Avec bonheur pour le premier, qui a adapté son offre au profil des clients de la périphérie. Sans succès pour le second, qui envisage de fermer son “corner” de Marzy.

D’autres, comme Jean-Luc Dechauffour, plaident pour un moratoire sur l’extension et la construction de ces grandes surfaces. La Nièvre compte déjà 328 m2 d’hypermarché pour 1.000 habitants, bien plus que la moyenne nationale de 253 m2, témoignant de cet incessant étalement urbain fait de zones commerciales, industrielles, artisanales et autres.

Dans l’allée principale de la galerie marchande de Marzy, on se bouscule comme un lundi. Quelques couples, pas tous âgés, l’une ou l’autre femme seule, un chien qui promène son homme. On entend une mouche voler sur les installations pour enfants. Pour voir du monde, il faudra revenir un autre jour, un samedi de préférence. “J’ai un super-plan à vous proposer !”, crachent les haut-parleurs. “Une calculatrice à 6,99 euros !”

Madame, caddy plein à ras bord, justifie sa préférence : “ici on trouve tout”. Monsieur, à sa suite, grommelle : “de toute façon, il n’y a plus moyen de se garer en ville”. Le parking est pourtant tellement grand, qu’un jour d’affluence, on fait probablement autant de kilomètres à pied ici que dans le centre. “Le stationnement est une fausse raison”, pense cependant Jérôme Coquin. “Les gens ont vraiment changé leurs habitudes de consommation et on n'arrive pas à trouver la solution.” Denis Thuriot, le maire, envisage quand même de remettre la gratuité dans le centre-ville.

Une multiplicité de mesures

Dans le coeur de ville.

Jean-Luc Dechauffour, le libraire, et son équipe des Vitrines ont treize idées à la douzaine. Ils mettent en place une carte de fidélité commune, ils distribuent des jeux à gratter et des jetons de parking, ils fleurissent les rues, créent de l’animation – après le passage de la fanfare brésilienne, ils verraient bien Nevers transformé en station de sports d’hiver. “On a tendance à se recroqueviller en période de crise, c’est une erreur, je suis pour qu’on libère les énergies !”

Le maire, de son côté, a pris toute une série de décisions, “convaincu qu’une mesure, seule, ne peut pas changer la donne”. Il a baissé les taxes foncières et d’habitation “pour endiguer l’hémorragie d’habitants”. Il a décrété un droit de préemption sur les pas-de-porte, il a mis en place des navettes gratuites dans le centre, il a créé un poste de manager de centre-ville – en l’occurrence une “manageuse” – pour aider les commerçants à monter des projets.

"Au Pacha", plus vieux commerce de Nevers.

"Au Pacha", plus vieux commerce de Nevers.

Il a aussi décidé de surtaxer les locaux vacants, “dont les propriétaires préfèrent ne pas louer pendant deux ans que de faire un effort sur le loyer”. “Mon but n’est pas de jouer au maire Fouettard, c’est d’être dans l’incitation et de provoquer une réaction. O n sait très bien que, dans une zone commerçante, plus il y a de vitrines fermées, moins de gens viennent voir ceux qui restent ouverts.” Et puis il espère aussi, s’il est réélu, rénover le patrimoine historique, moderniser et étendre la zone piétonne qui, du haut de ses 35 ans, “donne le sentiment d’être sale même quand elle est nettoyée”.

“Mais ce n’est pas moi qui lève le rideau le matin et le baisse le soir.”

Denis Thuriot

En clair, les commerçants doivent aussi se remettre en question, pour rester attractifs face à la grande distribution et aux ventes en ligne. “Certains sont peut-être un peu usés”, concède Jean-Luc Dechauffour. Difficile de convaincre tout le monde de la nécessité d’avoir une page Facebook ou un site web…

“Un supplément d’âme”

Martine Réveillon, la patronne du "Dé à coudre".

Martine Réveillon, elle, respire le dynamisme. Ancienne forestière, elle a repris en 2004 la mercerie dont elle était cliente – a priori pas le type de commerce le plus moderne qu’on ait vu. “Au dé à coudre”, une petite boutique, trop petite pour ses trésors et ses ambitions. Alors elle a déménagé, pour un emplacement plus grand dans une rue passante, au coin de la rue des Merciers – “cela ne s’invente pas”. “C’est en période de crise que se font les plus beaux projets”, pense-t-elle. Dans ce nouvel espace, elle développe des ateliers de couture, de crochetage, de broderie, de bricolage pour enfants. Depuis, elle enregistre “une croissance à deux chiffres” alors que, sans cela, elle aurait “peut-être mis la clef sous la porte”.

Martine Réveillon et sa cliente, Tiphaine.

Martine Réveillon et sa cliente, Tiphaine.

La plus-value du petit commerce passe par l’échange, le conseil, le service après-vente et, “si le client n’est pas content, il peut rouspéter !”

Ce n’est pas Tiphaine, jeune professeure d’histoire-géo venue avec ses tissus pour confectionner une robe, qui la contredira. “Ce n’est pas du tout le même état d’esprit qu’en grande surface. Ici il y a un supplément d’âme.”

Sabine Verhest
Envoyée spéciale à Nevers